L'exposition, du 15 avril au 15 mai 1874, est organisée par la "Société Anonyme des artistes peintres, sculpteurs, graveurs, etc.". C'est une exposition qui fait événement a posteriori, après coup, lorsqu'elle sera connue bien plus tard sous le nom de "Première exposition des peintres impressionnistes". Cette "première exposition" constitue une étape importante dans la série de bouleversements qui affecte le marché de l'art au XIXe siècle.
Genèse
L'idée germe en 1867 mais se réalise en décembre 1873. Alors que les salons de 1865 et 1866 s'étaient ouverts aux futurs impressionnistes, leurs toiles sont toutes refusées au salon de 1867. Frédéric Bazille écrit le 30 mars une pétition demandant à Émilien de Nieuwerkerke, alors surintendant des beaux-arts, un salon indépendant. Dans une lettre à sa mère datée du 2 avril de la même année, il lui annonce le projet partagé par une douzaine d'artistes de louer un grand atelier pour exposer leurs œuvres. En 1870, Monet et Pissarro, réfugiés à Londres, rencontrent le marchand Paul Durand-Ruel qui va progressivement acheter des dizaines de leurs toiles et de leurs amis impressionnistes mais, au début de 1873, un crack boursier prive Durand-Ruel d'une partie de ses moyens financiers et il cesse cesse tout achat en 1873-74. Ainsi les deux voies qui existaient pour exposer et pour vendre, le salon et le marché, se trouvent bouchées en 1873.
C'est donc avant tout une motivation économique qui préside à la création le 27 décembre 1873 de "Société Anonyme des artistes peintres, sculpteurs, graveurs, etc." La Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs ne propose aucun manifeste ou déclaration, elle ne veut pas être une école. Pissarro, très engagé à gauche, président du conseil d'administration, s'inspire des statuts d'une société de boulangers pour en rédiger les statuts, permis par la société libérale de la fin du second empire. Le but est d'exposer, de vendre et de publier une revue(ce qui ne se fera que plus tard). Le modèle est participatif. Il prévoit une cotisation de 60 francs par an auxquels ajoutent les recettes des entrées des expositions, les ventes du catalogue et une partie du prix de vente des tableaux.
Dans cette recherche d'un contact direct avec un collectif d'artistes, ceux-ci ne veulent pas apparaître comme des révoltés mais veulent une crédibilité recherchant la participation des habitués du salon comme Lépine ou De Nettis. Dès le début, Monet s'oppose toutefois à Degas qui invite des artistes classiques, parfois primés (Louis Debras, Émilien Mulot-Durivage, Léon-Paul Robert, Alfred Meyer) allant jusqu'à tenter de recruter Jean-Jacques Henner, membre du jury du Salon, dans le but de montrer aux critiques d'art que ce nouveau salon n'était pas une nouvelle édition du Salon des refusés de 1863.
Le choix du lieu est en partie dû au hasard, peut-être à une rencontre au café Guerbois que Nadar et les impressionnistes fréquentaient. Nadar louait alors les 2e et 3e étages au 35 boulevard des Capucines, un lieu de visite prestigieux pour la bonne société qui vient s'y faire photographier. Il avait transformé ses deux étages qui disposaient de grandes surfaces vitrées, d’un système de climatisation et d’humidification de l’air en été avec un système de récupération d'eau et, enfin, d'un éclairage au gaz permettant des visites nocturnes. Mais le loyer était élevé et Nadar s'installe non loin, rue d'Anjou. Il loue alors les locaux, vides, à la "Société Anonyme des artistes peintres, sculpteurs, graveurs, etc.".
Un tiers des exposants de l'exposition impressionniste exposaient au salon officiel cette même année. Elle ouvre 15 avril, soit 15 jours avant que le salon ne soit ouvert et dans un Paris très au fait de la peinture contemporaine avec le Musée du Luxembourg consacré aux peintres vivants et, en cette année 1874, pas moins de 25 autres expositions de marchands, commémoratives ou de collections privées.
31 artistes exposent dont 30 figurent dans le catalogue et une autre femme que Berthe Morisot dont on ne connait rien si ce n'est le pseudonyme, Comtesse de Luchère. 215 oeuvres sont exposés dont 165 figurent dans le catalogue :
Les trente artistes du catalogue avec leur nombre d'oeuvres sont : Zacharie Astruc (6), Antoine Ferdinand Attendu (6), Édouard Béliard (4), Eugène Boudin (6), Félix Bracquemond (6), Édouard Brandon (5), Pierre Isidore Bureau (4), Adolphe-Félix Cals (6), Paul Cézanne (3), Gustave-Henri Colin (5), Louis Debras (4), Edgar Degas (10), Giuseppe De Nittis (5), Armand Guillaumin (3), Louis Latouche (4), Ludovic-Napoléon Lepic (7), Stanislas Lépine (3), Léopold Levert (3), Alfred Meyer (3 Auguste de Molins (4), Claude Monet (5 + 7 pastels), Berthe Morisot (9), Émilien Mulot-Durivage (2), Auguste Ottin (10), Léon-Auguste Ottin (7), Camille Pissarro (5), Auguste Renoir (7), Léon-Paul-Joseph Robert (11), Henri Rouart(2), Alfred Sisley (5).
Sont exposés notamment de Paul Cézanne : La maison du pendu, Une moderne Olympia ; d'Edgar Degas : Répétition d’un ballet sur la scène ; d'Armand Guillaumin : Soleil couchant à Ivry ; de Claude Monet : Le déjeuner, Les coquelicots, Le Havre : bateaux de pêche sortant du port, Le boulevard des Capucines, Impression, soleil levant; de Berthe Morisot : Le berceau ; de Camille Pissarro : Gelée blanche ; d'Auguste Renoir : Danseuse, Moissonneurs, La Loge, Parisienne, Fleurs, Tête de femme
Il n'existe aucune trace visuelle, aucune image de la manière dont elle est accrochée. Pour la reconstituer, il faut se fonder sur les catalogues, ses deux éditions, les recensions des journalistes qui indiquent où ils voient les tableaux, dans quel lieu et avec quelle proximité. Volonté de montrer autrement que dans le salon où l'accrochage est alphabétique sur plusieurs rangs en hauteur et limité à deux ou trois œuvres. On peut donc passer inaperçu. En 1870 dans Paris-journal, Degas se plaignait de l’organisation et réclamait un accrochage sur deux rangs en hauteur seulement. L'exposition indépendante est monographique mais pas alphabétique : Renoir et Degas partagent la première salle. Les artistes ont la possibilité d'exposer une dizaine d'œuvres s'ils le souhaitent avec un mélange de tableaux et d'œuvres sur papier.
Le salon se rêve encore le témoin de la grande tradition avec peinture historique et religieuse mais il est déjà en crise et des voix s'élèvent contre la prédominance du paysage et du portrait, genres jugés bourgeois. Si bien, qu'en 1880, l'état se désengagera du salon, laissant les artistes l'organiser.
Thématique commune pour la vie moderne ou le paysage de plein air pour le salon et l'exposition indépendante. L'article de Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, date de 1863 et le thème de la Loge de théâtre est un thème courant dans la presse qui inspire Auguste Renoir. Proximité même parfois de la technique par exemple entre le Champ de coquelicots de Daubigny et celui de Monet; l'un est toutefois encore dessiné et pastoral alors que l'autre est une scène de la vie moderne avec une juxtaposition de touches de peintures.
Décalage entre, nombre d'œuvres, nombre de visiteurs. Plus de 3000 œuvres 300 000 visiteurs pour le salon contre 215 œuvres et 3500 visiteurs payants pour l'exposition indépendante avec une seule scène d'histoire, déduite du titre de l'œuvre mais non identifiée à ce jour. Sur les 165 numéros du catalogue, une cinquantaine sont identifiés avec certitude. La difficulté vient du caractère générique des titres (bord de Seine, étude de ciel). 28 sont identifiés dans l'exposition. La première édition du catalogue d'Alfred Meyer, émaïste (émaux des maîtres de la renaissance), technique dominante la gravure, un sculpteur Ottin, tout l'éclectisme. Renoir mais aussi Pierre Bureau ou Attendu inconnus
Réception
Sur la cinquantaine d'articles, une majorité est favorable, seuls sept sont très dépréciatifs. Tous ont perçu la nouveauté dans la peinture française; les plus célèbres ont commencé en 1860, mais c'est la première fois que l'on montre autant d'œuvres impressionnistes d'un coup. Ceux qui attirent l'attention sont déjà ceux qui sont les plus connus aujourd'hui. Du coup Chénier, critique, constate que l'éclectisme de l'exposition est une erreur majeure de logique et de tactique
Léon de Lora, le critique du Gaulois, dans sa chronique du 18 avril apprécie la plupart des œuvres et adresse des éloges à Monet pour son tableau Le déjeuner :
"M. Claude Monet a exposé un grand tableau, intitulé le Déjeuner, entièrement peint d’après nature, mais où le réalisme n’a rien que de fort attrayant. La table, couverte d’une nappe blanche chargée de flacons et de fruits, la mère soignant sa petite fille blonde, la figure de femme qui est adossée à la fenêtre, sont traitées avec un talent réel, et en d’autres temps une œuvre semblable ferait sensation. Des marines, des paysages, une esquisse brillante du boulevard des Capucines, et plusieurs croquis au pastel complètent l’envoi de M. Monet.
Pour autant les critiques adressées aux artistes sont parfois féroces, particulièrement celle provenant du critique Louis Leroy. Inspiré par l'intitulé du tableau Impression, soleil levant, il forge le mot impressionniste pour se moquer du style des exposants dans son article "L'exposition des impressionnistes" dans le Charivari daté du 25 avril :
.— Ah! le voilà, le voilà! s'écria-t-il devant le no 98. Je le reconnais le favori de papa Vincent! Que représente cette toile? Voyez au livret
— «Impression, Soleil levant.»
— Impression, j'en étais sûr. Je me disais aussi, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l'impression là-dedans... Et quelle liberté, quelle aisance dans la facture! Le papier peint à l'état embryonnaire est encore plus fait que cette marine-là!
Le 29 avril 1874, Castagnary reprend le mot nouveau dans Le Siècle et ne s'en prend vraiment qu'à Cézanne dont la provocation par la facture désinvolte est redoublée par le sous-titre, "esquisse", de sa Moderne Olympia :
"Quant aux autres, qui, négligeant de réfléchir et d’apprendre, auront poursuivi l’impression à outrance, l’exemple de M. Cézanne (Une moderne Olympia) peut leur montrer dès à présent le sort qui les attend. D’idéalisation en idéalisation, ils aboutiront à ce degré de romantisme sans frein, où la nature n’est plus qu’un prétexte à rêveries, et où l’imagination devient impuissante à formuler autre chose que des fantaisies personnelles, subjectives, sans écho dans la raison générale, parce qu’elles sont sans contrôle et sans vérification possible dans la réalité."
En 1877, les impressionnistes reprennent ce terme à leur compte pour la première et seule fois car le terme n'est plus péjoratif. Il a aussi l'avantage d'évacuer le terme d'intransigeant qui a des résonances politiques et fait l'amalgame avec les "intransigeants" du début de la 3e république. Or les positions politiques des impressionnistes sont très diverses entre l'anarchiste Pissarro et Renoir conservateur.
L’exposition s’achève le 15 mai. C’est un échec sur le plan financier, La société est dissoute dès la fin de l’année 1874 : quatre œuvre sont vendues durant l'exposition et une tout de suite après, une de Cézanne, une de Sisley, de Monet impression soleil levant et une de Louis Latouche. C'est en grande partie dû au fait des prix élevés demandés, équivalents à ceux du Salon ; 1000 francs en moyenne pour les tableaux de Monet, soit le salaire annuel d’un instituteur alors qu'un ouvrier est payé 3 francs par jour. L'œuvre la plus chère, Le déjeuner, une scène de genre de 1870 de Monet, refusée au salon est proposée à 5000 francs, prix du salon. Les peintres vendront leurs toiles aux enchères. Mais c’est le début d’un mouvement appelé à faire date, un signe de liberté vis à vis des Beaux-arts dont on s'affranchit de l'autorité et une proposition de voir le monde différemment.
Le salon reste néanmoins important. Renoir sera le premier dissident au sein des impressionnistes suivi par Monet qui rejoint le salon à la fin des années 70. Les querelles sont permanents entre paysagistes et peintres de figure, entre tenant de la peinture en plein air et Degas qui peint de mémoire en atelier. En 1882 Degas et Cassatt refusent de participer parce que Caillebotte veut barrer la route à Raffaëlli. Mary Cassatt et Marie Bracquemond sont du coté du salon avant de les rejoindre. Morisot ne retournera jamais au salon et ne manque qu'une seule des huit expositions impressionnistes pour des raisons de santé. La deuxième exposition des impressionnistes, sera organisée par Paul Durand-Ruel, du 30 mars au 30 avril 1876 à Paris dans la galerie Durand-Ruel, 11, rue Le Peletier, et rassemblera 252 œuvres réalisées par dix-neuf peintres impressionnistes.
Bibliographie :