À l'occasion de l'Exposition Universelle de 1867 à Paris, la capitale est envahie d’objets japonais : estampes ukiyo-e, céramiques, éventails, tissus brodés, ombrelles… L’Europe s’entiche de japonaiserie et, avec elle, les artistes occidentaux s’enthousiasment pour l’art du pays du Soleil-Levant. Fusion artistique et révolution formelle Les estampes d’Utamaro, Hokusai et Hiroshige sont découvertes et collectionnées par Manet, Monet, Whistler, Tissot, entre autres. C’est le début d’une véritable fascination. Compositions nouvelles, atmosphères poétiques, teintes inattendues…, les innovations formelles de l’art japonais font écho au désir de renouvellement des artistes de la seconde moitié du XIXe siècle et participent à la révolution du trait et de la couleur commencée avec les impressionnistes, poursuivie plus tard par Van Gogh, Toulouse Lautrec ou Picasso.
Le Japonisme au xxe siècle : une influence durable
Au XXe siècle, le Japon imprégnera tous les arts : la peinture, le théâtre, la littérature, les arts décoratifs, l’architecture et la mode… À travers une iconographie soignée et de nombreux rapprochements, ce beau livre montre d’abord visuellement cette influence manifeste. Francesco Morena, son auteur, s’attache aussi à raconter l’histoire du rayonnement japonais en Europe et aux États-Unis, depuis les prémices de l’engouement au XVIe siècle, jusqu’à l’explosion de la culture manga de nos jours. Chaque artiste qui s’est laissé submerger par la vague japonisante a forgé son propre japonisme. Ce sont ces japonismes, sous toutes leurs formes, que ce livre invite à découvrir.
Notes de lecture
L'œuvre qui marque les débuts du japonisme pour Claude Monet est La terrasse à Sainte-Adresse (1867). Le point de vue est original pour l'époque avec une vision d'ensemble concentrée dans l'espace délimité par les mâts des deux drapeaux. Un choix misant sur la profondeur et qui s'inspire de l'estampe d'Hokusai, Le pavillon Sazai du temple des cinq cents rakan. Dans cette première approche de l'étude des maîtres japonais, Monet parvient à élaborer le thème de manière personnelle, comme si la stupeur des fidèles admirant le mont Fuji depuis la terrasse du temple semblait vouloir se superposer à la sérénité des personnages profitant de la chaleur du soleil printanier. Sa splendide collection, qui réunit de véritables chefs-d'œuvre de gravures japonaise a été parfaitement conservée dans sa maison de Giverny. Parmi les xylographies, on peut admirer l'œuvre d'Hokusai qui inspira Terrasse Sainte-Adresse; on se sait toutefois, si elle appartenait déjà au peintre en 1867. Il possédait très probablement à l'époque, des éventails de type uchiwa que l'on aperçoit dans le fond de La Japonaise (1875-76). Au premier plan, l'épouse du peintre, posant dans le sinueux mouvement d'une élégante torsion, donne presque l'impression de danser sur la tatami qui recouvre le sol. Son somptueux vêtement japonais, emprunté à un ami, est un costume de théâtre, et fut donc sans doute prêté par un acteur. Monet brode au pinceau et en couleurs la trame du tissu, en veillant tout particulièrement à rendre réaliste le samouraï en bas du manteau et qui semble presque dialoguer avec la souriante Camille. Bien des années plus tard, Monet déclara avoir un peu honte de ce tableau : il avait peint uniquement parce qu'il avait un besoin pressant d'argent. L'artiste était conscient de s'être éloigné de sa recherche stylistique, créant là un merveilleux exemple de japonisme de "citation" une œuvre complaisante, tout comme celles de Tissot dix ans auparavant.
Les estampes japonaises furent constamment présentes dans l'œuvre de Monet et un grand nombre de ses tableaux sont empreints de l'esthétique de l'ukiyo-e, interprétée de manière originale. Les séries des meules (890-1891), des peupliers (1891), des cathédrales de Rouen (1892-1894) et ses turbulentes marines, se font clairement l'écho des compositions de Hokusai et Hiroshige, dans la vue d'ensemble, la représentation d'un même objet sous une lumière différente, le souffle poétique qui envahit la scène. Cette passion pour le Japon connut son apogée quand l'artiste se réfugia à un âge avancé à Giverny où il peignit jusqu'à la fin de ses jours. A l'instar de Hokusai qui à près de 90 ans aspirait à vivre ne serait-ce qu'un jour de plus. Le jardin de Monet devint sa principale source d'inspiration. C'est l'époque des iris, des saules pleureurs, du pont japonais, qu'il avait fait construire sur le modèle de ceux maintes fois admirés dans les estampes qu'il admirait tant.
Van Gogh s’intéressa aux estampes japonaises en 1885 quand, se trouvant à Anvers, il eut l’occasion de visiter l’exposition universelle qui se tenait cette année là dans la ville belge et abritait entre autres le pavillon japonais. Au cours de son séjour à Paris de 1886 à 1887, l‘artiste fréquenta le magasin de Bing et commença à collectionner des exemplaires d’ukiyo-e également dans l’intention d’en revendre, une passion qui culmina en 1887 avec l’organisation de deux expositions de ses xylographies au café Le Tambourin et au restaurant le chalet. La découverte de la gravure japonaise fut pour Van Gogh une véritable révélation. Il en parle à maintes reprises dans ses lettres mais l’évolution de sa peinture en témoigne de manière éloquente. Les années parisiennes marquent en effet le début de cette révolution chromatique qui demeurera l’un des traits stylistiques des plus reconnaissables de l'œuvre du peintre hollandais.
Si l’on compare par exemple Les mangeurs de pommes de terre de 1885 avec Le père Tanguy réalisé deux ans plus tard, les différences sont criantes. Un tel revirement ne s’explique que par le profond engouement du peintre pour les estampes japonaises dans lesquels les couleurs nettes côtoient des aplats aux contours définis, créant la trame d'une mosaïque chromatique d'emblée perceptible. Van Gogh nous dispense de trouver ce lien. Ce dernier est on ne peut plus explicite à travers l’arrière plan recouvert d’un patchwork de gravures nipponnes : deux figures féminines, une composition florale, trois paysages. La silhouette du mont Fuji placée en haut au centre du tableau n’a rien de fortuit. Parfaitement centrée au-dessus de la tête du personnage, elle évoque presque une auréole : cette montagne, sacrée au Japon, offre un parfum de sainteté à ce vendeur de couleurs à la sagesse d’un Bouddha et auxquels les artistes parisiens, notamment van Gogh, étaient très attachés.
Contrairement à des peintres comme Tissot et Whistler qui, un quart de siècle plus tôt, intégraient ces feuilles colorées dans leurs compositions afin d’évoquer romantiquement des mondes lointains ou exprimer une passion de l’époque, Van Gogh ne répond pas à une mode. Les ukiyo-e présentes dans Le père Tanguy témoignent d’une véritable intention, la plus authentique profession de foi que le peintre puisse formuler pour rendre compte de cette extraordinaire découverte lui ouvrant la voie à une nouvelle façon de peindre.
Il serait erroné de considérer comme de simples copies d'estampes japonaises les trois tableaux peintes par Van Gogh en 1887. S'ils reproduisent plutôt fidèlement deux compositions d'Hiroshige et la figure d'une courtisane de Keizai Eisen ; ces trois œuvres n'en apparaissent pas moins comme la tentative du peintre de se projeter dans ce pays où tout n’est que lumières et les couleurs sont limpides.
En février 1888, Van Gogh part pour Arles en quête de nouvelles atmosphères et inspiration, certain de trouver son japon dans le sud de la France comme il l'écrit maintes fois à son frère Théo: "Le climat est bon ici et s'il en toujours ainsi, ce serait mieux qu'un paradis pour les peintres, ce serait le Japon absolu" Et encore "les impressionnistes aiment la peinture japonaise, ils ont senti son influence ,alors pourquoi ne pas partir dans un pays qui serait notre Japon, le Midi".
Parallèlement à l'étude de l'ukiyo-e, l'artiste se forge sa propre vision du Japon grâce à d'autres moyens comme la lecture d'ouvrages publiés à l'époque sur ce pays fantasmé. En 1888, il dévore Madame Chrysanthème de Pierre Loti. Van Gogh s'inspire de cet ouvrage pour réaliser le portrait d'une jeune femme intitulé La Mousmé, en reférence au nom donné dans le roman à une jeune japonaise douce et frivole. Le tableau présente par ailleurs de grandes ressemblances avec l'une des illustrations de Luigi Rossi présentes dans le livre de Loti.
Une autre de ces gravures décrivait un groupe de moines bouddhistes. Il est fort probable qu'elle ait servi de modèle à l'artiste du moins formellement pour peindre en septembre 1888 l'un de ses tableaux les plus énigmatiques, L'autoportrait en "bonze" . Le peintre hollandais réalise ce portrait pour en faire cadeau à Paul Gauguin, avec lequel il projette de fonder une communauté d'artistes à Arles . Après l'échec du "rêve dela maison jaune" Van Gogh ne fera plsu jamais d'allusion au Japon dans ses lettres, preuve qu'il avait profondement associé cette utopie au pays du soleil levant
Prise de notes : Jean-Luc Lacuve, le 2 avril 2022.