Le sublime auquel se réfère Claire Charrier est celui de son premier penseur, Longin, 1er siècle après J.-C., redécouvert à la Renaissance et dont l'ouvrage, Du Sublime, est diffusé au XVIIe siècle dans l’ensemble de l’Europe.
Pour Longin, le sublime c'est l’expérience d’un saisissement qui dépossède l’individu de ses facultés de compréhension. Ce saisissement peut être lié à la technique particulière de l'artiste tout aussi bien qu'aux émotions qu'il transmet : choc des passions, transport religieux, ou terreur produite par le spectacle de la nature. Troisième critère du sublime longinien, la simplicité au sens de l’unité de l’objet et de l’art qui le pense. C'est la recherche de l'économie de moyen, du kairos ou de l'à-propos. En matière de gravure religieuse, cet à-propos se manifeste par le dépouillement (la kénose), dont Rembrandt fait preuve dans sa technique pour représenter un Christ qui se dépouille de ses attributs divins pour incarner l'humanité souffrante.
Rembrandt répond au premier critère du sublime par sa technique de gravure dépourvue du soin et de l’achèvement, considérés comme des critères de réussite à l’époque.
Rembrandt pratique la taille douce (sur plaque de cuivre et non sur bois) avec la technique de l'eau-forte (Comme Jacques Callot, entaille d'un vernis dur sur la plaque de cuivre que vient ensuite travailler un bain chimique) et non celle, plus nette et difficile, du burin (comme Claude Mellan). Il n'a pas recours au dispositif d'un atelier professionnel avec des apprentis chargé des différentes tâches après le dessin : traçage sur plaque de cuivre, ancrage au tampon, nettoyage des zones non gravées, impression, séchage
Rembrandt renonce à la précision du dessin préparatoire transcrit sur la plaque, pour laisser le sensible définir l’idée. Il transforme la gravure au trait qu’est l’eau forte en un art explorant les effets de matérialité. L'eau forte n'a pas la netteté de la technique du burin et les résultats sont plus aléatoires du fait de la composition chimique du bain d'acide et du temps où la plaque de cuivre et le vernis y sont exposés.
1- dépouillement de la technique pour atteindre à l’inattendu
L’exemple de La sainte famille est éclairant. Cette estampe est l’une des premières où Rembrandt grave les ombres de façon non conventionnelle. Il s’est sans doute inspiré de Sainte Famille avec le jeune Jean-Baptiste (Annibal Carrache, 1590), dont la composition a un caractère classique. Les colonnes et la base, dont la majesté fait supposer que le bâtiment est un temple, organisent l’image. Ces points d’appui architecturaux articulent les plans, tout en magnifiant les figures. Située au seuil de la représentation, la Sainte Famille apparaît dans son intimité. Elle se détache sur un paysage lumineux, qui s’estompe dans le lointain. Pourtant séparés, le proche et l’infini se conjuguent harmonieusement. L’évocation des volumes des corps est elle aussi assez traditionnelle. Carrache les suggère en drapant les figures dans des vêtements aux plis monumentaux. Ces procédés contribuent à donner à la scène la solennité du sacré. Rembrandt renonce à ces artifices, sa spontanéité brouillonne gagne en profondeur. Vêtues simplement, les figures sont plongées dans la pénombre d’une chambre, structurée par le montant d’un lit à droite et à gauche par le mur contre lequel Joseph est adossé. L’atmosphère concilie le naturel du quotidien avec la quiétude et la gravité, témoignage discret de l’imitation de Carrache. Rembrandt interprète selon sa manière propre l’harmonie teintée de solennité de l’art italien. Les tensions disparaissent et le sacré émane naturellement d’une scène intime et presque familière.
Sainte Famille avec le jeune Jean-Baptiste Annibal Carrache, 1590 |
La sainte famille Rembrandt, 1632 |
Dans la pièce aux cent florins, la disjonction domine. L’ombre lumineuse qui entoure le Christ et enveloppe les malades ne touche pas les pharisiens. Comme désincarnés, ils sont sans modelé et sans taches. Misant présomptueusement sur leur intelligence et persuadés de posséder la vertu, ils sont aveuglés par de fausses évidences et incapables d’accéder à la simplicité que requiert la foi. L’image des malades suggère que la simplicité de l’abandon rend possible la réceptivité à la parole ; à travers les cœurs purs dépouillés de tout, l’amour se communique et rayonne. Telle est l’une des significations de la chaine formée par les mains des pauvres, depuis la femme qui à droite se tient debout les paumes ouverts, le visage dans l’ombre et encadrée de lumière, jusqu’à celle qui est agenouillée aux pieds du Christ. Elle lui offre cette chaîne de douleurs dans le geste de ses deux mains jointes
L’invention, qui occupe à cette époque une place essentielle dans le travail artistique, prend un nouveau sens. Rembrandt signe et vend les différents états de ses gravures.
La grande résurrection de Lazare, 1632 1er état, 36,9×258 cm Amsterdam, Rijksmuseum |
La grande résurrection de Lazare, 1632 à partir du 3e état, 36,1×25,4 cm Amsterdam, Rijksmuseum |
Les différences sont souvent notables, ainsi la femme de droite qui est d'abord effrayée dans les deux premiers états de la gravure avant de se pencher en avant à partir du 3e état
2 - Expression personnelle et humilité
En 1604, le biographe des artistes, Karel van Mander conseillait aux artistes de se regarder dans le miroir et de s’entraîner à rendre les états d’esprit. C'est ce que fait souvent Rembrandt, tour à tour en colère, horrifié, souriant. Chacune de ces émotions reviendra plus tard dans son œuvre.observer comment son visage se transforme sous la force des passions. Cela correspond à la pratique de l’eau-forte de Rembrandt, telle qu’elle apparaît dans ses études d’expression. De toute petite taille et d’aspect inachevé, elles constituent un répertoire d’expressions exploitables dans ses autres œuvres, gravures et peintures. La résurrection de Lazare présente ainsi de nombreux spectateurs qui expriment les derniers degrés de la surprise et de la terreur. L’autoportrait aux yeux écarquillés est sans doute le modèle pour l’homme de droite.
L’Autoportrait aux yeux écarquillés | Détail de La grande résurrection de Lazare |
Dans le domaine religieux, l'émotion transmise par Rembrandt est celle de la grandeur d’un dieu humble. S'il s'est représenté en apôtre Paul c'est peut-être en relation La lettre de saint Paul apôtre aux Philippiens (2, 6-11) : "Il s’est abaissé : c’est pourquoi Dieu l’a exalté » Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute langue proclame : « Jésus Christ est Seigneur » à la gloire de Dieu le Père".
Autoportrait en apôtre Paul | La petite circoncision |
Rembrandt tente de déterminer comment le Christ s’est abaissé pour s’incarner au travers de ses sujets favoris La présentation au temple, La fuite en Egypte, Jésus prêchant ou la descente de croix mais aussi dans la Petite circoncision, le nourrisson qui pleure et qui se contorsionne de frayeur manque de la noblesse que les artistes lui confèrent habituellement. Dieu s'incarne dans l'humanité souffrante dès sa naissance.
L'à-propos qui se caractérise par l'humilité dans le domaine religieux se manifeste aussi dans le domaine social avec un traitement des oubliés de l'art, les mandiant, auxquels Rembrandt donne à la fois visibilité et grandeur. Rembrandt observe avec attention ces aspects brutaux de la vie. Les hivers de 1629 et 1630 n'étaient pas extrêmement froids mais vivre dans la rue demande à se protéger des basses températures, par exemple avec un brasier.
Quatrième de couverture : Excellant à représenter les passions nobles, Rembrandt est qualifié d’artiste du sublime par ses contemporains. Or, depuis que la Renaissance a redécouvert le traité de Longin, le sublime – ou l’art qui dépasse l’art – est l’objet de débats dans les cercles artistiques et religieux. Embrassant l’ensemble de l’œuvre gravé de l’artiste, ce livre fait dialoguer philosophie et histoire de l’art. Il soutient l’idée selon laquelle, même s’il n’est pas théoricien, Rembrandt contribue à renouveler la tradition d’interprétation du sublime. Le principe méthodologique consiste à dégager la pensée de l’artiste. Confronter la pratique du graveur à son iconographie religieuse, inédite dans un pays calviniste, aide à analyser la cohérence de cette pensée. Rembrandt renonce au modèle préalable du dessin pour s’immerger dans le sensible. Or son Christ est proche du Christ de la kénose tel qu’il est présenté par Paul dans ses épîtres : il s’incarne en se vidant de sa puissance. La contradiction entre l’humble et le sublime est au cœur de la pensée de Rembrandt, et on peut y voir un enjeu politique : figures de l’invisible social, ses mendiants évoquent la grandeur de l’homme.
Sommaire :
Introduction
Première partie. La pratique de l’eau-forte comme moyen d’exprimer le sublime des passions ?
Chapitre I. L’affirmation de l’autorité artistique d’un graveur-éditeur ?
Chapitre II. Le modèle rhétorique ?
Chapitre III. La simplicité d’une composition
Chapitre IV. L’éveil de l’imagination
Deuxième partie. Maîtrise de la matière et exercice de l’humilité
Chapitre V. Métier et art du kairos
Chapitre VI. Provoquer le sensible
Chapitre VII. L’obstination humble à découvrir l’idée
Chapitre VIII. Peut-on travailler à accueillir la Grâce ?
Troisième partie. La simplicité d’une immanence insaisissable
Chapitre IX. Théologie de la kénose
Chapitre X. Une image protestante ?
Chapitre XI. Un Christ de la kénose
Chapitre XII. Les risques de la finitude
Chapitre XIII. Un amour pur ?
Chapitre XIV. La transformation de la souffrance en œuvre
Quatrième partie. Le surgissement renouvelé du sensible
Chapitre XV. Entre présence et absence
Chapitre XVI. Une création médiatisée par le rapport à autrui
Chapitre XVII. Se désindividualiser pour accueillir la présence d’autrui
Conclusion
Sources,
Bibliographie,
Index,
Table des illustrations,
Cahier d’illustrations.