Les interviews sont réalisées par Léa Aliamus et Gilles Audé, membres de l'association caennaise  "L’Art Régnait" avec la collaboration de Maria Lacherez et Simon Soerensen pour celle de Bertrand Mandico.

Interview de Jean-Baptiste Thoret le 13 Novembre 2017 au cinéma LUX à Caen à l’occasion de la présentation par Jean-Baptiste Thoret de son film We Blew It.

Retranscription écrite de l’interview filmée : Léa Aliamus

Combien de temps a duré votre voyage aux États-Unis et comment vous êtes vous organisé ? Avez-vous improvisé ?
Il faut forcément préparer. Parce qu’un tournage coûte de l’argent. Si vous partez avec une équipe de douze personnes et que vous dites « je ne sais pas exactement ce qu’on va faire demain, ni où on va », ce n’est pas possible. Donc il faut avoir tout préparé avant et d’autant plus que les États-Unis c’est quand même assez grand donc on ne peut pas se dire « on va aller faire 1 500 kilomètres au nord pour aller voir s’il y a un truc intéressant à filmer », et puis on revient. Ce n’est pas possible.

Donc j’ai passé l’année 2016 là -bas, et à peu près trois mois à faire des repérages. Une fois que j’avais écrit le film, que j’avais déjà contacté notamment touts les gens « connus » (parce qu’il y a deux catégories de gens dans le film, il y a les « connus » et les « inconnus »). Les « connus » étaient des gens que je fréquentais depuis longtemps donc je m’étais mis d’accord avec eux sur l’endroit où j’allais les voir, à quel moment etc. Mais il y avait deux choses qu’il fallait que je règle, c’était le trajet qu’on allait faire pour le film, parce qu’on allait nous-même, l’équipe, faire ce trajet là, donc c’est quand même quelque chose comme 30, 35 000 kilomètres, on ne les improvise pas. Il fallait que je vois exactement le tracé du tournage, qui allait être le tracé du film : par où on passe précisément, quelle route on prend, dans quelle ville on s’arrête, dans cette ville, quels sont les gens qu’on va voir, et les gens, on ne les trouve pas comme ça.

Donc le repérage a été aussi l’occasion d’à la fois me balader aux États-Unis tout seul (j’étais pendant trois mois avec ma voiture) et de voir par où je voulais passer, quel était le bon tracé (il y a plein d’endroits que j’ai repérés et où on a pas tourné finalement : dans les Appalaches, en Pennsylvanie, des endroits comme ça). Et puis une fois que j’ai trouvé ça, il fallait que je vois les gens qu’on allait voir précisément. C’est pour ça que lorsque le tournage débute (début août 2016), tout est totalement prévu. La marge d’improvisation du trajet est extrêmement faible. Elle existe un peu malgré tout : quand on va d’un endroit à un autre on peut avoir une heure ou deux où on peut se dire : « tiens, je prends un chemin de traverse et je vais voir ce qu’il y a à côté », mais grosso modo, tout est écrit avant le tournage et assez précisément d’ailleurs.

La fin du tournage s’est-elle déroulée après l’élection de Donald Trump ?
Non. Le tournage s’arrête un peu plus de deux semaines avant le 8 novembre 2016. C’est une question que je me suis posée : « est-ce qu’on fait que le tournage intègre le résultat de l’élection ? ». Je me suis dit que ce n’était pas une bonne idée, parce que, quel que soit le résultat de l’élection, les gens qui allaient voter pour Trump resteraient toujours là et j’avais peur que le résultat de l’élection absorbe le film, devienne un événement, alors que ce n’en était pas vraiment un. Ce qui était important, c’est le processus qui fait que des gens vont voter pour Trump, beaucoup plus que le fait que Trump soit élu. D’autant plus que moi qui avait passé l’année 2016 là-bas, l’élection de Trump n’était pas une surprise. Ce n’était pas un coup de théâtre. Il y avait une chance sur deux et c’est lui qui est passé. Donc le tournage s’est terminé quinze jours avant l’élection de Trump.

Est-ce votre choix de ne pas interviewer les cinéastes les plus connus du Nouvel Hollywood tels que Coppola ou Scorsese ?
C’est compliqué parce que le Nouvel Hollywood c’est trois générations de cinéastes. Il y a ceux qui sont nés dans les années 30, qui pour la plupart sont morts maintenant, des gens comme Arthur Penn, Frankenheimer, Sam Peckinpah, Robert Aldrich, Don Siegel etc. Après, il y a tous les gens qui commencent à réaliser des films à la fin des années 60 : ce sont eux qu’on rattache en général au Nouvel Hollywood. C’est Scorsese, Coppola, De Palma, Friedkin, Hal Ashby, toute cette bande.

Et puis il y a ceux qui réalisent des films au milieu des années 70, qui commencent là. Des gens comme Joe Dante, Carpenter, qui commencent vers 74, 75. J’avais plusieurs critères par rapport aux choix. Je me suis dis : je fais un film en 2016, ce qui veut dire qu’à titre personnel (le boulot que j’ai pu faire avant, les gens que j’ai rencontrés, les bouquins ou autres), je n’avais pas envie de refaire en film ce que j’avais déjà fait en livre. J’avais besoin de ne pas m’ennuyer moi. C’était capital de ne pas aller voir des gens dont je savais exactement ce qu’ils allaient me dire. Soit ils me l’avaient déjà dit, soit ils l’ont dit à l’infini dans des entretiens papier, radio, bonus DVD ou autres. C’est pour ça qu’il y a des gens que j’ai un peu « évacués » assez rapidement. D’abord parce que c’était les têtes de pont qui ont déjà tout dit, trop parlé. C’est le cas de Scorsese ou de Friedkin. Friedkin qui dit à peu près la même chose depuis 10 ans, ou un peu moins, 7, 8 ans. Ça ne m’intéressait pas d’entendre Friedkin me dire « Il y a du bien et du mal dans chacun de nous ». Je connais son discours par cœur. Je l’ai même encore vu au mois d’août, je le connais par cœur le bonhomme. C’est une parole qui s’est un peu démonétisée au fil des années.

J’aurais fait ce film en 2000, je ne vous aurais pas dit ça, parce qu’à l’époque les années 70 c’est encore un combat, ça reste encore quelque chose qui n’est pas totalement accepté par l’institution, ça reste encore un peu marginal. Aujourd’hui, on est à front renversé. Les années 70 c’est devenu totalement majoritaire. Le combat, il est gagné. Les classiques d’aujourd’hui c’est les seventies. Donc en 2000 je serais sans doute allé voir des gens comme Friedkin ou peut être des gens comme Coppola. Mais il me semble que ce sont des gens qui avaient beaucoup parlé, qui n’allaient rien apporter de neuf. Et puis c’est un choix qu’on fait, moi je suis allé prendre des gens qui m’intéressaient pour des raisons X, Y. Je partais du principe que les gens avait lu, vu des films, étaient un peu à l’heure de ce qui se passe aujourd’hui. Je n’allais pas faire comme si on était en 1985 ou en 2000. Pour moi c’était quelque chose de véritablement important. Et d’aller plutôt chercher des gens qu’on entend moins comme Bob Rafelson, qui pourtant est un type important de la période, qu’il a fallu sortir de sa réserve du Colorado. D’aller même faire connaître des gens qu’on a complètement oubliés aujourd’hui. Parce qu’on cite toujours les 10 même noms, mais maintenant il faut aller voir ce qu’il y avait derrière. Je pense à Stephanie Rothman, qui est une cinéaste importante de la fin 1960, début 70 (première femme embauchée par Roger Corman). J’avais envie que le film soit aussi l’occasion pour des gens de se dire « mais c’est qui cette Stephanie Rothman ? Qu’est-ce qu’elle fait là ?», etc. Mais elle a fait quatre, cinq films importants entre 1969 et 1975 et donc j’avais aussi envie qu’il y ait ça. Il y a plusieurs raisons, mais c’est une des raisons du choix que j’ai pu faire.

Votre dernier plan est un des plus beaux mais aussi un des plus désespérés. Pourtant on entend les chœurs de God Bless America. C’est probablement une référence à Voyage au bout de l’enfer où la chanson figure et à Angela disant « ce n’est pas un jour si gris ». Et pourtant, votre dernier plan devient noir et blanc. Est-ce une manière pour vous de dire que « si, justement, notre époque est grise ».
Le dernier plan, pour être tout à fait honnête, c’est par là que j’ai écrit tout le film. Il y a une chose que je savais au début, je ne savais rien du reste, ou à peu près, mais je savais que le film se terminerait avec ces huit minutes-là. Je dirais presque, en étant un peu radical, que le film je l’ai construit à partir de la fin. C’est à dire qu’à la fin, il y aura ce plan là, qui est un double hommage. Premièrement, au dernier plan  d’Electra Glide in Blue, un film de 1973 de James William Guercio, qui est aussi le film de la gueule de bois et qui est la réponse, du côté de la majorité silencieuse, à Easy Rider. C’est pour ça que le film s’ouvre avec Easy Rider et se termine par cet hommage à Electra Glide in Blue. Je voulais quand même qu’il y ait des rimes, qu’on suive des fils, dont celui-là. Et c’est aussi un hommage au dernier plan de La Horde Sauvage de Peckinpah dans lequel on voit ces quatre personnages qui se sont suicidés dans un camp mexicain. Et à la fin, Peckinpah, avant le générique, les fait revivre. On les voit de dos, sur un cheval, en train de repartir dans un espèce de sous-bois (c’est en scope) et peu à peu l’image se réduit, devient une sorte de vignette, de carte postale, passe au noir et blanc et disparaît. Superficiellement, c’est d’abord ça ce plan là. C’était un hommage. A la fois c’était le plan qui clôturait par rapport à Easy Rider, un peu le plan de la gueule de bois et aussi un hommage à Peckinpah qui pour moi est un de mes cinéastes de chevet et La Horde Sauvage qui a été (dans mon parcours cinéphilique) un peu mon Citizen Kane à moi. Il y a eu dans ma vie un avant et un après La Horde Sauvage donc j’avais envie de clore par ça. L’autre raison un peu plus importante c’est que… je n’ai pas fait du tout un film nostalgique, ou un film d’une grande tristesse. C’était plus un film mélancolique, c’est plus mon humeur, la mélancolie et l’énergie. Et j’avais plus envie de faire à la fin un espèce de long plan qui soit à la fois un espèce de trip un peu hypnotique dans lequel on ait le temps de réfléchir à ce qu’on vient de voir, ou pas d’ailleurs, parce que si on ne rentre pas dans ce plan on ne rentre pas du tout. On est parti pour huit minutes donc si on n’est pas rentré dedans c’est très long. Mais j’avais envie de faire un plan sur mon rapport aux années 70. Parce que le problème c’est que ça fait 17, 18 ans que je travaille là-dessus et j’avais aussi un peu envie de mettre un terme (c’est toujours provisoire un terme) mais de mettre un terme à cet espèce de cycle personnel et de me dire « les années 70 c’est  la voiture dans le film ». Cet espèce de Thunderbird de l’époque qui s’éloigne, à la fois on a tout appris d’elle, moi j’ai beaucoup appris de ce moment là, de ce cinéma-là, de cette Amérique-là. Et en même temps, à mon avis, il va falloir apprendre à la laisser s’éloigner. En fait c’était ça pour moi le sens du film. De trouver la bonne distance avec cette période qui nous hante. On a l’impression qu’on est complètement bloqué sur les seventies, il va falloir en sortir à un moment donné. C’est-à-dire qu’on a envie que la frontière romantique ce soit demain, que ce ne soit pas toujours les seventies. Et c’est moi qui vous le dit. Donc l’idée c’était ça. C’était de se dire qu’il va falloir apprendre à faire le deuil de cette période qui restera en nous, dans notre ADN, qui est capital ou autre. Mais il faut qu’on accepte que la voiture s’éloigne et que ça rentre dans l’histoire. D’où le passage au noir et blanc. C’est une période qui ne revivra jamais, donc c’est ridicule de vouloir refaire les seventies aujourd’hui. C’est un moment, c’est un instant T de l’histoire, à la fois du pays, du cinéma etc. Donc il faut apprendre à s’en détacher. C’est bien que vous citiez Voyage au bout de l’enfer, qui est cité autrement dans le film, mais dans ce plan-là, je comprends ce que vous dites, c’est-à-dire que c’est à la fois une sorte de deuil et de redémarrage. Pour moi c’est un plan qui est à la fois un peu mélancolique mais que j’espère aussi un peu optimiste. C’est ça l’idée : « maintenant : qu’est ce qu’on fait ? Il faut repartir ».

 

A 1h30 du film environ, on est dans un hôpital de vétérans du Vietnam et on entend le Nocturne de Chopin, c’est donc une référence à Voyage au bout de l’enfer. Est-ce une manière d’intégrer Michael Cimino à votre film et de faire un pont entre l’œuvre de Cimino et We Blew It ?
Oui, enfin… toute proportion gardée. Les ponts, ils sont dans ma tête. Mais pour moi, Cimino, c’est quelqu’un qui a beaucoup compté. D’autant plus que c’est quelqu’un que j’ai pas mal connu. Mais au même titre que Peckinpah a beaucoup compté ou que John Ford a beaucoup compté (du point de vu du cinéma). Donc moi, quand je fais ce film je ne veux pas faire un film d’histoire, je ne veux pas faire un film « comme si vous étiez dans les années 70 ». L’idée c’est de faire un film contemporain, depuis aujourd’hui, qui regarde cette période-là et voir comment elle a évolué et ce qu’elle est devenue. Je veux vraiment faire un film qui joue en permanence sur ça. Des allers-retours entre hier et aujourd’hui et le milieu. C’est quelque chose qui m’apportait beaucoup. Le problème, c’est qu’en 2016, vous partez faire un film avec les survivants de cette époque : la plupart sont morts. La plupart des cinéastes (et en plus, on a eu un été terrible avec la mort de Tobe Hooper, de George Romero, etc.). C’est à dire que la plupart des cinéastes américains de cette période-là, qui ont « fait » le cinéma américain des années 70 (Nouvel Hollywood et les autres), la plupart sont morts. Donc moi, je pars aller filmer des morts. Je trouve des survivants mais il y a plus de morts que de vivants. Quand Ronee Blakley (l’actrice de Nashville) est devant le Parthénon, je la mets à l’endroit exacte où Altman a tourné le film. Elle arrive là-bas, elle n’avait pas mis les pied à Nashville depuis 40 ans, elle débarque à cette endroit-là, et c’est la seule survivante. Ils sont tous morts. Tous les acteurs, les actrices, Robert Altman, les producteurs… Donc elle est là au milieu des morts. Et cette séquence m’intéressait pour cette raison-là. Elle joue une chanson qu’elle joue dans Nashville. Mais c’est presque ce qui arrive après qui m’intéresse. Quand elle ne joue plus, et ce qu’elle fait. J’ai fait un film de fantômes. Fondamentalement. Beaucoup plus qu’un film de fiction ou de documentaire (je ne sais pas trop ce que ça veut dire). C’est un film de fantômes. Les fantômes ce sont des gens, c’est l’histoire, c’est le cinéma. Et c’est aussi les fantômes des plans des cinéastes. Même si vous ne le voulez pas, quand vous posez votre caméra aux États-Unis, votre cadre est hanté par des films. C’est comme ça. Moi, il était hanté par la bande son, par exemple le Nocturne de Chopin que joue Dzundza à la fin de la première partie de Voyage au bout de l’enfer, évidemment, ça m’intéressait de faire surgir ça à ce moment-là, au moment de la séquence des vétérans. Mais il est aussi hanté parce qu’il y a un plan à un moment donné qui cite un plan du Canardeur. Et puis il est hanté par le simple fait qu’on va aller chercher des gens ; cette espèce d’Amérique qu’on dit « profonde » (mais je n’aime pas trop le terme), que peut-être, 30 ou 40 ans plus tôt, Cimino aurait pu lui aussi croiser sur sa route. Je trouve que la citation est toujours un peu superficielle au cinéma. J’avais plus envie de les faire dialoguer, j’avais envie que ça nourrisse. Ce n’était pas juste pour citer, ou rendre hommage. C’est un peu court, je trouve. Une citation de, ou « j’ai rendu hommage », ça n’intéresse que moi. Ce qui m’intéressait, c’était plutôt d’essayer de retrouver un peu l’élan du cinéma américain des années 70. Où l’Amérique et le cinéma se confondent. Je n’ai pas besoin d’aller citer des films puisque le cinéma américain de cette époque-là vous raconte aussi bien le cinéma que l’Amérique en même temps. D’où le fait qu’il n’y a pas d’extrait dans le film. Il n’y a pas d’extrait mais pour moi le cinéma était partout. Après, évidemment qu’il y a des références, et tout le monde n’est pas égal devant la vision de ce genre de film, parce qu’il y a ceux qui ont vu les films et qui repèrent les références, ceux pour lesquels tel décor dit quelque chose, ceux qui, quand ils voient Bob Rafelson arriver savent ce qu’il a fait et puis ceux qui ne savent pas. C’est comme ça.

Quel film représente le mieux, à vos yeux, le cinéma américain des années 60-70 ?
Je ne peux absolument pas répondre à cette question. Parce qu’il y en a énormément… Parce que d’abord, les années 60, 70, ce n’est pas les mêmes années. C’est à dire que l’Amérique de 1967, le cinéma américain de 1967 ce n’est pas celui de 69, ce n’est pas celui de 71. Je pourrais vous dire : en 67 c’est Le Lauréat, en 69 c’est Easy Rider, en 71 c’est Vanishing Point (pour rester dans des road movies ou des proto road movies). Vous voyez, tout ça est très compliqué. D’autant plus qu’il ne faut pas confondre le cinéma américain des années 70 et le Nouvel Hollywood. C’est-à-dire que tous les films des années 70 n’ont pas appartenu à ce qu’on appelle le Nouvel Hollywood. Death Wish, Dirty Harry, à la limite même French Connection, plein de films comme ça sont des films des années 70 mais qui sont des films marginaux par rapport à la contre-culture. Ce sont des films qu’on aurait dit un peu droitiers, un peu anars. Je ne suis pas convaincu que Siegel ou Peckinpah se sentaient du même Nouvel Hollywood que Robert Altman ou Hal Ashby. Je n’en suis pas convaincu. Il ne faut pas mélanger les deux. Quand vous me dite « un film », je ne peux pas vous en citer, il y en a tellement. C’est un âge d’or. Il y a des années, quand vous prenez des films qui sortent, c’est impossible de choisir. C’est une humeur le cinéma américain des années 70. C’est-à-dire qu’on repère immédiatement en deux trois plans, que ce soit L’épouvantail de Schatzberg etc. Donc je ne peux pas répondre à cette question.

Dans votre film, il y a beaucoup de gens qui disent que la fin des années 70 a été très dure pour eux, ils vivent donc une désillusion par rapport à ces années-là. Peut-on faire un parallèle entre cette désillusion et votre désillusion sur la cinéphilie dont vous parlez dans votre entretien en 2015 ?
Alors il y a plusieurs choses. Non, mais, je n’ai pas de désillusion sur la cinéphilie. Ça serait débile de dire ça. J’ai une désillusion sur la classe moyenne culturelle. C’est ça le sujet. La cinéphilie, il y en a, il y en aura toujours. Il y aura toujours 100 000 personnes qui achèteront des DVD, qui liront des revues de cinéma, qui écriront des critiques, qui iront voir de bons films dans des salles auteur art et essai etc. La cinéphilie n’est pas en perdition. Elle est toujours là. Et elle ne change pas beaucoup d’une certaine façon. Je pense même qu’elle est plus hardcore qu’il y a une quinzaine ou une vingtaine d’années. Donc la cinéphilie va très bien. Ce qui m’inquiète, c’est la disparition de cette espèce de classe tampon qui faisait que les cinéphiles pouvaient converser avec les gens ordinaires. C’est ça le cinéma. Le cinéma c’est un art populaire. Et la critique de cinéma c’est parler à ces gens-là. Ce n’est pas parler à des experts ou à vos clones. Et je pense que là où il y a le feu au lac, ce n’est pas parce que la cinéphilie disparaîtrait, elle ne disparaît pas du tout la cinéphilie. Là où il y a le feu au lac, c’est qu’il y a d’un côté une bande de cinéphiles et puis de l’autre une masse qui s’intéresse de moins en moins au cinéma, il faut quand même le dire, qui va voir des films de moins en moins intéressants. Le blockbuster américain n’a jamais été à un niveau aussi catastrophique qu’il est en ce moment, c’est pour des gens qui ont un âge mental de 12 ans, c’est tout, et c’est un amoureux du cinéma américain qui vous le dit. Dans les années 70, le mainstream c’était Le Parrain, L’exorciste, Dirty Harry, L’épouvantail. Aujourd’hui le mainstream c’est Avengers 12, Fast and Furious. Donc il y a un effondrement du niveau du blockbuster, dont le public est en partie responsable. Parce que c’est toujours trop facile d’attaquer l’industrie. L’industrie elle répond au public. Tant que des gens vont voir des films, et même si ces films sont des merdes, on va continuer à les produire. C’est ce que dit Paul Schrader à la fin du film. A un moment donné, on a les films qu’on mérite. Donc la cinéphilie elle va très bien, mais on s’en fout de la cinéphilie à la limite. Elle sera toujours là. Elle est sur sa planète, solitaire, dans son monde. La question c’est : où est la classe moyenne qui permettait de faire tenir l’expert et l’honnête homme ? Ce qui fait que le cinéma était dans l’espace commun, que c’était quelque chose d’important, qu’on apprenait le monde avec les films, que les films c’était très important. Et qu’il n’y avait pas d’un côté la politique, de l’autre l’histoire et de l’autre le divertissement. Dans les années 70, la puissance du cinéma, et pas qu’aux États-Unis d’ailleurs, c’est vrai en Italie évidemment, c’est vrai au Japon, c’est même vrai en France. Le cinéma c’est quelque chose d’important. C’est une langue commune. On va voir des films, on attend beaucoup des films, on apprend beaucoup du monde en voyant les films. Aujourd’hui, on n’en est plus là du tout. Le cinéma ça n’intéresse plus personne. Ce n’est pas parce qu’il y a 100 000 cinéphiles que ça intéresse des gens. Et ça, me semble-t-il, c’est un véritable problème. Parce qu’on ne peut pas faire de grands films s’il n’y a pas des regards devant pour les regarder. Il n’y a pas de grand films tout seuls. Il y a des grands films parce qu’il y a un public qui a une exigence, qui est exigeant à l’égard des films. Toute cette question autour de la cinéphilie, moi je ne me suis jamais dit que la cinéphilie allait mal. Je me suis dit que la classe moyenne, qui justifie et explique la puissance du cinéma, et donc de la critique de cinéma, elle est en train de fondre comme neige au soleil. C’est vrai de la critique de cinéma, c’est vrai de la critique culturelle, de la littérature, de l’histoire de l’art ou autre. Il ne faut pas rester coincé sur la petite boutique de la critique de cinéma. C’est un problème général qui concerne la critique de cinéma, les gens qui font des films, la production, les exploitants, les revues de cinéma. C’est un problème global dû à « à qui parle l’art à l’heure du capitalisme culturel ? ». C’est ça le vrai sujet qu’on doit aborder. Et que tout le monde sait. Parce qu’en fait, tout le monde sait bien que le modèle sur lequel on a vécu pendant des décennies est en train de s’effondrer. Mais la question est là, c’est que, pour des raisons diverses, on ne sait pas comment inventer le modèle qui va suivre. On ne sait pas comment réagir. Et la disparition de la classe moyenne, ça, ça m’inquiète beaucoup. Parce que c’est ce qui fait tenir un peuple de cinéma. Qui fait tenir des experts de l’honnête homme, des gens ordinaires si on veut, et ce qui fait que le cinéma est important. Dès lors que le cinéma n’intéresse plus que 100 000 personnes, je pense qu’il y a un problème.

Parmi les « inconnus » du film, quelle a été la rencontre la plus marquante ?
Alors là, encore une fois, c’est très dur de répondre. C’est dur à dire parce que… j’en ai rencontré beaucoup de ces gens-là, et j’ai quand même fait une sélection à la fin, en me disant « qui je vais filmer parmi des gens que j’ai vu ? », et des gens avec lesquels j’ai passé du temps, parce qu’on n’arrive pas comme ça, dans une petite ville du Nevada et au bout de 10 minutes on ne sort pas les caméras pour les filmer. Ça ne se passe pas comme ça. Les gens sont un peu méfiants, il faut les connaître, il faut avoir un rapport bienveillant avec eux. Donc j’ai passé du temps avec eux une première fois, une deuxième fois, il faut se faire adopter par les gens de la ville. Quand vous débarquez à Goldfield, la petite ville où a été tourné Vanishing Point, en une heure tout le monde sait qu’une équipe de tournage est arrivée, il faut passer quatre, cinq jours à dîner avec ces gens-là, à papoter avec eux, voir ce qu’on a envie de faire etc. pour qu’à un moment donné ils acceptent d’être filmés. Ce n’est pas évident pour plein de gens d’être filmé. C’est tout bête mais ce n’est pas évident. Donc les rencontres les plus marquantes, moi j’ai beaucoup aimé le radio host de Goldfield, Carl Brownfield, celui qui fait sa petite radio un peu dans le désert, qui diffuse mais personne n’écoute. Je trouve ça assez émouvant ce type-là qui en plus a une drôle de carrière, qui a fait la guerre du Vietnam, qui a été chauffeur de taxi à Las Vegas, qui a été exploitant de salles, avant que l’industrie et le blockbuster cassent un peu les petits exploitants, via notamment Star Wars etc., et puis maintenant qui s’est retiré dans cette petite maison, il vit très chichement, quasiment dans une caravane. Lui c’est quelqu’un qui m’a ému. Mais plein d’autre… Angel Delgadillo, le barbier de Seligman, qui est un type absolument fascinant. Ou même des anciens du Vietnam aussi… Mais si je les ai choisi, pour être tout à fait honnête, c’est que tous m’ont intéressé ou touché, et je trouve qu’ils incarnaient tous quelque chose de très précis, ce qui moi, m’intéressait. Ou même Walter Kremin, celui qui est dans sa ghost town avec huit habitants, qui explique pourquoi la constitution c’est super bien, qui porte un flingue et qui me parle du 2ème amendement. Tous ces gens-là m’ont intéressé. S’ils sont dans le film, c’est qu’ils m’ont intéressé, donc je n’ai pas envie de les hiérarchiser.

Est-ce vous qui conduisez la voiture dans le plan final ?
Non. Non parce qu’à ce moment-là il faut que je sois au contrôle de la caméra, du cadre et tout. Parce que c’est un plan qui a l’air simple à faire mais qui ne l’a pas été du tout. Parce que la vitesse des voitures, parce que la route est bosselée, parce qu’il faut tenir les distances, parce qu’il faut que la caméra… enfin c’est une journée et demi de tournage, pour un plan de huit minutes qu’on a refait, refait et refait. Et je voulais que ce soit tourné au moment de ce qu’on appelle la « magic hour ». C’est-à-dire entre six et huit heure, pour que le soleil se couche pendant le plan. C’était très compliqué à faire. Mais par contre c’était un plan pour moi indispensable.

Par rapport à ce que vous avez dit sur Paul Schrader, il dit, dans votre film,  que c’est dur de penser que la société attend quelque chose des cinéastes aujourd’hui.
Je pense qu’il a totalement raison. Et encore une fois la société, ça ne se résume pas à quelques cinéphiles qui seront toujours là. Quand il parle de la société, il explique combien à l’époque, collectivement, le cinéma était quelque chose d’important, qui faisait débat. On pouvait écrire comme Pauline Kael quinze pages dans le New Yorker sur un film. Quand Bonnie and Clyde sort par exemple (1967), le film est un échec aux États-Unis lors de sa première sortie. Et Pauline Kael à l’époque, à l’époque où la critique avait un impact, (aujourd’hui ça n’a plus d’impact, plus personne ne lit les critiques de cinéma, à part ceux qui en écrivent), et donc Pauline Kael, est furieuse de voir que Bonnie and Clyde n’ait pas marché (qu’elle, elle adore, qu’elle considère comme un film vraiment important, nouveau etc.). Elle écrit un article de huit ou dix pages dans le New Yorker qui est un hebdomadaire américain, aujourd’hui encore important mais à l’époque ses critiques sont influentes, où elle engueule le spectateur. Elle dit « mais bande d’abrutis, j’ai honte pour vous que vous ne soyez pas aller voir ce film » etc. A l’époque on entend la critique, et là les gens commencent à se déplacer en disant « mais si Pauline Kael nous insulte, on n’est pas allé voir ça, on l’a raté », ils commencent à y aller, le bouche à oreille commence à fonctionner, le film est un succès et c’est la première pierre du Nouvel Hollywood, c’est-à-dire qu’on voit bien l’impact que ça a. Et ça concerne collectivement les gens. Aller voir Bonnie and Clyde, ce n’est pas un petit truc du dimanche, un petit divertissement de la pratique culturelle qu’on a aujourd’hui, totalement intégrée. On va voir son film, sa pièce de théâtre etc. Non, c’est : quand on est un citoyen américain, Bonnie and Clyde ça compte donc on y va.

Et je pense que c’est ce que raconte Paul Schrader. C’est que le cinéma est important parce que les gens attendent beaucoup des films. Et c’est la poule et l’œuf. Et à partir de là, les films parlent de ce qui traverse les gens, des préoccupations du moment. Ça peut être la politique, ça peut être le couple, c’est la vie. Tout simplement. Aujourd’hui c’est vrai que c’est compliqué, c’est que le cinéma n’intéresse plus grand monde, je ne parle pas des films, il faut distinguer les films et le cinéma. Ça touche une petite partie de gens et  collectivement, on le voit bien, il n’y a plus d’émission de cinéma à la télévision, il n’y a quasiment plus d’émission de cinéma à la radio, les revues de cinéma sont très peu en forme, la place de la critique de cinéma est réduite à une portion congrue : il y a cette réalité-là, tout simplement. Et je pense que c’est un peu ce que raconte Paul Schrader et j’aime bien son intervention parce que d’un seul coup il renverse la perspective, il nous dit que nous, en tant que spectateur, on est co-responsable de ça. Et ça je pense qu’il faut aussi l’entendre à un moment donné. Il ne faut pas toujours se plaindre en disant « il y a des comédies débiles », oui, d’accord, il y a plein de comédies débiles en France, elles soutiennent financièrement le cinéma français d’ailleurs, mais n’empêche que les gens vont les voir. C’est tout. Et si on en fait c’est parce que les gens vont les voir, donc on a les films qu’on mérite. Et si on a un regard pas exigeant, on a des films merdiques, il ne faut pas se plaindre après.

Interview de Jean-Claude Brisseau, le 15 janvier 2018 au cinéma LUX à Caen à l’occasion de la présentation par Jean-Claude Brisseau de son film Que le diable nous emporte. Elle a été réalisée par Léa Aliamus et Gilles Audé, membres de l’association caennaise « L’Art Régnait ».

Retranscription écrite de l’interview filmée : Léa Aliamus

Qu’est-ce-qui fait vivre vos personnages ? Est-ce leur désir pour les autres, désir provoqué par une bienveillance et un amour pour l’autre, ou plutôt un désir égoïste, seulement pour eux-mêmes, en utilisant les autres simplement comme déclencheur de leur désir ?
Les deux choses sont mêlées. Les choses ne sont pas aussi évidentes que ça. Je constate que dans presque tous mes films il y a un personnage qui en aide un autre qui est dans un état de détresse. Mais est-ce qu’il n’y a pas derrière autre chose que l’altruisme, ou que cette espèce de générosité ? Il y a peut-être quelque chose qu’on pourrait analyser. De la même manière, dans Noce Blanche, il y avait un fond qui allait dans ce sens là mais pas seulement là où les gens l’ont vu. Les gens se sont focalisés sur le rapport entre la gamine et son professeur joué par Bruno Cremer. Mais on peut considérer aussi sous le même aspect, mais c’est plus discret, les rapports y compris suicidaires qu’a la petite Paradis vis-à-vis de sa mère qui va se suicider. Les choses ne sont jamais aussi totalement simples, mais globalement, on peut dire qu’il y a une certaine ambiguïté. J’ai un regard proche de celui de « Tonton » qui aide le personnage joué par Isabelle Prim dans Que le diable nous emporte.

Choses Secrètes fait penser, d’une certaine manière, à l’univers du Marquis de Sade. Il y a l’idée de la recherche du plaisir sexuel qui est le but de la vie et l’idée d’initiation, le fait d’initier quelqu’un au plaisir sexuel. Aimez-vous particulièrement l’esprit du Marquis de Sade ?
Non. Quand j’étais jeune, c’était interdit mais je l’ai lu et je n’ai jamais réussi à aller jusqu’au bout d’aucun de ses romans parce que je m’emmerde. J’ai parfois été intéressé un peu par sa philosophie. Par exemple, puisque vous parlez de Sade, quelqu’un m’a dit que le jeune héros (Christophe dans Choses Secrètes, ndlr) avait une philosophie proche de celle de certains personnages de Sade. C’est possible. Moi ce n’est pas à ça que je songeais quand j’ai écrit le film. Par contre, je me rappelle avoir vu un film des années 30 qui décrivait l’ascension sociale d’une jeune femme jouée par Barbara Stanwyck, même genre d’ascension sociale mais plus rapide et dans un autre milieu que celle du personnage joué au cinéma par Gérard Philipe dans Le Rouge et le noir. Et pour en revenir au film américain, je me suis dit « pourquoi est-ce-que tous ces mecs tombent amoureux et sont complètement tenus par la fille ? » « Comment les filles peuvent s’y prendre techniquement pour tenir les bonshommes ? », ce qui n’est quand même pas aussi évident que ça. Par exemple, je me rappelle avoir vu, non seulement la première version mais ensuite les versions non coupées de En cas de malheur. Et on comprend, quand on voit Brigitte Bardot dans le film, que l’avocat célèbre joué par Jean Gabin tombe amoureux d’elle et aille au désastre concernant sa carrière. Mais on en a fait un remake avec Gérard Lanvin (En plein coeur, ndlr). Et dans le film, l’héroïne, quand on la voit avec sa petite culotte Petit Bateau, on se dit, tout au moins moi : le mec qui passe une semaine avec elle, en train de baiser avec elle, très bien, mais qui ruine sa carrière pour elle, on ne comprend pas. Et j’étais en train de me demander comment les filles peuvent s’y prendre pour tenir les gens. Et c’est à partir de ça que j’ai écrit Choses Secrètes, qui me permettait aussi de découvrir un certain nombre de choses sur la sensualité féminine, qui pose dans la vie réelle beaucoup plus de problème qu’on l’imagine, y compris chez les femmes.


Au début de Que le diable nous emporte, Camille, la première fois qu’elle voit Suzy, lui dit qu’elle est « un personnage très intéressant », et cela peut faire penser à Choses Secrètes, ou Christophe dit la même chose à Sandrine.
Oui mais ce n’est pas le même contexte. Dans Que le diable nous emporte, juste après, il y a une légère allusion au film de Bresson. Mais dans les deux cas, on peut considérer que ce sont des phrases de séduction. Un peu plus sincère dans Que le diable nous emporte. Mais Camille est en train de deviner qu’il y a quelque chose derrière le comportement de Suzy, dont elle-même est complice. Alors que dans Choses Secrètes, Christophe, lorsqu’il dit cela à Sandrine, est en train de se foutre d’elle. Il est en train de lui dire « vous m’intéressez, vous êtes en train de me jouer la comédie mais je ne suis pas dupe ». Mais il lui dit cela d’une manière enrobée, ce qui rentre dans le cadre de la manipulation qu’il y aura vis à vis d’elle.

La peinture est-elle une inspiration pour vous ?
Oui et non. En tant que tel, non. Je me rappelle avoir entendu Eric Rohmer dire : « pour ce film on va utiliser la technique de tel ou tel peintre ». Moi je ne me suis jamais posé ces questions là, surtout que je n’ai pas les moyens de le faire. Par contre, quand je me posais des questions concrètes de mise en scène, j’ai été amené parfois à me poser des questions de cet ordre. Par exemple, dans La Fille de nulle part, il y a un fantasme où on voit sur un mur, derrière une vitre, quelque chose avec des étoiles. Ça c’est un tableau qui m’a donné l’inspiration. J’ai insisté sur ce côté « être inspiré par quelque chose » et là en l’occurrence par un tableau. J’ai fait le film en quelque sorte pour la petite Virginie (Legeay, ndlr), qui avait été mon élève. Je pensais que, elle qui était seulement scénariste, aurait très bien pu être metteur en scène, et je voulais l’habituer à voir comment on peut travailler. Mais pour revenir à l’inspiration par la peinture, c’est plutôt de façon parcellaire que je m’intéresse à ces choses. Et si on évoque les séquences érotiques ou les séquences de nus, je ne me suis absolument pas inspiré de tableaux. Il y a toujours eu de l’érotisme, y compris dans mes films Super 8. Je m’intéresse à ça parce que je me suis rendu compte que c’était difficile à faire. Je me suis intéressé à tout ce qui était à la limite de notre comportement : la petite délinquance, dans laquelle j’étais mêlé et qui renvoie quand même à nous même, profondément, et là, en l’occurrence, au sexe. Parce qu’on est tous mêlé à ça même si on le nie. Et je pense en particulier à la jouissance des femmes qui pose réellement problème sur les femmes elles-mêmes. Et la plupart des femmes ne savent pas en parler, même si elles le claironnent de tous les côtés. Et je vais vous donner un exemple précis. Il y a trois, quatre ans, je dis à une jeune fille lesbienne, qui était à l’époque mon amie, je lui dis : « Tu sais, en interrogeant les gens... » (j’ai interrogé les femmes pendant un demi siècle) « … il y a des filles qui, même de façon clitoridienne, n’ont aucun plaisir. » (tout comme par pénétration, mais je le savais déjà). Et elle me dit : « De façon clitoridienne, ce que tu dis est impossible. ». Je lui dis : « Écoute, je te dis seulement ce que j’ai entendu. ». Et quinze jours après, elle m’appelle et me dit : « J’ai interrogé toutes mes copines, et bien la vérité c’est que tu as raison. ». Et je me rappelle à la suite de la projection de Choses Secrètes, il y a un certain nombre de filles, y compris des journalistes qui m’ont dit : « vous nous avez ouvert, vous nous avez appris plein de choses qu’on ignorait complètement et qu’on fait nous même maintenant ». Je n’ai pas fait le film pour cela évidemment. Je me rappelle même, un jour en novembre, il faisait nuit, et une fille vient m’aborder dans la rue. Et elle me dit : « Vous êtes bien monsieur Brisseau qui avait fait Choses Secrètes ? », je dis oui. Elle répond : « Je suis lesbienne. » et je me suis dit : « Je vais encore me faire engueuler. ». Elle me répond : « Quand j’ai vu votre film, ça m’a profondément intéressé, je voudrais même que vous adaptiez le bouquin que j’ai écrit. Et il y a une séquence où j’avais envie de caresser ma copine en même temps que je voyais votre film. ». Et encore une fois, je me rappelle une fille de Libération qui m’avait interrogé à l’époque et qui m’avait dit : « Les filles disent qu’elles ont du plaisir par pénétration, moi je sais que ce n’est pas vrai, elles mentent. ». Ça m’a fait sourire de dire qu’elle « savait » de façon certaine que les autres n’en avaient pas. Je vais terminer et je ne reparlerai plus de cela après. Il y a un écrivain qui s’appelle André Maurois, qui a écrit un excellent bouquin qui s’appelle Climats, qui a fait l’objet d’une mauvaise adaptation au cinéma par ailleurs. Et il a écrit un autre bouquin qui s’appelle Terre promise. Et pour lui, la Terre promise, c’était le fait qu’une riche bourgeoise espérait avoir un orgasme une fois dans sa vie.

Cette interview a eu lieu le 6 Mars 2018 au cinéma LUX à Caen à l’occasion de la présentation par Bertrand Mandico de son film Les garçons sauvages. Elle a été réalisée par Léa Aliamus et Gilles Audé, membres de l’association caennaise « L’Art Régnait » ainsi que par Maria Lacherez et Simon Soerensen.

Retranscription écrite de l’interview filmée : Léa Aliamus

Les garçons sauvages, votre premier long métrage semble aussi être votre dernier film car vous y mettez tout ce qui vous passionne : la photographie, le fantastique, le documentaire, l’érotisme, est-ce vrai ?
Ce qui est vrai, c’est que je fais chaque film comme si c’était mon dernier film, en me disant que je vais peut-être mourir demain et que ce film doit être le film qui me représente le mieux. Je suis toujours dans une énergie très forte quand je fais mes films. Quand je dis « chaque film » c’est parce que c’est mon premier long métrage mais ce n’est pas mon premier film. J’ai fait beaucoup de courts et de moyens métrages avant. Et un long métrage est un film parmi tant d’autres, c’est un autre format disons. J’ai mis beaucoup de choses dans ce film, c’est un récit d’aventure effectivement qui a une dimension onirique, ésotérique, érotique. Alors le côté documentaire je ne sais pas… Où l’avez-vous-vu ?

Je pensais au côté très contemplatif sur la nature, sur l’île de la Réunion. On a l’impression que vous avez pris votre temps pour filmer chaque arbre, chaque plante.

Oui, je me suis imprégné de la nature. Mais je l’ai un peu trafiqué. J’ai rajouté des fausses plantes, des corps à l’intérieur de la végétation. Il y a toujours des présences de sujets nus, de femmes qui sont couvertes de végétaux, qu’on ne voit pas toujours. J’ai essayé de m’imprégner au maximum de l’île et de restituer ce que j’ai ressenti en y allant parce que c’est une île que je connais assez bien. Voilà comment j’ai travaillé pour ce film.

Pourquoi avoir mis autant de temps avant de réaliser ce premier long métrage ? Vous n’étiez pas prêt ?
Si, j’étais prêt. Cela fait longtemps que je suis prêt. Mais c’est à cause des mauvaises rencontres. J’ai travaillé avec des producteurs qui ne passaient pas à l’acte en ce qui concerne le financement du long métrage, sur d’autres projets d’ailleurs parce que Les garçons sauvages est mon premier long métrage mais ce n’est pas le premier que j’ai écrit. J’en ai écrit d’autres avant qui ont eu des aventures rocambolesques aussi, mais des aventures propre au cinéma et à son histoire. Au bout d’un moment d’ailleurs, je me suis dis : « Peut être que mon destin est de faire des courts et des moyens métrages. Et pourquoi pas ? L’essentiel c’est de faire des bons films ou du moins d’essayer d’en faire. ». Je ne me suis pas résigné mais je me suis dit : « Si c’est cela mon destin, autant l’accepter et autant faire au mieux dans ce format là. ». Et puis j’ai changé de producteur, du moins il y a un producteur qui est venu me chercher, Emmanuel Chaumet, et qui m’a proposé de travailler avec lui. C’est aussi un peu mon problème, j’attends que les producteurs viennent vers moi, je suis assez timide pour faire le premier pas. J’ai toujours fonctionné comme cela, j’ai toujours attendu que des producteurs viennent vers moi. Pour le meilleur et pour le pire. Et Emmanuel Chaumet est venu vers moi après que j’ai fait Boro in the Box, qui est un moyen métrage qui a eu un certain succès, et je lui ai proposé Les garçons sauvages. Et après, l’écriture, le financement, tout cela a été plutôt rapide.

Comment définiriez-vous votre film ?
Je le définirai comme un espèce d’élan de liberté, un désir très fort de cinéma et un récit d’aventure romanesque qui va vers des eaux troubles, vers des fantasmes, et une histoire de garçons qui s’adaptent et qui se métamorphosent.

Est-ce un film engagé où vous déclarez votre amour pour la femme ?
Alors… oui, je déclare mon amour pour la femme (rire), mais après l’engagement j’ai du mal à le définir, parce que je ne me définis pas comme un cinéaste engagé, plutôt comme un cinéaste libre. Libre et libéré. Mais oui, il y a une déclaration d’amour. J’espère qu’elle est ressentie. Mais si vous me posez la question c’est que vous la ressentez.

Comment se passe la proposition d’un tel scénario à des jeunes actrices ?
Ça ne se passe pas trop mal à vrai dire. Parce que c’est une proposition de personnages qui a beaucoup excité les actrices à qui je l’ai proposé. J’avais beaucoup de candidates. Je leur ai surtout montré dans un premier temps mes précédents films, parce qu’il fallait que les actrices adhèrent à l’univers, c’est très particulier, ça peut dérouter. J’avais beaucoup de candidates, des filles formidables, très motivées. Après, j’ai dû faire un choix, et ce choix je l’ai fait vraiment de façon très sensitive, par rapport aux personnages que j’avais défini, par rapport aux rencontres que je faisais aussi, et il fallait que j’y crois. Lorsqu’on a fait des tests, des essais avec les actrices, avec des perruques courtes etc., je leur tournais autour avec la caméra, et à un moment donné je me suis dit : « Elle j’y crois, elle ça va marcher. ». C’est comme cela que j’ai constitué la bande.

Vous remerciez Jules Verne et William Burroughs au générique. Pouvez-vous nous parler de vos références littéraires ? On pense à Stevenson mais aussi à Alice au pays des merveilles pour le périple hallucinatoire et la recherche d’identité.
Stevenson, oui. Curieusement, L’Île au trésor, mais aussi Jekyll et Hyde... j’aime cette idée de métamorphose, j’adore ce bouquin et j’adore Stevenson : Le Club du suicide etc. Je suis un fan de Stevenson. Mais Carroll aussi. C’est impossible de ne pas aimer Carroll (rire). Je pense que Lewis Carroll est un auteur qui s’est imprégné profondément en moi. Je ne l’ai pas convoqué quand j’ai pensé aux Garçons sauvages mais il est toujours présent. C’est un écrivain qui m’a beaucoup influencé, beaucoup marqué, et qui continue de me nourrir.

Il y a des références assumées à Orange Mécanique au début du film. Quelles sont vos autres références et inspirations cinématographiques ?
Orange Mécanique c’était une référence qui était inévitable par rapport à la nature du récit : la bande de garçons violents qui commettent un crime et qui sont repris en main. Il y a cette idée de thérapie effectivement. Mais je ne voulais surtout pas faire du Orange Mécanique. Je joue avec la parenté au début, l’idée des masques, des costumes, etc. et je vais à l’opposé de ce que raconte Orange Mécanique. On ne peut pas faire plus opposé dans la trajectoire. Mais c’est un film que j’aime beaucoup par ailleurs et j’adore Kubrick. Dans les références assumées, il y a Querelle de Fassbinder (Fassbinder et Genet, puisque c’est l’adaptation que Fassbinder en a faite). Je cite ouvertement Querelle à la fin, je fais un clin d’œil à l’esthétique de Querelle, avec le pont du bateau, les couleurs chaudes, etc., toute l’iconographie queer du marin... Voilà pour les références assumées. Après, il y avait évidemment une parenté avec Sa Majesté des mouches, même si ma trajectoire est assez différente de celle que Brook a pu prendre. Ensuite, c’est peut-être plus en voyant le film une fois qu’il était fini, mais je me suis dis : « La scène de la plage avec les plumes me rappelle Zéro de conduite. », comme une réminiscence de la scène du dortoir, avec des garçons qui seraient plus âgés, plus turbulents, qui seraient passés à une autre étape de leur vie. J’aime également beaucoup Von Sternberg. Dans ma façon de construire les cadres je me disais : « Von Sternberg n’est pas loin. ». Ça me rappelait des choses que j’avais vues. Mais c’est mon inconscient, ou le hasard qui a bien fait les choses. La maison coloniale dans laquelle on a tourné est la maison où Truffaut avait tourné La Sirène du Mississippi. Il n’y avait pas eu de tournage depuis et je rêvais de tourner dans cette maison. C’était un tournage important qui a eu lieu à la Réunion, La Sirène du Mississippi, il y a de longues années.

Hubert et Tanguy se distinguent par leur puissance, leur beauté et leur présence. Ils sont dans un premier temps assez similaires. Ils sont fascinants, secrets et mutiques. Mais pourtant, ils deviennent avec le temps des personnages très opposés. Hubert assume pleinement sa féminité et trouve à s’épanouir tandis que Tanguy ne parvient pas à devenir une femme. Y-a-t-il une volonté de votre part de faire de ces deux personnages similaires au départ, deux héros parfaitement antithétiques à la fin ?
Je me suis laissé porter par mes personnages. Mais c’est vrai que les deux ont une pulsion homosexuelle assumée, ils sont complètement fascinés par le capitaine, comme tous les autres, mais Tanguy et Hubert sont vraiment les personnages qui l’assument le plus. Hubert est celui qui va aller de l’avant, qui va assumer sa différence avec les autres garçons et qui va aller vers le capitaine. Tanguy a quelque chose de plus lâche, il « tangue », comme son nom l’indique, entre le groupe et la solitude alors qu’Hubert est toujours détaché du groupe. Hubert va suivre sa trajectoire. La fascination pour le capitaine va le mener à Séverine (le personnage qui prend le pouvoir à un moment donné). Et sa fascination va se reporter sur Séverine. Tanguy lui restera toujours dans une identification au capitaine et cette non-métamorphose n’est pas une punition. Il reste simplement dans un entre-deux, comme s’il était dans une hésitation. Ce qu’il vit mal, ce n’est pas tant cet entre-deux mais plutôt le fait d’être exclu du groupe parce qu’il ne se transforme pas comme les autres. Si les autres restaient dans un « entre-deux », il serait ravi d’être comme eux. Donc c’est un personnage qui va devenir soit Séverine, soit le capitaine, on ne sait pas. Cela reste en suspension à la fin.

Le thème de la métamorphose dans le film fait-il écho aux questions actuelles sur les identités de genre ?
J’ai écrit et tourné le film il y a un moment. Ces questions étaient dans l’époque mais moins fortement qu’aujourd’hui. Cela correspond à mon rapport à la sexualité, au monde actuel. Le film a une patine intemporelle parce qu’il y a ce côté film d’aventure qui se passe au début du XXème siècle, mais dans le sujet, et dans la façon dont je traite la sexualité, c’est très actuel. Et ce qui m’intéressait était de ne pas être dans une vision binaire. Le fait que ce soit des actrices qui jouent des garçons m’aide à gommer les frontières et à créer le trouble. Ce que j’avais envie de montrer, c’était ces idées de métamorphoses, mais des métamorphoses permanentes. Pour moi, ces personnages s’adaptent : ce sont des garçons avec des corps de filles. Mais si j’imagine une suite, ils peuvent peut-être redevenir garçon… il y a comme un mouvement perpétuel, il n’y a rien de défini et rien de définitif. C’est vrai que dans le monde actuel, les possibilités de changer de sexe, de métamorphose, de choix de sexualité et de choix de genre sont vraiment très présentes. Ce que j’imagine, c’est un monde futur où ces changements de sexe peuvent s’opérer sans opération et où on peut faire des allers retours, en permanence. Changer, tout le temps, si on veut. Un garçon peut devenir fille, une fille peut devenir garçon et revenir en arrière ou rester dans un état stationnaire. Cette idée de mouvement perpétuel me plaît beaucoup. C’est comme une espèce d’idéal.

La couleur et le noir et blanc s’entremêlent dans votre film. Chacun de ces choix chromatiques est-il purement définit par une volonté poétique, esthétique, ou avez-vous pensé à les associer à une thématique ou à une fonction particulière ?
J’ai toujours pensé le film en noir et blanc parce que c’était une façon de gommer la tropicalité et la verdure qui envahit l’image. Je me suis concentré sur quelque chose de très contrasté et je suis passé allègrement du studio aux décors naturels. Le noir et blanc permet d’être dans un récit curieusement, plus charnel et plus graphique. Mais j’avais envie de couleurs. Et j’avais été marqué par des films japonais de Wakamatsu (un cinéaste qui faisait des films politiques et érotique) où la couleur jailli des images. Lui ne pouvait pas avoir des films entièrement en couleur parce que c’était trop cher. Donc il utilisait sa pellicule colorée uniquement pour les moments les plus racoleurs au niveau du sexe, de la violence etc. Et je trouvais ce jaillissement de la couleur au milieu du noir et blanc extrêmement fort, extrêmement beau. Donc j’avais envie de travailler sur cette dynamique là. Quand j’ai commencé à penser à la couleur, déjà à l’écriture, je me suis dit qu’il fallait que j’utilise la couleur comme une ponctuation, et que le spectateur ne puisse pas anticiper sur ces moments de couleur. Je ne voulais pas que la couleur soit attribuée au rêve, au fantasme etc. Si on commence à créer une espèce de logique perceptible, je trouve que ça gâche tout. Le spectateur devait être surpris. Je voulais que la couleur jaillisse comme un diable d’une boite. Alors j’ai travaillé sur l’énergie du texte, sur l’énergie du récit et j’ai essayé de voir s’il y avait des sortes de « montées de sève » dans mon récit. Et de façon intuitive, ou de l’ordre du ressenti, j’ai appliqué la couleur sur des scènes qui me semblaient être importantes, très tendues à ce moment là. Je vois en quelque sorte le film comme un arbre noir porteur de fruits colorés, si je peux prendre une image naturelle.

Était-ce difficile de faire votre film « à l’ancienne » ? Autant d’un point de vue esthétique avec le noir et blanc, que d’un point de vue technique avec le tournage en pellicule et l’utilisation d’anciens effets spéciaux ?
Le noir et blanc est une façon de voir le monde. Pour moi ce n’est pas forcément ancien. Cela fait partie des gammes que l’on peut utiliser quand on est cinéaste et c’est indémodable. J’ai travaillé sur support pellicule parce que je trouve que c’est un support sensible par définition. C’est quelque chose que je maîtrise et que j’avais vraiment envie de développer. Quand on n'a pas d’argent, la pellicule c’est encore plus payant parce qu’il y a toujours immédiatement un effet concluant. Mais j’ai créé des hybrides dans les techniques. J’ai utilisé de la rétroprojection, un vieux procédé qui consiste à projeter derrière les acteurs des images filmées au préalable. Mais ces images je les ai tournées en numérique. Je les ai projetées en numérique, donc je suis vraiment dans une hybridation des techniques pour éviter le fond vert, et justement pour être vraiment dans la captation de quelque chose qui est réel, qui existe vraiment. Après, les surimpressions c’est l’idée de faire ces collages et de superposer les images. Comme je n’ai toujours tourné qu’en support pellicule et que j’ai étudié le problème et essayé beaucoup de choses, c’est une technique que je maîtrise. C’est ce qui m’a permis aussi de pouvoir faire un film ambitieux à moindre coût. J’ai tourné en Super 16.

La présence de l’eau, les éléments liquides et organiques rappellent les œuvres de Bill Viola.
Bill Viola c’est beaucoup de vidéo, c’est l’opposé. Mais j’adore Bill Viola, c’est un artiste qui m’a beaucoup marqué. J’ai beaucoup vu ses installations mais je n’y ai pas pensé. Je suis ravi si vous voyez un lien, ça me flatte. En tout cas je ne perçois pas le lien. Mais si vous l’avez ressenti, je veux bien accepter cette parenté. Pour tout ce qui est liquide, eau, c’est quelque chose d’extrêmement cinégénique, qui me parle beaucoup, qui est mouvant aussi, qui n’est pas figé, et j’aime travailler sur ces matières. J’aime travailler aussi sur les fumées, tout ce qui est aquatique, aqueux, visqueux et également le minéral. Il faut que les trois éléments soit présents pour que je sois heureux quand je tourne. Si je n’ai pas ces trois présences, j’ai l’impression qu’il me manque quelque chose. C’est vrai que sur une île comme la Réunion, volcanique, rocailleuse, mais en même temps extrêmement végétal, je pouvais jouer avec ces trois éléments et j’avais besoin de les convoquer.

La tête de mort mystérieuse pleine de pierreries mais aussi la multitude de bagues portées par Elina Löwensohn fait penser à l’art vaudou qui associe mort, inquiétude et esthétique kitsch. Y-avez vous pensé ?
Oui, j’avais en tête cela, les Vanités aussi. Mais pour moi la tête de mort c’est aussi l’emblème de la piraterie et en même temps son enjeu. J’ai voulu faire un condensé des deux : le trésor et la tête. Mais c’est vrai qu’il y a une présence un peu païenne, comme une entité divine, inconnue, et cela me plaisait beaucoup. J’aime beaucoup cette idée du paganisme. Je ne connais pas très bien le vaudou, mais c’est vrai que j’ai peut-être joué un peu avec l’esthétique. Les bagues d’Elina Löwensohn s’éclairent quand elle est prise d’une pulsion de mort. Il y a vraiment un côté sorcière chez ce personnage. C’est son état de métamorphose. Elle est tellement restée sur l’île qu’au bout d’un moment elle a dépassé le stade de femme pour devenir autre chose, une espèce de divinité. Son ventre s’est ouvert, et c’est par le ventre que passe cet état de grâce et cette connexion avec le divin.

Quelle est votre définition de l’art ?
La définition de l’art c’est un état de grâce mais qui n’est pas dans la séduction et dans l’évidence.

Léa Aliamus, le 15 juillet 2018

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