Compte-rendu de la première séance du Ciné-club du jeudi
le jeudi 6 septembre à 20 heures
La fille coupée en deux

Quarante spectateurs ont assisté à la projection du film de 20h00 à 22h00 et une bonne trentaine de courageux sont restés discuter jusqu'à 23h00. La moitié étaient des membres actifs des précédents ciné-clubs organisés au sein du ministère de l'industrie puis de l'INSEE. Merci à eux et un sincère bienvenue aux nouveaux

François Berléand et Ludivine Sagnier
Benoît Magimel et Ludivine Sagnier
La fille coupée en deux (2007) de Claude Chabrol

La règle du jeu du ciné-club était bien connue de la plupart des spectateurs et consistait à commencer par trouver la ou les scènes clé du film, celles qui les ont le plus marqué ou celles qui leur ont semblé rendre le mieux compte du désir du metteur en scène de faire le film.

 

I- Les scènes clés du film

C'est pourtant par la description de la très belle scène de La fille sur la balançoire tirée du film homonyme de Richard Fleischer et diffusé depuis la veille au Café des images qu'a débuté la discussion.

La première spectatrice à prendre la parole s'étonnait, d'une part que Chabrol ait décalqué à ce point le film de Fleischer pour en faire, à son avis, un film moins bon que le beau mélodrame en Scope et en couleur avec la belle Joan Collins. Elle regrettait d'autre part l'absence de cette très belle scène où poussée sur la balançoire, Evelyn essaie de toucher une lune peinte.

Le public très cinéphile de la salle ayant vu pour presque moitié La fille sur la balançoire, nous avons donc commencé par dérouler les séquences marquantes du film de Chabrol en les renvoyant à chaque fois au film de Fleischer pour examiner en quoi, pour Chabrol, le remake est une source de mise en scène

Je crois pour ma part que le déséquilibre et le vertige amoureux qui saisit Evelyn sur la balançoire, Chabrol le transpose dans le plan de la photo du tramway que Gabrielle contemple et qui est comme la promesse de voyages à deux. Le plan du tramway réel lorsqu'elle voyage avec Paul à Lisbonne dit avec force le souvenir toujours très présent de l'amour de sa vie.

Les spectateurs rappelèrent ensuite les nombreux autres points communs entre les deux films.

Chabrol transpose non seulement l'histoire et la période mais il reprend aussi les mêmes séquences. Il fait jouer le même rôle aux deux mères, celle compréhensive d'Evelyn-Gabrielle et celle névrosée de Thaw-Paul Gaudens, reprend le rôle du chaperon de Thaw pour Paul Gaudens et reprend l'épisode violent de la table réservée ou le changement de numéro de téléphone transformé en changement de la serrure. Chabrol va même jusqu'à transposer l'épisode de la visite au cabinet du dentiste juste avant le mariage par l'essayage de la robe de mariée. Les dialogues (quitte ta femme et je renonce au mariage) y sont presque identiques mais au lieu des plans sur les dents blanches d'Evelyn, c'est un plan sur les robes blanches de mariées qui termine la séquence.

Une fois rappelé que l'idée d'une fille coupée en deux est aussi présente chez Fleischer puisque citée comme le numéro que fait une obscure danseuse qui remplacera Evelyn pour le peu reluisant numéro de vol-au-vent (fille dans la timbale) consistant à sortir d'un gâteau pour une fête entre "gentlemen éméchés", je demandais aux spectateurs quel personnage Chabrol avait rajouté qui lui appartient en propre et qui peut révéler la scène clé du film et son message essentiel.

Un spectateur propose le personnage de Capucine. Certes dans la transposition des milieux de l'architecture et du cabaret à celui de la télévision et du roman, le personnage de Capucine prend une dimension que le journaliste ami de White n'a pas. On peut toutefois noter une similitude entre ces deux personnages qui gravitent dans le cercle des amours adultères de White-Charles. Le personnage que je propose est plutôt celui de l'oncle. L'idée d'un protecteur est également présente chez Fleischer avec le personnage du dessinateur mais celui-ci quitte le procès, dégoûté, et laisse Gabrielle sous la coupe du forain.

L'oncle est en revanche chez Chabrol le personnage central des deux dernières scènes et principalement de la dernière. Dans celle-ci, Gabrielle devient son assistante pour un numéro de magie où, coupée en deux, elle ressort pourtant rayonnante et intacte.


II-message essentiel

Rarement l'indice pour une scène clé d'un film n'aura été aussi clair : cette séquence renvoie au titre du film et s'avoue presque trop facilement comme le noyau créateur du désir de Chabrol de faire ce film. Il s'était d'ailleurs exprimé là-dessus alors que le film était encore en préparation, insistant sur le rôle symbolique de la séquence avec le magicien (voir :Claude Chabrol au café des images en mars 2006).

Il s'agit d'autant plus surement de la scène clé qu'elle n'est pas présente dans le film de Fleischer chez lequel la fin porte un sens beaucoup plus mélodramatique.

Une spectatrice rappelle qu'en effet chez Fleischer la fin est celle d'un mélodrame classique : Evelyn anéantie s'offre aux regards concupiscents des spectateurs du cabaret ce qui n'est pas du tout le cas ici puisque Gabrielle ressort rayonnante.

Le débat s'engage donc sur le sens de cette dernière séquence. Gabrielle ne pouvait-elle rêver mieux que ce numéro un peu sordide (costume) de magie ? Peut-on considérer comme optimiste son seul sourire ? Un spectateur insiste aussi sur le remarquable travail de mise en scène : Gabrielle ne pleure que pour nous spectateurs. Lorsque la scie la découpe, elle détourne son visage de la scène pour nous regarder. Une spectatrice déclare que, pour elle, la fin est bien optimiste : Gabrielle échappe aux milieux de la télévision et de la bourgeoisie friqués mais corrompus pour vivre une vie d'artiste certes fragile et sans gloire mais qui pourra peut-être la rendre heureuse.

Comme une bonne part des spectateurs, je partage cet avis. Le film est tendu par ce constat triste à pleurer que la réalité coupe les individus en deux, sépare leur rêve de la réalité et, leur désir d'absolu du quotidien. L'expérience d'où qu'elle vienne ne sert pas à grand chose et seule la salle de spectacle, parce qu'elle assume et se joue du goût du faux, peut redonner l'illusion d'une unité triomphante et heureuse.

Chabrol est un cinéaste expressionniste. Dans la dialectique qu'il propose entre l'innocence et la méchanceté, Chabrol ne se contente pas de prendre parti pour le premier contre le second. L'attaque contre la bourgeoise provinciale et la télévision est une constante réaffirmée ici avec vigueur. Les coucheries et l'égocentrisme de la télévision ("le bocal à couilles ", les chefs de service maniant, de front, offre de promotion et tentative de séduction) y sont dénoncé comme dans Masques (1986). Les journalistes y sont constamment perfides : "Elle ne s'est pas faite toute seule" dira l'un à la radio alors que le présentateur délaissé grille Gabrielle après le procès en salissant son nom des turpitudes de son amant.

L'expérience sert-elle à quelque chose ? Sans doute pas davantage que l'innocence. "Tu m'apprendras" avait-elle demandé à Charles. "Il faut grandir un peu" lui avait dit Geneviève Gaudens. "Ce ne sera jamais que ta vérité" l'avait prévenu Capucine. L'opposition entre bien et mal ne peut se résoudre que par la salle de spectacle lieu décentré et magique.

La scène avec le magicien est donc bien la scène clé puisque compatible avec le message l'une étant la marque de l'autre. Dans une interwiev pour le site Fan de cinéma, Chabrol dit ainsi : "L'idée, c'est que la magie est un trucage qui s'ajoute à ceux de la télévision ou du monde de l'édition… Le salut dans un univers truqué ne peut venir que d'un trucage supplémentaire. Le titre, qui renvoie lui-même à la magie, pourrait être allégorique, alors qu'il n'en est rien."

 

III -Claude Chabrol cinéaste expressionnsite

Un spectateur intervient pour signaler la scène de la monté dans escalier obscur. Cette scène interpelle en effet. Elle est la marque du style expressionniste de Chabrol. Pour faire vite, on rappelle que l'expressionnisme en peinture se caractérise par la déformation des lignes et des couleurs pour mettre en avant non pas l'impression visuelle rendue par le paysage mais l'expression du sentiment intérieur de l'artiste. Au cinéma, l'expressionnisme c'est principalement trois choses : l'opposition ombre lumière, le jeu avec les décors et le jeu typé des acteurs.

En grand dialecticien expressionniste de l'opposition du bien et du mal, Chabrol prévient dès le générique qu'il chargera la barque : le filtre rouge et l'air de Turandot préviennent qu'il ne faut pas se fier à cette campagne paisible et que l'on va glisser vers la tragédie. Il opposera ensuite constamment la blondeur et souvent la blancheur de Gabrielle Deneige (pull et imper) aux désirs plus sombres des quinquagénaires qui l'entourent souvent habillés de noir. La symbolique de prénom, renvoyant à l'archange et que Chabrol souligne encore par l'achat de l'angelot à Lisbonne, et du nom renvoyant à la pureté ne mettent pourtant pas à l'abri Gabrielle Deneige que l'obscurité menace toujours. Gabrielle croit atteindre au paradis dans la garçonnière de Charles mais celui-ci changera les serrures. La seule élévation qu'elle connaîtra avec lui sera celle de la montée dans l'escalier obscurci conduisant aux chambres où elle devra s'offrir à tous selon le désir de son amant.

Expressionniste ainsi l'utilisation des décors s'imposant comme des surprises et prenant par là une dimension symbolique. Comme chez Fritz Lang, le décor est une métaphore. Ainsi de la pluie qui tombe après la première dispute avec Charles ; ainsi de la découverte de la maison splendide avec baie vitrée donnant sur la piscine juste après que Capucine l'aie affublé du titre de seigneur provincial ; ainsi de l'immense baignoire dans laquelle Charles barbote alors qu'il va apprendre par la radio le mariage prochain de Gabrielle ; ainsi de la voiture de sport rouge, symbole de l'accident mortel toujours possible depuis Le mépris de Godard.

Expressionniste enfin le jeu des acteurs. L'interprétation déjantée de Magimel toujours obscurci par l'alcool ou désespérément enfantin et vide (il appelle sa mère lorsque Gabrielle se donne à lui), les trognes bourgeoises du club privé, le masque hideux de haine et d'hypocrisie rentrées de Geneviève Gaudens. L'avocat sait se mettre à son niveau d'hypocrisie mais ce n'est qu'un masque professionnel : il frissonne de dégoût en sortant de chez elle.


IV Conclusion

Ben qu'ayant certainement plus qu'aucun autre participé au lancement de la nouvelle vague, Claude Chabrol s'en éloigne esthétiquement assez profondément. Il a construit en quatre décennies une des oeuvres les plus complètes du cinéma français obliquant vers un cinéma mental à la fin des années 60 puis vers l'expressionnisme depuis le milieu des années 90.

La préoccupation mentale est constante jusqu'à L'enfer (1994), un film qui envisage la paranoïa sous un angle hallucinatoire, clinique et fictionnel et qui est, à sa manière un contemporain de Cronenberg, Carpenter ou Kubrick. Ce qu'on pourrait prendre pour un regard très extérieur, donc très détaché et plutôt froid sur les comportements aberrants ou limites ne relève en fait d'aucun béhaviorisme. Il s'agit plutôt de tourner autour et de rendre compte, avec le maximum de précision factuelle, de l'inexplicable en tant qu'il est inexplicable, ou de l'insupportable en tant qu il est insupportable. D'où cette fascination pour le crime comme forme parfaite de l'incompréhensible et de l'inacceptable. Cet instant où il devient impossible de se projeter ! Ce moment où Michel Bouquet, le mari de La femme infidèle (1968) assassine l'amant, Maurice Ronet. Toujours filmés comme des décharges mentales, des hallucinations, des brouillages du sens et de la vision. Peu de dramatisation. Pas même de catharsis. Juste la pure irrationalité du passage à l'acte.

Aux films fonctionnant comme un univers mental sous l'emprise d'un cerveau souvent malade ou monomaniaque, Chabrol va faire se succéder de plus en plus largement des films expressionnistes où vont venir se heurter au monde bourgeois corrompu des personnages ou des trajectoires obscures (La cérémonie, Merci pour le chocolat) ou lumineuse (L'ivresse du pouvoir, La fille coupée en deux).

Claude Chabrol est un cinéaste modeste dont ni l'œuvre ni même souvent un film dans son entier ne font système. Il tient éloigné de lui mélodrame et naturalisme. Le démon de midi qui saisit Charles pourrait ressembler à celui du professeur de philosophie dans Noce blanche (Jean-Claude Brisseau, 1989). Gabrielle cite d'ailleurs Nietzsche "Tout ce qui ne me détruit pas me rend plus forte" lorsqu'elle essaie, toute en blanc, sa robe de mariée comme Vanessa Paradis se révélait experte de ce philosophe dans son exposé sur l'inconscient.

Souvent, seuls quelques signes de mise en scène extrêmement soignés révèlent une préoccupation formelle (voir : analyse du champ contre-champ sur dailymotion) qui va bien au-delà de la thématique à laquelle on l'a souvent réduit : celle de l'observation et du rendu volontiers féroce de la bourgeoisie provinciale. Caustique ou goguenard, balzacien bon vivant et metteur en scène méticuleux, désabusé, Chabrol n'est pas un cinéaste noir ou désespéré comme Duvivier ou Clouzot. Si la bourgeoise et la télévision sont condamnés dans la fille coupée en deux ce n'est qu'au nom de leur inculture manifeste (Ils ne lisent pas les livres, confondent Le père Goriot et le père Gregoriot, commentent Mozart avec désinvolture, n'avouent pas leur ignorance d'un auteur, osent se réclamer de l'humaniste). Et Chabrol peut donc tout naturellement s'identifier à Charles Saint-Denis : bourgeois, gastronome (même s'il ne sait pas faire une omelette) et auteur. Marie, la mère, libraire de Gabrielle jugeait ainsi Charles Saint-Denis "A le sens du récit et s'il recourt à des facilités, c'est incontestablement un auteur." C'est bien le moins que l'on puisse reconnaître à Chabrol, l'un des rares auteurs d'aujourd'hui à se poser constamment des problèmes de mise en scène.

 

Le débat se termine par le fait de savoir si, comme nous l'avait dit Chabrol en mars 2006, son désir de faire le film provient du fait divers lui-même ou si, après ce point de départ, son désir principal ne s'est pas transformé en passion formelle pour la modification du film de Feischer dans le sens expressionnsite et contemporain qui lui est cher .


Je remercie le Café des images et les spectateurs pour ce débat amical et animé et vous donne rendez-vous le 4 octobre de 22h00 à 23h00 après la projection de Sicko pour une analyse du rapport documentaire/fiction.

 

Jean-Luc Lacuve le 9/09/2007

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