Madame Lelièvre, grande bourgeoise provinciale, a trouvé en Sophie la bonne quil lui fallait : sérieuse, aux petits soins pour sa famille, un peu bizarre certes, taciturne, froide, et qui, son service fini, senferme dans sa chambre et se rive devant la télévision. Lattitude de Sophie tient aussi au secret quelle garde au fond delle même : elle est analphabète. Elle est conduite, tout dabord un peu malgré elle, à se lier avec Jeanne, la postière du village voisin, jeune femme également solitaire, mais qui est tout son contraire : volubile, fantasque et curieuse au point de lire le courrier quelle distribue. Sophie et Jeanne se découvrent un point commun, une vilaine affaire dans leurs passés respectifs : on a soupçonné Jeanne davoir tué sa fillette et Sophie, son père malade. Elles se voient souvent, rient ensemble, se promènent dans la vieille voiture de la postière ou vont aider le curé au Secours Catholique, comme deux meurtrières qui iraient malgré tout faire le Bien, remarque Jeanne
Et Sophie resterait la perle des bonnes si Jeanne ne la poussait à se révolter. Quand M. Lelièvre note de linsolence chez elle, il lattribue à linfluence néfaste de la postière. Mme Lelièvre temporise. Mais un jour, Mélinda, la fille des Lelièvre, découvre le handicap de Sophie et tente de la réconforter. Cette dernière réagit avec violence, lui crache sa haine au visage et lui révèle quelle sait aussi un secret la concernant : Mélinda est enceinte. La jeune fille rapporte la scène à ses parents. Sophie est renvoyée.
Le soir, les Lelièvre ont décidé de profiter en famille dun opéra diffusé à la télévision, et Mélinda lenregistre sur son magnétophone. Sophie pénètre dans la maison avec Jeanne, qui la pousse à lirrémédiable : le massacre de la famille avec le fusil de chasse du père. «On a bien fait !» dit Jeanne et elles se séparent comme si tout allait bien. Mais la postière ne va pas loin : elle est percutée dans sa voiture tombée en panne par la camionnette du curé. Et les policiers retrouvent près delle le magnétophone de Mélinda dont la bande enregistrée accuse les deux amies
Le dernier plan du film montre Sophie (Sandrine Bonnaire), seule, son visage se détachant sur le ciel noir d'une nuit au fond de laquelle le crime est enfoui. Ce plan évoque une remarque de Truffaut sur le matériaux des films de Hitchcock: "Ce ne sont pas des préoccupations de jour comme on peut en trouver dans les films sur le chômage, le racisme, la misère, ou encore des films sur les problèmes quotidiens entre hommes et femmes, mais ce sont des préoccupations de la nuit, donc des préoccupations métaphysiques." Telle est cette cérémonie qui, dans sa peinture savamment aiguisée des rapports de classe, parle moins de la volonté de gagner une autre place, meilleure, dans le monde, que du désir, bien plus obscur, de supprimer la place de l'autre pour en avoir une à soi.
Avec Jeanne (Isabelle Huppert), dont les Lelièvre sont la cible favorite, la cérémonie du titre devient plus que jamais une mort annoncée, le suspense ne reposant que sur la manière dont elle sera conduite. Le film dans son ensemble consiste d'ailleurs en une cérémonie au sens traditionnel, longue scène d'exposition d'une situation qu'alimentent seulement quelques variations sur un même thème, et la certitude, dès le départ, que quelque chose va craquer. Chabrol signe l'arrêt de mort des Lelièvre par un unique plan du pur effroi: vue générale du grand salon où les Lelièvre suivent un opéra à la télévision tandis qu'au-dessus d'eux, sur un petit palier balcon, Sophie et Jeanne les toisent. La simple révélation de cet aménagement de la pièce glace le sang, symbole de la revanche que tient alors Sophie, qui jouit enfin d'un point de vue imprenable, d'un regard dominant la situation et lui conférant tout le pouvoir. Brillante utilisation du décor qui correspond à un autre procédé hitchcockien :
"C'est toujours la question de choisir la taille des images en fonction des buts dramatiques et de l'émotion, et non pas simplement dans le dessin de montrer le décor", disait Hitchcock à Truffaut en réponse à cette remarque: "Je pense à une chose qui constitue probablement une règle dans votre travail. Vous ne montrer la totalité du décor qu'au moment le plus dramatique de la scène."
Nul doute que Chabrol ait gardé cette image en réserve, car il aurait été facile, et banal, de l'utiliser dans la scène ou madame Lelièvre fait visiter la maison de Sophie, laquelle scène est ingénieusement écourtée.
Sophie s'achemine vers la cérémonie finale car elle ne peut trouver sa place dans le monde. La scène initiale d'accord cordial, informel, se double d'une mise en scène très formalisée : Madame Lelièvre se tient à sa place alors que Sophie prend la place qu'elle lui donne. La règle vaut pour toute la famille Lelièvre qui a un faible pour les postures arrêtées qui confortent et concrétisent leur position de maîtres: attablés (au café, à la cuisine, dans la salle à manger) où campés sur le grand canapé du salon. Les Lelièvre sont toujours bien installés, entrant par la porte principale alors que Sophie passe toujours par la porte de service.
La deuxième scène du film avait déjà montré que l'ordre social imposé, chacun à sa place, était fragile. Madame Lelièvre est venue attendre Sophie à la gare de Saint Malo, mais sur le quai, nulle bonne en vue. Contrariée madame Lelièvre attend. Soudain elle aperçoit Sophie, déjà arrivée, sur un autre quai pas du tout là où elle devait apparaître. Cette scène si banale suscite un profond sentiment d'inquiétude qui repose entièrement sur la valeur donnée à la construction spatiale: en changeant de place Sophie organise la rencontre, rompt avec la situation de soumission à laquelle madame Lelièvre l'avait tacitement assujettie et inverse le rapport de forces.
La révélation de l'analphabétisme donne bien sûr l'impulsion décisive. La motivation n'est pourtant pas placée sur le plan psychologique (le visage de Sandrine Bonnaire d'un animal traqué ou d'une statue de pierre, impressionnant et indéchiffrable). C'est l'idée maîtresse du film qui s'affirme ici : l'incapacité de lire est présentée comme une souffrance du regard; la douleur viscérale de Sophie, exclue du monde de ceux qui peuvent maîtriser, dominer ce qu'ils voient. "La cérémonie" n'est donc pas un film sur l'analphabétisme, mais bien sur cette oppression d'une classe qui a le pouvoir d'imposer une place et qui tombe sur une marginale qui ne peut viscéralement pas s'y conformer.
La télévision neutralise les antagonismes, idéal à la portée de chacun, culturel et narcissique chez les Lelièvre, fusionnel pour Sophie qui, face à l'écran, semblant l'englober comme un cocon foetal jouit enfin d'un monde où le visible cesse de la persécuter, de la disqualifier et lui donne une place. Ces moments d'intimité hypnotique ont le mérite de renouveler les thèses sur le petit écran: il est clair que si tout le monde restait devant le petit écran, on éviterait ici une sanglante tuerie.
Bibliographie : Frédéric Strauss, Les Cahiers du Cinéma n°494, septembre 1995