Edvard Munch, jeune peintre norvégien né en 1863, fait ses débuts et expose des oeuvres d'un genre nouveau. De 1884 à 1894, il va s'élever au rang d'artiste le plus controversé d'Europe du Nord. Incarnation de l'expressionnisme, il est confronté aux conventions de la société puritaine. Il dérange les codes de ce système en participant au club de l'anarchiste Hans Jaeger et défraie la chronique lors de sa brève relation avec « Mme Heiberg ». Mais la genèse de ses oeuvres fait aussi intervenir la mort de sa mère lorsqu'il est âgé de cinq ans, suivie bientôt par la disparition de sa soeur. Une profonde mélancolie s'inscrit dès lors dans ses peintures, qui expriment le malaise social ressenti par cet alcoolique aux troubles nerveux récurrents...
Comme le remarque Pierre Eisenreich : "La biographie cinématographique de l'artiste plasticien trouve souvent son intérêt dans la dramaturgie tirée du vécu du personnage. Il peut être attribué à ces héros une série de caractéristiques qui suscitent un très grand intérêt narratif. Tous ont mené une existence conflictuelle avec leur société, et avec eux-mêmes, due à l'exigence et à la marginalisation de leur profession pour la plupart d'entre-deux. Il en découle en général une grande pauvreté matérielle qui les plongeait dans une situation de quasi-survie. Quand les origines familiales permettaient d'assurer un certain confort dans le cas de Munch et de Toulouse-Lautrec, la maladie et le handicap physique procuraient au scénario une source mélodramatique inespérée."
John Huston (Moulin rouge,1954) Vincente Minnelli (La vie passionnée de Vincent van Gogh ,1956) et Jacques Becker (Montparnasse 19, 1958) ont ainsi tiré de beaux mélodrame de la vie de Toulouse-Lautrec, Van Gogh et Modigliani.
Dans son Contre Sainte-Beuve, Marcel Proust a répondu définitivement, non à la question de savoir si l'uvre d'un artiste pouvait s'expliquer par son comportement dans la vie. Il s'agissait toutefois de ne pas lier le caractère en général de l'artiste à la valeur générale de l'uvre, piège dans lequel tombe aussi parfois Alain Resnais dans son Van Gogh (1947) au commentaire plus mélodramatique qu'érudit.
Conceptualiser la vie du peintre
Watkins innove d'abord en sélectionnant dans la vie du peintre ce qui peut se retrouver dans son uvre. Il ne s'agit pas tant d'expliquer l'uvre par le comportement que de conceptualiser ce qui dans la vie de l'artiste à pu influencer sa peinture.
Ce que sélectionne Watkins pour expliquer l'uvre ce sont les réminiscences obsessionnelles de Munch, les hémorragies pulmonaires, les mines livides de sa mère puis de sa sur Sophie qui en sont mortes et dont lui-même failli être victime sous l'il impuissant d'une médecine gonflée d'orgueil laissant à Dieu le soin de s'occuper si mal des malades. Ces réminiscences de l'enfance se doubleront ensuite de celles de l'adolescence avec l'expression intime de la mélancolie de l'amour enfui, d'une détresse qui colore les ciels et les nuages d'un rouge couleur de sang.
Au versant freudien, Watkins ajoute le versant marxiste dans des confessions-interventions filmées en regard caméra (exploitation des ouvriers en bas âge à l'usine), médico-familial (tuberculose héréditaire, agonies à répétition, femmes et enfants crachant le sang), artistique (salles de café enfumées où se réunit la bohème de Christiania -ancien nom d'Oslo- dont l'écrivain "séditieux" Hans Jaeger qui tonne contre le contrôle de la prostitution et les soins des maladies vénériennes par la police au profit d'une bourgeoise prompt à condamner les blasphèmes dans les salons.
L'efficacité de cette conceptualisation trouve sa preuve dans la façon convaincante dont Watkins lie l'état psychologique du peintre et l'acte créatif.
Filmer la peinture
Filmer l'acte de peindre en même temps que le sentiment du peintre et non le tableau tout fait après une scène vécue qui l'explique vaguement est la seconde originalité de Watkins. Seul ensuite dans son Van Gogh, Maurice Pialat atteindra à cette invention, poésie et hargne permanente.
De façon un peu générale d'abord, Watkins nous délivre une succession d'uvres de jeunesse où il explique que le regard fuyant des personnages renvoie à l'attitude fuyante de la bourgeoise locale et de la famille du peintre devant la misère du monde ou une morale trop éloignée de la vie. Puis c'est l'apothéose avec Le portrait en noir de Inger, où Munch fait ses premiers pas de peintre novateur et surtout la création pleine de fièvre de L'enfant malade. La fièvre du commentaire jusque là volontairement neutre rejoint la fièvre du peintre grattant, lacérant, recouvrant tous les détails inutiles de peinture noire pour faire surgir la première toile expressionniste de l'histoire de la peinture moderne. La voix off du faux documentaire renforce encore le sentiment que l'on a d'assister à l'extrême nouveauté de la toile peinte. Le public de l'époque a ignoré ce surgissement de la modernité que le spectateur reçoit grâce à Watkins.
Une fois la création réussie, jamais montrée en plan fixe, plein cadre, mais toujours parcourue dans ses détails : cheveux, fonds, prunelle des yeux, Watkins a beau jeu de nous monter la réussite de l'uvre par rapport aux travaux contemporains de Gauguin ou van Gogh (les mangeurs de pommes de terre). Il met alors aussi en scène un des trop rares critiques éclairés de l'époque qui explique la supériorité de L'enfant malade par rapport au Christ jaune de Gauguin.
Kokoschka trouvera aussi les mots expliquant le surgissement de l'expressionnisme de Munch au sein de la société de Kristiania :
"L'esprit de Munch lui permit de diagnostiquer une terreur panique là où on croyait déceler le progrès social."
Le miracle du surgissement
Watkins n'enjolive pas. Il met aussi en scène l'impossibilité de garder longtemps la même énergie créatrice. Les commentaires négatifs de ses contemporains vont en effet finir par avoir raison de l'originalité de Munch. Petits bourgeois effarouchés devant la nouveauté, femmes frivoles ne dédaignant pas d'exprimer un avis d'une totale incompétence, critiques flattant le goût conventionnel du public vont conduire Munch à reculer dans l'innovation pour tenter vainement de retrouver le goût du public (travestissement de L'enfant malade en Printemps !) et s'éloigner progressivement de l'expressionnisme pour un symbolisme plus distancié vis à vis des forces vitales
Car Watkins saisit très bien comment le peintre tente de comprendre et de vivre sincèrement ses pulsions et une éthique plus noble et plus libre mais comment, en même temps, il est déchiré par son amour exclusif pour celle qu'il nomme Madame Heiberg. Tant qu'il supporte ces contradictions, Munch est expressionniste. Lorsque l'amour s'éloigne (lassitude, effet du temps qui passe, influence de Gustav Moreau et Odilon Redon lors de son voyage à Paris, volonté de reconnaissance), il verse dans le symbolisme.
Watkins fait ainsi le pari d'exclure la plus longue partie de la carrière de Munch de son film. C'est peut-être pourquoi, lors de la ressortie du film en salle en 2005, il supprime le sous-titre "La danse de la vie". Car, quoi que son titre laisse supposer, c'est l'un des rares tableaux majeurs de la partie symbolique de l'uvre de Munch.
Jean-Luc Lacuve le 011/09/2007
Bibliographie :