Fin 1989 : Jordan Belfort conduit sa Lamborghini blanche, et non pas vulgairement rouge, tout en regrettant d'avoir échoué d'un rien à gagner un million de dollars par semaine dans l'année écoulée. Il se souvient alors que sa firme se paye aujourd'hui le divertissement ahurissant du lancer de nains alors qu'il est parti de rien, d'une petite famille de comptables, ainsi ...
Quatre ans auparavant il arrivait à Wall street et était engagé chez LF Rothschild. Mark Hanna, un courtier senior, l'avait initié à la règle d'or de Wall Street : "mettre l'argent des clients dans ta poche. On crée que dalle, on construit que dalle ; on ne sait pas si la bourse montera ou pas ! Il faut toujours réinvestir les gains des clients... Et nous, on se sucre en liquide au passage !" Il lui avait aussi appris la nécessité d'être détendu et pour cela d'utiliser coke, putes et masturbation.
Le 19 octobre 1987, il est nommé courtier agréé mais c'est le lundi noir où l'indice Dow Jones de la bourse de New York chute de plus de 22 %, entraînant la faillite de LF Rothschild. Jordan se retrouve au chômage prêt à accepter une place de coursier quand sa femme remarque une annonce pour un job de courtier dans une banlieue excentrée. Là, Jordan découvre le hors marché où des courtiers sans ordinateurs se font quelques dollars en vendant des actions de petites entreprises non officiellement cotées. Il stupéfie ses nouveaux collègues par son aisance au téléphone. La commission étant de 50 % et non de 1 %, il amasse 72 000 dollars en un mois en vendant quantité d'actions à quelques cents. Sa Jaguar jaune attire l'attention de son voisin, Donnie Azoff, qui démissionne de son travail pour le suivre. Jordan crée alors sa propre entreprise dans un garage avec quelques amis de Donnie : Brad, un petit malfrat juif vendeur de dopants sportifs, Nicky Koskoff ("Moumoute"), Chester Ming et Robbie Feinberg ("l'Otarie"). L'entreprise vend d'abord avec succès des produits hors cote à de petits épargnants, puis s'enhardit enfin à vendre à de riches clients.
En 1989, Jordan crée ainsi Stratton Oakmont, une nouvelle firme de courtage qui s'installe à Wall Street. Il amasse en très peu de temps une fortune considérable et attire l'attention d'une bombe blonde, Naomi Lapaglia, avec qui il partage passion pour le sexe, l'argent, la cocaïne et un standard de vie au-delà de toute mesure. Il divorce sèchement de Teresa et enterre sa vie de garçon dans un week-end d'orgie à Las Vegas où les prostituées sont embarquées dans l'avion et qui lui coûtera 2 millions de dollars. Le mariage se veut féérique et Naomi se voit offrir un yacht à son nom.
Chez Stratton Oakmont, les toilettes doivent être déclarées "no fucking zone" de 9 heures à 18 heures et l'on ne sait plus quoi inventer dans l'obscène et l'humiliation entre tonte des cheveux d'une employée pour 10 000 dollars et lancer de nains. Jordan doit embaucher son père pour tenter de réguler les dépenses. Seule ombre au tableau, l'agent Patrick Denham du FBI qui enquête sur les transferts de fonds parfois douteux entre prête-noms utilisés par Jordan qu'il appelle ses "barons".
18 mois plus tard, Jordan est toujours au paradis dans sa grande propriété. Naomi lui fait toutefois une scène pour avoir appelé Venice dans son sommeil, son amante dominatrice, et avoir saccagé leur pelouse en rentrant saoul en hélicoptère. Elle le menace d'abstinence sexuelle alors qu'il tente de se réconcilier avec elle dans la chambre de leur fille. Chez Stratton Oakmont, c'est l'heure de l'introduction en bourse de l'entreprise du designer de chaussures pour femmes, Steve Madden. C'est la plus grosse arnaque montée par la société puisque Madden est un ami de Donnie Azoff et que le but est de gonfler artificiellement le titre. Du coup, l'argent coule à flot mais l'agent Patrick Denham resserre son étau et Jordan doit penser à mettre son argent à l'abri en Suisse. Il hésite à prendre l'avion tant il est accro à la défonce et se sent incapable d'être sobre durant le vol. Donnie Azoff lui évite de justesse le scandale en l'attachant à son siège. Jean-Jacques Saurel, le banquier suisse, lui conseille de se servir d'un prête-nom pour être à l'abri de toute investigation du FBI. Jordan choisit alors la tante de Naomi. Le problème est alors de trouver comment faire passer les monceaux de billets en le moins de voyages possibles.
Donnie Azoff a aussi besoin de Brad pour assurer le voyage de ses billets mais il s'entend mal avec lui et, lors d'un transfert de mallette, lui fait une scène devant une voiture de police. Brad est arrêté. Donnie, paniqué, offre alors à Jordan de très rares pilules hallucinogènes à effet retardé qui semblent d'abord ne pas fonctionner. Mais quand l'effet se déclenche, il est terrible. Jordan s'en aperçoit alors que son avocat lui apprend l'arrestation de Brad et c'est en rampant qu'il rejoint sa voiture puis son domicile. La cocaïne et la vision de Popeye à la télévision l'aident à empêcher Donnie de se compromettre au téléphone avec Saurel. Jordan sauve même Donnie alors qu'il avait failli s'étouffer.
Néanmoins, le lendemain matin, Jordan est réveillé par la police qui le ramène à la réalité de la soirée précédente et aux dégâts qu'il a causés avec sa voiture. Il apprend que Brad est resté muet mais que la COB et le FBI accumulent les renseignements contre lui. Il tente stupidement d'acheter Patrick Denham et appareille pour l'Italie. Là, il apprend que la tante de Naomi est morte et qu'il doit être à Genève au plus vite pour falsifier le testament et récupérer ses 20 millions de dollars. Il brave pour cela la tempête mais y perd son navire et est arrêté. Son père lui conseille alors de transiger avec le FBI et la COB ; ce qu'il accepte. Mais, au moment de passer la main devant le personnel de sa société, emporté par son discours, il renonce au compromis et reste à la direction. Les demandes de comparution s'accumulent et Jordan finit par être arrêté lorsque Saurel l'est lui-même sur le territoire américain, stupidement invité par Nicky.
Du coup, Jordan ne peut s'en sortir qu'en vendant ses biens et en acceptant de collaborer avec le FBI en dénonçant ses associés et en accumulant des témoignages enregistrés avec microphone contre eux. Naomi, contrainte, le laisse lui faire l'amour une dernière fois et demande le divorce. Il tente sans succès d'emporter leur enfant hors de la maison, ne réussissant qu'à défoncer le portail. Portant un micro, il réussit à prévenir Donnie mais est repéré alors par le FBI qui le met en prison.
Fin 1993, Jordan Belfort est condamné à trois ans de prison. Son discours de vendeur adoucit, là comme ailleurs, ce court séjour et c'est à Auckland qu'il poursuit sa carrière de vendeur hors pair sous les yeux ébahis d'un public de classe moyenne à l'affut d'un illusoire argent facile.
Un homme parti de rien veut tout contrôler, y parvient puis chute et trouve une rédemption minable mais salvatrice. Scorsese reprend une nouvelle fois cette trajectoire après Raging bull (1979), Les affranchis (1990) et Casino (1995). Une narration en voix off par un personnage en permanence stone mais aussi la succession des monologues brillantissimes, l'introduction d'images publicitaires construisent un monde obscène, littéralement privé de la séparation entre réalité et représentation. Le spectateur ressort essoré par les excès régressifs de ceux qui laissent miroiter aux classes moyennes l'espoir de gains faciles.
Trois heures d'obscénité.
Le film est inspiré d'une histoire vraie, la carrière fulgurante de Jordan Belfort, surnommé le loup de Wall Street qui joue d'ailleurs le rôle du présentateur de la dernière séquence à Auckland. Scorsese délaisse les représentations bien pensantes de Shame (Steve McQueen), Margin Call (J.C. Chandor, 2011) ou Blue Jasmine (Woody Allen, 2013) où les portraits à charge des financiers donnent sans doute plutôt envie aux jeunes gens d'appartenir à ce monde que de le fuir. Ce type d'approche est ici résumé dans la courte scène où le magazine Forbes fait un portrait à charge de Jordan qui attire encore plus de jeunes diplômés qui veulent être riches quelles que soient les conditions.
L'ambition du film est bien plutôt d'atteindre au niveau de démesure dans la déformation de la réalité dans laquelle se sont laissés embarquer les acteurs de la finance internationale dans les années 80-90. Ces années frics où tout est permis rappellent à la tante la libération des années 60. Mais les plus riches ont les moyens d'annuler la séparation entre espace réel et espace de représentation qui définit au sens propre l'obscénité. Et chaque plan finit bientôt par être envahi de drogue, de débauche et de billets. Sans la moindre contrainte, sans la moindre censure, Jordan et ses associés se laissent aller là où leur nature les conduit, mélangeant allégrement prostituées de différents standings, herbe, pilules hallucinogènes, crack et cocaïne.
La déformation expressionniste de la réalité est amplifiée par l'introduction d'images publicitaires télévisées : le lion du début arpentant les bureaux de Stratton Oakmont, la présentation du Yacht Noemi, le spot publicitaire pour les séminaires d'enrichissement où s'accumulent témoignages de classes moyennes toutes imbues de leur nouvelle fortune et signes extérieurs de richesses tel l'hélicoptère dont Jordan descend... pour être arrêté ou bien encore le spot pour la franchise de grillades mexicaines où est arrêté le banquier suisse, Saurel.
La narration off confine parfois au grotesque : la vision de Saurel lors du premier voyage en Suisse ou la séduction de la tante à Londres. Leonardo di Caprio y est une figure moins mentale que lors de ses quatre dernières prestations avec Scorsese. Il joue cette fois ci avec tout son corps et semble faire un retour aux postures expressionnistes de De Niro. Il le dépasse même dans la cartoonesque séquence des pilules hallucinogènes où complètement stone, il rampe vers sa Lamborghini. Les différences de points de vue dans la narration de cet événement, la nuit puis le lendemain incarnent le dur retour passager à la réalité. Il en est de même de l'alternance des sages champs-contrechamps lors du renoncement prudent aux excès de la drogue dans sa propriété suivi du discours sous cocaïne où il reprend les rennes de son entreprise avec une longue plongée à la grue sur son personnel béatement admiratif.
Pour une rédemption en trompe l'oeil.
Le film se montre ainsi à la hauteur de l'argent dépensé donnant l'image de la réalité déformée telle qu'elle est perçue par le monde de la finance des années 90. Il n'est peut-être pas pour autant le film de référence sur les lois du capitalisme. Ce n'est pas en gagnant seulement sur les commissions qu'elles soient de 1% sur les gros titres ou de 50 % sur les actions hors cotation officielle que Jordan atteint ce niveau d'enrichissement personnel. Certes sont évoqués aussi, les valeurs artificiellement gonflées détenues par des prête-noms (les "barons") qui revendent leurs actions au plus haut et qui en remettent le bénéfice à Jordan. Ces manipulations des cours, avec au premier chef celui des actions de Steve Madden dont ils détiennent tous les titres, sont une violation des règles des bourses qui n'ont sans doute rien à voir avec les ordres légaux passés à la micro-seconde par les ordinateurs aujourd'hui.
Le film comporte quatre grands monologues de Jordan mettant en scène son talent à convaincre ses clients ou employés. Dans le premier, au centre d'investissement, Jordan va gagner 4 000 dollars en contactant un de ses anciens clients d'investir sur une petite entreprise "pleine de promesses", en fait deux types dans un garage. La mise en scène de Scorsese accompagne le rythme du discours de Jordan fait de longs moments sucrés et de sèches estocades tout en montrant le goût pour l'arnaque qui l'accompagne. Ainsi la joie de Jordan de promouvoir l'entreprise qu'il sait sans intérêt s'accompagne du plan de coupe cynique sur la petite porte blanche du garage alors que la séduction de son discours hyperbolique sur ses associés se manifeste par une succession de gros plan de Jordan au téléphone allant s'élargissant par zoom arrière en arabesque sur ses associés stupéfaits. Le second monologue montrant la transformation des courtiers minables dans le garage en courtiers de Stratton Oakmont est le plus brillant. Cette séquence de success story est rythmée par un montage alterné triple : Jordan expliquant son mode d'emploi, Jordan ferrant son premier client, les associés devenant capables d'imiter Jordan. Au lieu du plan-plan : intention, exemple, résultat, Scorsese obtient par ce montage alterné triple un vrai feu d'artifice d'enthousiasme dans l'arnaque. Le troisième monologue est celui du jour de l'introduction en bourse de Steve Madden. Jordan y fait preuve d'un cynisme réjouissant pour ses employés arguant qu'il vaut mieux être riche que pauvre. La mise en scène peine à suivre ce discours comme elle peinera à suivre le quatrième, fait sur le même constat lorsque Jordan décide de rester à la tête de son entreprise. Preuve sans doute que quelque chose ne fonctionne pas, la longue narration sur l'employée de la première heure envers laquelle il s'est montré généreux qui fait d'abord rire les spectateurs et qui doit pourtant être prise au sérieux.
Certes dans la construction ascension, chute, rédemption, c'est souvent la chute la plus difficile et ingrate à filmer. Excellemment commencée avec l'épisode expressionniste des ludes à effet retardé, elle se dilue dans la débauche de moyens numériques avec le trop long voyage apocalyptique vers Monaco en bateau. Heureusement la rédemption un peu minable des séminaires à Auckland parvient à montrer en quoi les pulsions régressives des banquiers et celle des classes moyennes qui croient pouvoir s'enrichir sans effort, ont entrainé la société américaine dans une spirale d'hallucination collective qui est toujours à l'uvre aujourd'hui. Alors que Jordan ne fait que recycler son savoir de vendeur, tous ces yeux face caméra attendant la parole miracle promettent les lendemains que nous connaissons.
Jean-Luc Lacuve, le 28/12/2013.