Des jeunes gens dansent sur une musique de swing sur un fond violet. Une jeune femme d'abord entourée d'un couple âgé, s'avance pour recevoir les applaudissements. Un lit aux draps rouges avec une respiration suffocante.
Partie 1 : sommeil paradoxal
Panneau "Mulholland drive", titre du film, suivi du générique alors qu'une limousine grimpe la fameuse route des maisons des stars hollywoodiennes de Los Angeles. Dans la limousine, une belle femme brune est assise sur le siège arrière. Elle s'inquiète d'un arrêt qui n'est pas celui qu'elle attendait. Le conducteur la menace d'une arme pour descendre immédiatement. C'est alors que survient une voiture, conduite pas des jeunes gens saouls, qui s'encastre dans la limousine.
La jeune femme brune descend la côte de Mulholland drive et atteint Sunset boulevard puis se cache, épuisée, derrière des buissons. Les deux enquêteurs chargés de mener les recherches sur l'accident ont retrouvé une boucle d'oreille sur le plancher de la limousine qui leur laisse présager la fuite d'un passager de l'une des voitures.
À l'aube, la jeune femme brune femme se glisse dans l'appartement qu'une femme rousse et plus âgée s'apprête à quitter, emmenant ses valises en taxi. La jeune femme s'endort sous la table.
Dans un Winkie's, Dan raconta à son ami, surpris de se trouver dans un fast-food, qu'il est venu ici car il s'y est vu dans un cauchemar : il découvrait un horrible personnage derrière le bâtiment. Quandles deux amis examinent les lieux, le personnage horrible apparaît et Dan s'évanouit d'effroi.
La jeune femme brune dort toujours sous la table. Plusieurs appels téléphoniques énigmatiques concernant sa localisation sont passés. Mr. Roque déclare d'abord à un homme dont on ne voit que l'arrière du crane : "La fille a disparu". L'homme téléphone alors à un autrehomme dont on ne voit que le bras saisir un téléphone jaune ; "- dites moi tout ". "- toujours pareil». Dans une chambre à la lampe rouge, le téléphone sonne dans le vide.
Partie 2 : sommeil profond
Betty Elms débarque à l'aéroport de Los Angeles : cette jeune femme souhaitant devenir actrice est accompagnée par deux compagnons de voyage âgés, rencontrés dans l'avion : Irène et son mari (le trio est celui aperçu en surimpression blanche dans la séquence d'ouverture). Betty indique au taxi sa destination : 1612 Havenhurst. Le couple de personnes âgées quitte le lieu dans une limousine. Ils rient.
Betty arrive à la villa Havenhurst où loge sa tante Ruth. Elle est accueillie par la propriétaire, madame Lenoix, dite "Coco" qui lui ouvre l'appartement de sa tante, actrice partie en tournage. C'est dans cet appartement que la jeune femme brune s'est réfugiée après l'accident. Betty la découvre dans la douche mais suppose qu'elle s'y est installée avec l'accord de sa tante. Betty lui explique qu'elle vient de Deep River dans l'Ontario et souhaite devenir star ou, mieux, bonne comédienne. La jeune femme brune est confuse et, ne se souvenant plus de son véritable nom, choisit celui de "Rita" après qu'elle a aperçu une affiche du film Gilda, dans lequel joue Rita Hayworth.
Chez Ryan Entertainment, le producteur Ray Hott craint que le choix de l'expresso par Mr. Darby ne satisfasse pas les visiteurs attendus. Il y a déjà là le réalisateur hollywoodien Adam Kesher qui est prié par son agent, Robert Smith, de rester ouvert à toute proposition concernant le remplacement de son actrice principale. Les frères Luigi et Vincenzo Castigliane, apporteurs de fonds aux airs de mafieux, arrivent enfin. Vincenzo fait passer la photo d'une actrice inconnue, Camilla Rhodes, aux producteurs qui se préoccupent beaucoup de l'expresso que l'on va servir à Luigi. Adam s'inquiète de ce manège et de la photo. Luigi insiste, ce n’est pas une proposition qui est faite à Adam; Camilla Rhodes, "c'est la fille". Comme Adam, en colère, déclare "Cette fille ne jouera pas dans mon film". Vincenzo lui répond "Ce n'est plus ton film" et Luigi répète "C'est la fille". Après avoir quitté la salle de réunion, Adam fracasse le véhicule des gangsters avec un club de golf puis s'enfuit.
Betty entre dans la chambre où Rita dort toujours. Ray Hott pénètre chez Mr Roque et lui déclare : "La fille s'appelle Camilla Rhodes... Le réalisateur n'en veut pas... Ils ont dit de tout arrêter... Est-ce que c'est ce que vous voulez ? ... Alors on va tout arrêter"
Dans un immeuble de Los Angeles Joe Messing, un tueur à gages maladroit s'empare d'un carnet rempli de numéros de téléphone dans un bureau et tue Ed qui le détenait, ainsi qu'une femme en surpoids, victime dune première balle égarée et un homme de ménage qui a surpris sa mise en scène des meurtres.
Betty téléphone à sa tante pour la remercier et s'aperçoit qu'elle ne connait pas Rita. Elle va demander des explications à Rita qui se réveille. Elle lui avoue en pleurs ne pas savoir qui elle est. Pour aider Rita à recouvrer la mémoire, Betty lui suggère de chercher une pièce d'identité dans son sac à main : elles y trouvent une somme d'argent conséquente et une étrange clef bleue.
Devant le restaurant Winkie's, Joe Messing demande à une prostituée si elle n'a pas remarqué une nouvelle; une brune un peu amochée. Interrogée par Betty, Rita semble se souvenir de quelque chose
Alors qu'il est au volant, Adam reçoit un appel de sa secrétaire qui l'informe que Ray, son directeur de production, a licencié toute son équipe. Elle le supplie de se rendre au bureau pour régler la situation mais Adam préfère obstinément rentrer chez lui.
Rita se souvient du nom "Mulholland drive". Betty la convainc de se renseigner pour savoir s'il y a eu un accident sur Mulholland drive.
Une fois arrivé, Adam découvre que sa femme, Lorraine, est au lit avec Gene, l'agent d'entretient de la piscine. Sous le coup de la colère, il s'empare d'un pot de peinture rose et le verse sur les bijoux de sa femme ; il la plaque au mur après qu'elle a commencé à le frapper. Gene s'interpose et le jette hors de sa maison.
Apres avoir caché le sac dans un carton à chapeau, Betty et Rita cherchent une cabine téléphonique où la police confirme l'accident de la veille. Elles prennent un café au restaurant Winkie's où une serveuse du nom de Diane prend leur commande ; cela déclenche chez Rita le souvenir du nom de "Diane Selwyn". Après une recherche dans l'annuaire téléphonique, elles appellent la seule femme qui porte ce nom mais personne ne décroche.
Les Castigliane ont envoyé un malabar chez Adam. Il casse la gueule à Gene et Lorraine. Retranché au Park hôtel, Adam apprend de Cookie, le gérant, que sa banque a fermé son compte et qu'il est par conséquent ruiné. Cynthia, sa secrétaire, lui confirme qu’il est ruiné et que son agent lui conseille de rencontrer un mystérieux personnage appelé Le Cow-boy.
Le soir Betty et Rita cherchent sur une carte l'appartement de Diane. Comme le 12 à Sierra Bonita n'est pas très loin, elles se promettent d'y aller le lendemain. Louise Bonner, une voisine à l'esprit dérangé, frappe à la porte et annonce que le malheur va frapper. Coco la reconduit chez elle et donne à Betty le texte reçu par fax de son audition du lendemain.
Le cow-boy accuse Adam de ne pas aimer la belle vie : "L’attitude d'un homme peut influencer jusqu'à un certain point le chemin que son destin va prendre ...U ne carriole n'a qu'un conducteur et c'est moi... Si tu modifiee ton attitude tu feras la route avec moi". Le Cow-boy veut ainsi qu'il se remette au boulot le lendemain au studio et l'exhorte à embaucher Camilla Rhodes en disant "c'est la fille". "Le choix du premier rôle féminin ne dépend pas de toi".
Le lendemain matin. Betty et Rita répètent le rôle de celle-ci de manière outrée. Betty se rend alors à l'audition du studio. Wally Brown, le producteur lui présente, Jack Dogman son assistant, Jimmy Katz, l'acteur vieillissant qui sera son partenaire, Bob Booker, le réalisateur et Linney James, la directrice de casting, accompagnée de son assistante, Nicki. Sa prestation, à l’opposé de ce qu’elle avait répété avec Rita, dorénavant toute en séduction, y est encensée. Linney James, lui révèle cependant que la production est trop minable pour aboutir et l'emmène voir le plateau du film que réalise Adam : L'histoire de Sylvia North. Carol, une catrice célèbre chante avec un groupe puis c'est au tour de Camilla Rhodes de passer l'audition pour le rôle-titre du film. Adam annonce : « C'est la fille. » Presque immédiatement après avoir engagé Camilla, Adam se retourne et regarde fixement Betty. Les deux se regardent comme envoûtés mais Betty s'enfuit avant de rencontrer Adam en expliquant qu'elle avait promis de retrouver quelqu'un, Rita en fait.
Betty et Rita, frappent au 12 de la Sierra Bonita mais son occupante déclare qu'elle a échangé son appartement avec Diane qui habite maintenant au 17. Elle propose de les accompagner car elle a des affaires à récupérer.Mais un appel téléphonique la retarde. Après avoir frappé à la porte de l'appartement de Diane Selwyn sans succès, Betty y pénètrent par une fenêtre qui n'était pas verrouillée. Dans la chambre, elles découvrent le cadavre d'une femme morte depuis plusieurs jours. Terrifiées, elles retournent à la villa et Betty coiffe Rita d'une perruque blonde. Cette nuit-là, les deux femmes deviennent amantes ; Betty dit à Rita qu'elle l'aime. Rita réveille Betty à deux heures du matin et insiste pour qu'elles se rendent à une salle de spectacle à l’atmosphère inquiétante du nom de Club Silencio. Sur scène, un homme explique en espagnol et en français que tout n'est qu'illusion. Il n'a pas d'orchestre tout n'est qu'enregistrement ainsi que le démontre le trompettiste. Son spectacle est suivi de celui d'une femme très maquillée, Rebekah Del Rio, qui chante Crying de Roy Orbison en espagnol et a capella. Même si celle-ci semblait se dédier entièrement à sa prestation, elle s'évanouit mais le chant se poursuit : il s'agissait aussi de playback. Betty ouvre son sac à main et en sort une boîte bleue dont la serrure semble correspondre à la clef de Rita. De retour à l'appartement, Rita retrouve la clef mais se rend compte que Betty a disparu. Elle se décide à déverrouiller la boîte : celle-ci tombe à terre sur le tapis. Apparaît alors Ruth, qui cherche la provenance du bruit qu'elle semble avoir entendu mais elle ne trouve rien, la boite n'est plus sur le tapis.
Partie 3 : Réveil et retour à la réalité
Dans la chambre de Diane Selwyn, celle-ci dort encore. Le Cowboy se montre à la porte et dit : "Salut, la belle. Debout là-dedans, c'est l'heure". Diane Selwyn qui a les traits, en moins glamour, de Betty Elms se réveille dans son lit et sort de tout le rêve précédent alors qu’on frappe à sa porte. Sa voisine du 12, qui s'inquiete de sa disparation de quelques jours, vient demander sa lampe et sa vaisselle que Diane doit lui donner depuis trois semaines. Une clé bleue est sur la table. Elle l'avertit que les deux flics la cherchent toujours. Profondément déprimée, Diane croit voir la femme brune de son rêve qu'elle appelle alors Camilla et dont elle désespérait du retour. Mais ce n'est qu'une apparition fugace qui disparait aussitôt. Elle se prépare un café et se dirige vers le canapé vert où elle se souvient de la dernière venue de Camilla. Elles avaient fait l'amour dans le canapé vert mais Camilla avait déclaré vouloir rompre. Diane savait que c'était du fait d'Adam, le metteur en scène dont elle avait bien vue précédemment qu'il draguait Camilla lors de la scène du baiser dans la voiture, expressément sous son regard. Du coup, Diane et Camilla s'étaient quittées fâchées.
Diane en se masturbant se souvient aussi, qu'un peu auparavant, elle avait été invitée par Camilla à une fête organisée chez Adam, sur Mulholland Drive. La limousine qui la conduit s'arrête avant d'atteindre la maison mais Camilla lui fait emprunter un raccourci à travers le jardin, "un passage secre"t. Adam semble amoureux de Camilla et présente sa mère, Coco, à Diane. Au cours du repas, Diane explique qu'elle vient de Deep River au Canada ; qu'elle a gagné un concours de jetiburg (danse sur musique swing) et a décidé de devenir actrice. Elle est venue à Hollywood après le décès de sa tante qui y travaillait ; elle dit aussi avoir rencontré Camilla lors d'une audition pour L'histoire de Sylvia North dont le réalisateur, Bob Brooker, a choisi Camilla et non elle. En narrant ces souvenirs pénibles, Betty entraperçoit ceux qui, dans son rêve, seront la blonde Camilla (elle embrasse Camilla), Luigi Castigliane et le cow-boy. Adam et Camilla, entre rire et baisers s'apprêtent à faire une annonce importante.
Mais avant qu'ils ne prononcent le mot mariage, Diane en pleurs se revoit avec le tueur à gages au restaurant Winkie's : elle lui donne une photo grand format de Camilla, "c'est la fille" et une forte somme d'argent. La serveuse qui s'occupe d'eux porte un badge au nom de Betty. Le tueur à gages explique à Diane que quand le travail sera fait, elle trouvera une clef bleue. Diane lui demande ce qu'ouvrirait cette clef, le tueur à gages se contente d'éclater de rire. En levant les yeux, Diane remarque Dan, l'homme qui avait fait le cauchemar : il se tient debout au comptoir.
Derrière le restaurant, un sans-abri, le personnage monstrueux qui avait fait s'évanouir de peur Dan, met la boîte bleue dans un sac de papier qui tombe à terre. En sort le couple âgé miniaturisé.
La clef bleue posée sur la table en face d'elle, Diane est terrorisée par des hallucinations représentant le couple de personnes âgées qui passent sous sa porte et la poursuive de leurs rires démoniaques. Elle court jusqu'à son lit en hurlant et se tire une balle dans la tête. Le visage du sans-abri apparait alors dans la chambre. Au club Silencio, la spectatrice à la longue perruque bleue murmure « Silencio ».
Peut-être y-a-t-il une clé qui permet de décrypter totalement Mulholland drive. Dans ce cas, elle est très certainement bleue et permet d'ouvrir la fameuse boîte, bleue, elle aussi, qui, aux qautre-cinquième du film réarrange les personnages comme on réarrange les cartes pour un nouveau jeu qui, au premier abord, ne paraît ni plus vrai ni plus faux que le précédent. Cette fameuse boîte, obtenue dans le théâtre "Silencio", fonctionne comme une boîte de Pandore.
Boîte de Pandore, rêve et performance artistique
Avec Pandore, les dieux de l'Olympe voulaient châtier les hommes coupables d'avoir obtenu le feu grâce à la désobéissance de Prométhée qui l'avait volé au ciel pour le leur donner. Il est bien possible que Lynch nous fasse cadeau de Camilla, incarnation sublime de la femme fatale (dans les inrock, Serge Kagansky décrit ainsi Laura Elena Harring : le visage d'Ava Gardner, les formes de Jane Russell, l'allure et les origines latinos de Rita Hayworth, la fêlure de Gene Thierney), pour nous châtier de notre connaissance du cinéma et laisse échapper des démons du non-sens pour tuer si ce n'est la psychologie du moins la linéarité du récit.
Le cinéaste adopte en tous les cas assez souvent la posture du démiurge tout puissant avec sa caméra précédant le cheminement de ses héroïnes dans les couloirs de l'appartement ou filmant une porte juste avant que des coups n'y soient frappés pour nous faire pressentir l'étrangeté à venir. Plus nettement encore, les plans surplombants des gratte-ciel vus du d'avion, accompagnés sur la bande-son d'un souffle étrange, reflètent bien cette position toute puissante du cinéaste.
Il est possible aussi que ces enchaînements, difficilement compréhensibles lors de la première vision du film, s'apparentent à la logique du rêve. La jeune femme accidentée pourrait être une créature rêvée. Cette création est d'abord difficile à mettre en place : par trois fois, elle éprouve le besoin de dormir, le rêve étant alors entrecoupé de période de transitions ou de brusques changements (l'homme dans le Winkies qui raconte son cauchemar puis voit surgir le monstre évoqué et en meurt immédiatement). A signaler aussi la faculté du rêve à effacer les difficultés : lorsque Rita pénètre dans l'appartement de la tante, un regard de celle-ci vers sa porte lui laisse voir Rita y pénétrer. Ce qui, dans un montage classique en champ contre-champ (personnage regardant - vision de ce qu'il voit), devrait aboutir à une réaction de la tante, se termine ici comme de si rien n'était... De même, la virée dans ce théâtre Silencio débute au sortir d'un rêve et pourrait être un cauchemar de Rita.
Il est possible enfin que l'expérience filmique qui nous est proposée s'apparente à un happening théâtral similaire à celui vécu dans ce fameux théâtre par les deux héroïnes. Le spectacle repose sur un parti pris énoncé par le présentateur : la vie que vous croyez voir sur scène est fausse, tout est déjà enregistré. Les sons qui surgissent à l'appel du présentateur sont ainsi déjà enregistrés sur bande. Il est pourtant plus facile, au départ, de croire qu'un comparse joue réellement d'un instrument de derrière les rideaux et répond aux ordres du présentateur. Après quelques sons, un trompettiste vient d'ailleurs jouer sur scène, mais il s'interrompt et pourtant la musique continue d'être jouée. Il s'agit décidément bien d'une musique enregistrée. Un autre présentateur introduit alors une chanteuse argentine qui chante longuement en gros plans une chanson déchirante qui provoque les larmes de nos deux héroïnes. Elle aussi s'interrompt pourtant et s'évanouit et l'on découvre que, là aussi, il s'agissait d'une musique enregistrée. Décidément, c'est bien vrai, tout est faux et pourtant à chaque fois on y a cru, et ce d'autant plus fort que l'on croyait précédemment être dans le faux.
Ce révèle ainsi l'un des principes de mise en scène de Lynch : intensifier chaque moment en prenant le contre-pied du moment précèdent et surtout du savoir précédent. Car telle est là l'économie formidable proposée par la répétition décalée : la vitesse étant déjà acquise, seule l'accélération compte ; la psychologie étant déjà admise, toute l'émotion porte sur la vérité introduite par le décalage avec le moment précédent. Il n'est pas très nouveau de nous faire croire que les personnages vivent réellement leurs dialogues alors qu'il ne s'agit que de la répétition d'un texte. Ainsi, l'amorce de la première séquence de répétition de l'audition entre Betty et Rita est-elle le seul vrai moment d'émotion de cette séquence. Mais lorsque Betty rejoue la scène avec le vieil acteur concupiscent, le décalage et la performance sont permanents. Décalage encore qui permet de se concentrer sur le seul jeu des actrices lors des scènes de play-back. Cinéaste de l'illusion, David Lynch croit aux puissances du faux et à leur capacité de dire une vérité qui ne se révèle que par contraste avec des vérités plus ternes.
Il pourrait suffire de dire que Lynch est un cinéaste fasciné par la toute puissance de la création ou expérimentant au cinéma la logique du rêve ou proposant une émotion digne d'une performance artistique. On a pourtant du mal à croire qu'un artiste se contente de juxtaposer des logiques particulières sans fil directeur. Après tout, on a longtemps cru que Citizen Kane, Le grand sommeil, 2001 l'odyssée de l'espace, L'année dernière à Marienbad, Persona ou Hélas pour moi étaient des films incompréhensibles avant que la critique moderne, armée de magnétoscope puis de DVD, n'arrive à restituer leur évidence à ces films-(Seuls, probablement, les films de Bunuel, parce qu'ils relèvent sciemment d'une logique surréaliste, ne sont peut-être pas totalement explicables - et encore !). Il est certain pourtant que l'aura de mystère qui a plané sur ces films a contribué à leur légende. Car leurs images ont sensibilisé notre mémoire avant qu'un sens plein ne vienne nous en donner la clé. Cette possibilité de créer des images archétypes qui ne se remplissent de sens que par la suite est la marque du chef d'uvre et, probablement, le nid de l'émotion. Emotion que sont bien incapables de nous livrer des films mystérieux mais seulement rusés comme Usual suspects (Bryan Singer, 1995) ou La prisonnière espagnole (David Mamet, 1997). Déblayons donc le terrain pour dégager ces archétypes.
Tout s'explique
(voir en détail les photogrammes de : Rêve et réalité dans Mulholland drive).
Toute la première partie est un rêve de Diane Selwyn. Le film semble tellement démarrer avec l'accident de la limousine noire qu'on en oublie qu'il débute sur une étrange séquence de swing sur fond violet sur lequel se superpose des têtes en ombre blanche puis par un bref plan de drap rouge-orangé, filmé de plus en plus serré sur les fibres textiles et terminé par un fondu au noir qui se rallume sur le panneau "Mulholland drive".
Ces deux séquences, le swing violet et le drap rouge-orangé, évoquent le demi-sommeil entrecoupé de rêves dans lequel s'enfonce Diane. Elle le dira d'ailleurs dans la partie 3, elle est venue à Hollywood grâce à sa victoire dans un concours de swing, et les ombres blanches que l'on distingue à peine sont celles d'elle-même et de ses parents, joyeux de son succès. Quant au drap rouge-orangé, c'est bien sur le sien, sur lequel elle s'endort et que l'on reverra plusieurs fois : lorsqu'elle est découverte morte dans son propre rêve par Betty et Rita (prémonition de sa fin), lorsqu'elle se réveille, interpellée au sein de son rêve même par le cow-boy le matin de sa mort, et bien-sûr, une dernière fois lorsqu'elle se suicide.
La seconde partie, aux quatre cinquième du film, débute donc par son réveil difficile. Chez la tante tout est redevenu normal : Camilla et le boîte bleue ont disparu. Le rêve fonctionne aussi difficilement à la sortie qu'à l'entrée. Il est certes un peu curieux de voir apparaitre la tante, dont Diane dira plus tard qu'elle est morte avant son arrivée à Los Angeles. Cette tante est donc probablement la condensation d'une double réalité : un appartement visité à son arrivée à Hollywood avec sa propriétaire réelle et le personnage de la tante.
Diane sort de son sommeil grâce à son Surmoi réveille-matin, le cow-boy inquiétant et philosophe de la première partie : "il est temps de se réveiller ma belle" lui intime-t-il au sortir de son rêve alors que des coups sont frappés à la porte, la voisine venant récupérer sa vaisselle.
Au cours de cette dernière journée qui finira par son suicide, Diane se remémore son passé en flash-backs. Tous les objets et personnages renvoient alors à leur fonction déformée dans le rêve. La clé bleue, plate cette fois-ci, qui se trouve sur la table indique, on le comprendra plus tard, que Camilla est morte.
Diane, visage gonflé par le chagrin et la solitude, les cheveux mal coupés et la dentition imparfaite se souvient de son aventure avec Camilla, la Rita de son rêve, qui a décidé de la quitter. Diane est une comédienne sans avenir qui obtient des rôles grâce au seul bon plaisir de son amante, Camilla. Celle-ci pousse la perversité un peu loin, l'obligeant à assister à son idylle avec le cinéaste. Cette façon de mêler sexe et réussite sera à l'origine de l'interprétation de Diane dans la séquence de la répétition avec le vieil acteur.
Cadré entre un abat-jour rouge et un cendrier plein de mégots, le téléphone qui sonne dans sa chambre pour appeler Diane le soir de la fête des fiançailles est le téléphone qu'utilisaient les mafieux dans son rêve pour commanditer le meurtre. Ce qu'elle va vivre dans cette soirée sera en effet à l'origine du meurtre qu'elle commanditera pour tuer Camilla.
Avec les mêmes plans que lors de la partie rêvée, elle est en effet conduite dans une limousine noire sur les hauteurs de Los Angeles, sur Mulholland drive. La voiture s'arrête. Le chauffeur se retourne vers elle mais, alors que dans le rêve il pointait un revolver vers elle, il lui donne l'ordre de descendre : elle est attendue par Camilla qui, la main dans la main, la traite encore là comme une amante pour mieux la blesser plus tard.
Devant la mère d'Adam, Coco, l'ex concierge de la première partie, Camilla et Adam annoncent en effet leur mariage. L'écurement que Diane ressent à cette nouvelle se cristallise sur le café qu'elle est en train de boire (plan sur l'expresso ; Diane buvait d'ailleurs trop de café on avait déjà vu son jus de chaussette dans la cafetière le matin au réveil) et le regard qu'elle jette alors à un autre invité transformera ce dernier en mafieux qui jouera justement cette scène d'anthologie du café que l'on recrache. Au cours de cette même soirée d'autres éléments du puzzle se remettent en place. La fin de la précédente situation maritale d'Adam est révélée : sa femme a gardé son amant et lui la piscine. Diane avoue avoir rencontré Camilla sur le tournage de "L'histoire de Sylvia North", titre de la chanson interprétée en play-back par la Camilla Rhodes blonde, protégée par la maffia de la première partie et qui se trouve là être une autre amante de Camilla (elle l'embrasse) et donc une rivale.
Dans un autre flash-back, Diane se rappelle qu'elle a commandité le meurtre de Camilla auprès d'un tueur. Le tueur porte avec lui le carnet qu'il était censé récupérer dans la première partie rêvée où, minable (mais très drôle!), il tuera non seulement le possesseur du carnet mais aussi deux témoins involontaires successifs. Pour passer le contrat du meurtre, Diane tend une photo de star, photo que donneront les mafieux pour dire "C'est la fille". Les billets dans son sac servent à payer le tueur, ils se retrouveront, multipliés, dans le sac de Rita. La serveuse pleine de vie du self Winkies servira de modèle de comportement à Diane pour son rêve alors que l'étiquette, Betty, qu'elle porte sur sa blouse sera la piste pour conduire à l'adresse de Diane. Le client du bar, sur lequel elle transpose sa propre peur au moment de confirmer le contrat homicide, sera celui qui verra le monstre de la mort (pressentiment là aussi de sa propre mort à partir d'une image sans doute déformée d'un clochard vu dans la rue). Enfin la clé bleue que lui montre le tueur, comme le signe que le meurtre aura été accompli, est la fameuse clé bleue qui ouvrira la boîte bleue du rêve, boîte de Pandore mais plus vraisemblablement symbole du cercueil de Camilla, symbole si affreux qu'il conduit Diane à se réveiller (peut-être aussi est-elle en manque de drogue comme l'indiqueraient les convulsions dont elle est prise dans le cabaret Silencio).
L'ultime retour à la réalité est une crise d'hallucination de Diane, où elle voit la mort manipuler la boîte bleue de laquelle sortent ses parents qui débarquent bientôt chez elle, passant minuscules sous la porte. C'en est trop elle se suicide
L'image de Diane et Camilla, fantômes blancs triomphants et unis, flottants sur Los Angeles est une dernière projection du rêve de gloire de Diane.
Le film se clôt alors sur la scène illuminée de bleue du Silencio. La hiératique spectatrice de la première loge coiffée d'une perruque bleue peut émettre un "silencio" définitif. Lynch, Dieu tout puissant, n'en dira pas plus sur son film.
Des archétypes comme creusets de l'émotion
Revoir Mulholland drive est alors impératif. Lors d'une seule vision, un certain nombre d'images du film ont sensibilisé notre mémoire sans qu'un sens plein ne vienne nous en donner la clé. Images étranges alors, on ne comprend qu'ensuite qu'elles sont complexes, doubles, hyperréalistes et que ce trop de réalité, bouleversant, provient du désir désespéré de Diane.
Ici, le procédé du rêve est loin d'être une grosse ficelle pour artiste en mal d'imagination. Il se double, on l'a vu, dans la seconde partie, du plaisir de l'élucidation. Mais la vraie performance du film est de remettre au goût du jour un thème bien connu : Hollywood, miroir aux alouettes en incarnant comme jamais la présence vénéneuse de la mort au sein des images les plus glamours.
La première occurrence de ces images est, en fait, assez comique : il s'agit des deux inspecteurs de police, excessivement massifs et figés, prononçant quelques phrases d'un air absent. La parodie se nourrit aussi des archétypes. La seconde est grinçante : l'air trop réjouit des vacanciers rencontrés par Betty dans l'avion renvoie à la satisfaction béate des parents, tellement en décalage avec la réalité qu'ils contribueront, eux aussi, au suicide final.
Le désir démesuré de Diane s'incarne aussi dans le plan de ses yeux écarquillés devant la porte des studios de la Paramount. Image glamour excessivement lumineuse, elle n'est que le voile d'un rêve où il suffirait d'être jeune et d'y croire pour réussir alors que le spectateur averti connaît la réalité, beaucoup plus glauque.
La plus belle des images archétypales est, bien-sûr, constituée par la fameuse scène érotique où Betty a par ailleurs abandonné une partie de son aura pétillante et ressemble presque à elle-même, Diane. Lorsqu'elle prononce le fameux "I am in love with you" face à cette créature fragile sortie de son rêve, elle ne manque alors pas d'évoquer pleinement la situation tragique de James Stewart dans Vertigo : un amour à sens unique où l'amant fait l'amour avec une morte. De plus, Rita, revêtue de sa perruque blonde, fait incontestablement penser à Kim Novak. La perruque posée sur les cheveux parachève l'asservissement de la créature fantasmée comme le chignon souhaité par Scottie dans le film de Hitchcock.
L'inversion du désir amoureux de Diane en désir de mort se porte sur le personnage d'Adam. La pulsion de destruction qui l'accompagne s'exprime dans l'agression contre la voiture des gangsters, qui incarnent eux-mêmes, de façon grotesque, le pouvoir de vie et de mort. Diane éprouvera ensuite du plaisir à imaginer Adam prenant des coups et couverts d'une peinture rose évoquant le sang. Mais c'est la couleur bleu qui symbolise le mieux, à partir de la couleur de la clé, le désir de mort ; ce bleu devient donc celui de la boîte mystérieuse ...et celui de de l'embout du haut-parleur de Adam sur le tournage (un substitut du sexe du réalisateur à la fois image du désir et repoussant : malgré les regards, exagérés eux aussi, vers elle du réalisateur, Betty s'enfuyait du studio pour retrouver Camilla).
C'est enfin sur une image archétypale que se termine la vie de Diane : elle et Camilla, fantômes blancs, flottent sur Los Angeles. Ce plan est un écho désespéré du dernier plan de la séquence de swing. Le rêve d'actrices flottant triomphantes et légères au-dessus des spectateurs de la ville est une variation morbide de celle glorieuse surgit du cerveau de Myrtle Gordon dans Opening night.
Prométhée enchaîné
Camilla-Pandore, Lynch-Dieu, le feu de la connaissance et les démons de l'art moderne, reste à savoir où donc se cache Prométhée ?
Probablement est-ce le critique, cet empêcheur de tourner en rond auquel ni les hommes ni les dieux n'accordent grande importance. Et ce d'autant plus que maints spectateurs préféreront voir dans ce film le portrait d'une femme fatale (qui choisiront-ils d'ailleurs Rita, Camilla, Betty ou Diane ?) plutôt que cette tragédie d'un rêve de gloire anéanti.
Le but de Lynch n'est pas de perdre son spectateur. Pour nous faire admettre sa vision d'un monde où la lumière n'existe pas sans les ténèbres, pour nous mettre en garde contre une vision trop idéalisée du monde, il nous plonge au coeur d'une expérience sensitive où, comme dans un rêve, les désirs se cachent dans une série de déplacements. Après avoir fait cette expérience, le spectateur est libre de théoriser ou non et peut très bien prendre la seconde partie comme l'expérience d'un nouveau rêve, pas plus réel que le premier.
Mais à trop rester dans le rêve, il risque de perdre une part d'émotion : celle qu'ont ressentie Betty et Rita au spectacle du Silencio : le spectacle est le lieu privilégié où l'on peut connaître les deux faces du monde, la vérité et le mensonge.
Puisqu'il s'agit d'un film à clé, on pourrait dire que le film tout entier est un symbole, liaison d'un signifiant (une histoire difficile à comprendre) et d'un signifié (la tragédie sous la gloire) d'où émerge le signe : celui d'un art réconciliateur, capable de faire apprécier la violence de la mort sous la douceur du rêve.
Jean-Luc Lacuve, le 2 mai 2002
Pour ses 20 ans, Mulholland Drive, est restauré en 4K. Signée StudioCanal et Criterion et supervisée par Lynch lui-même durant le processus d'étalonnage, cette restauration, dabord présentée au Festival de Cannes 2021 (20 ans après la victoire du cinéaste, qui y a reçu le prix de la meilleure mise en scène ex-aequo avec The Barber des Frères Coen) dans la sélection Cannes Classics, s'accompagne d'un coffret collector et de plusieurs sorties en salles.