Lumberton, Caroline-du-Nord, "la ville du bois où l'on n'est pas de bois", cette ville qui se voudrait symbolique du rêve américain cache aussi des cauchemars.
Son père étant hospitalisé après une crise cardiaque, Jeffrey Beaumont trouve une oreille humaine dans un terrain vague. Il l'apporte à l'inspecteur Williams, père de Sandy qui va devenir sa petite amie.
Par goût du mystère, Jeffrey mène sa propre enquête en fouillant l'appartement de Dorothy Vallens, une chanteuse de cabaret. Celle-ci le surprend, puis Jeffrey assiste à ses étranges rapports sado-masochistes avec le truand Frank Booth. Jeffrey peut alors rendre compte des indices récoltés à Sandy : Dorothy Valence est mariée et son mari s'appelle Don. Ils ont un fils. L'enfant et le mari ont été kidnappés par Frank Booth qui a agi ainsi pour obliger Dorothy à faire ses quatre volontés. Elle est au bord du suicide et l'oreille qu'il a trouvée est celle de son mari que Frank a coupé pour forcer Dorothy à rester en vie. C'est avec des pervers comme Frank que le monde se pourri de plus en plus conclue Jeffrey. Il poursuit son enquête et découvre qu'un deuxième type est mêlé à tout ça, l'homme jaune, entraperçu chez Dorothy, est mêlé à un meurtre et à un trafic de drogue. Cet homme en jaune se révèle être un policier, le collègue de l'inspecteur Williams. Parallèlement à son idylle avec Sandy, Jeffrey entame une relation avec Dorothy qui lui fait connaître le sexe, la peur, la honte, la violence et le sang. Frank les surprend et malmène Jeffrey qui alerte l'inspecteur Williams. Nue, au bord de la folie, Dorothy répète à Jeffrey en présence de Sandy "J'ai pris ta détresse en moi, J'ai ton mal en moi désormais".
Sandy pardonne à Jeffrey et le drame se dénoue chez Dorothy : son mari est mort ainsi que Gordon, l'homme en jaune et, alors que Frank s'apprête à le tuer, Jeffrey l'abat. Le rouge-gorge, symbole du bonheur dont avait rêvé Sandy, vient saluer les familles de Jeffrey et Sandy réunies. Mais ce rouge-gorge, plus vrai que nature, hyperréaliste, coloré est une bête prédatrice qui tient dans son bec un hanneton : les rouges-gorges se nourrissent de cafards. "Il est bizarre ce monde" se souviendront peut-être une dernière fois Jeffrey et Sandy. Dans un parc, Dorothy enlace son enfant retrouvé et le film se conclut avec les mêmes images idylliques qu'au début avant que le rideau blue velvet ne clôture le film.
Blue Velvet est, avant tout, un voyage initiatique où le désir de rechercher la dimension mystérieuse du monde en représente la seule voie d'accès. On ne peut connaître la vraie vie qu'en allant en deçà des images de surface, colorées et stéréotypées mais sans s'enfoncer non plus jusqu'à la mort, au retour névrotique dans la matrice initiale. Dans cet entre-deux permettant de percevoir les musiques les plus douces et les cris les plus effroyables se tiennent le sexe et le sang, l'amour et la peur, la honte et le pardon.
Dans la vie d'une petite ville américaine moyenne et typique, Lynch injecte du sexe, du crime et de la noirceur pour en révéler la face cachée et refoulée comme Hitchcock le fit quarante-trois ans plus tôt avec oncle Charlie, séducteur et tueur de riches veuves dans L'ombre d'un doute.
Youri Deschamps relève que dans l'un et l'autre films, "la small town américa" est d'emblée présentée comme une enclave paradisiaque avenante et protectrice où les pompiers saluent et sourient, où les gardiennes de carrefour font traverser les enfants sages (Blue Velvet), où les policiers affichent une mine réjouie et assurent la sécurité des piétons avec une prévenance qui semble inaltérable (L'ombre d'un doute).
Dans les deux films, les résidences affichent une blancheur immaculée ainsi qu'une pelouse exemplaire, Lumberton, Caroline du Nord (Blue Velvet) et Santa Rosa, Californie (L'ombre d'un doute), toponymes imprimés par de fiers panneaux indicateurs et publicitaires à l'entrée de la ville radieuse, logent à la même enseigne bien qu'elles soient situées aux deux extrémités du pays en vis en vis justement : ce sont deux pures villes-images, où le bonheur de vivre est obligatoire et constitue la seule religion officielle.
Dans Blue Velvet, la ville tombe d'ailleurs littéralement du ciel, à la faveur d'un lent panoramique vertical vers le sol. Santa Rosa dans L'ombre d'un doute sort d'abord de la bouche d'oncle Charlie, au téléphone lorsqu'il projette de quitter Philadelphie pour se mettre au vert et fuir les deux policiers qui sont sur sa piste. Il prononce deux fois le nom de la ville de façon quasi incantatoire et Santa Rosa émerge du néant. La ville-image se présente ainsi comme une véritable doublure du monde idéal. (...) Dès que l'on pénètre dans le foyer des Newton, la ville modèle ne fait pourtant pas longtemps écran : exemplaire en apparence, Santa Rosa est une cité somnolente où l'ennui règne en maître absolu : "Nous laissons couler la vie et rien ne nous arrive (...) on mange, on dort, c'est tout" déclare sa mère à la jeune Charlie qui appelle de tous ses vux la venue de son oncle. Même tableau d'ensemble dans les premières séquences de Blue Velvet où, passé les chromos rutilants de l'imagerie du bien-être résidentiel, Lumberton relève de la léthargie généralisée. Monsieur Beaumont, le père, arrose sa pelouse dans un état quasi hypnotique ; la mère installée dans le canapé du salon est rivée à l'écran de télévision.
Pour la jeune Charlie comme pour l'inexpérimenté Jeffrey Beaumont, la problématique est de même nature : il s'agit de revitaliser une image morte et mortifère édifiée en modèle. Refuser la clôture de l'image idyllique du bonheur standard équivaut à sortir de l'innocence.
Dans son ouvrage Blue Velvet (éditions du Céphal, 2004), Youri Deschamps soulignait ainsi l'opposition entre la chromo-zone (où les parents de Jeffrey sont mis en retrait, devant la télé ou à l'hôpital) et l'organi-cité (bâtiment à couloirs et étages de Deep Rivers, en opposition avec les maisons individuelles de la chromo-zone) où Frank et Dorothy apparaissent comme des parents symboliques pour une initiation liée à l'organique. Linitiation passant, plastiquement, par un processus de passage par le noir ou la profondeur (conduit auditif).
Les basculements du blue velvet au bleu ciel du générique puis le mouvement inverse qui clôt le film traduisent le passage de la matière -à la sensualité complexe- vers le monde de l'idéal -celui d'un ciel tombant sur une cité parfaitement ordonnée.
Youri Deschamps soulignait enfin le rapport entre les années 80 et les années 50, axé sur les actrices des soap qui interprètent les mères de Jeffrey et Sandy mais aussi sur l'autre film référence de Hitchcock Vertigo (1958) pour le rapprochement entre Carlotta Valdès et Dorothy Valence ainsi qu'à La vie est belle (1946) avec la thématique de l'oreille et de la bonne et mauvaise ville (Bedford Falls contre Pottersville) et le poster de Montgomery Clift que Sandy expose dans sa chambre comme une marque de sa complexité. La référence au Magicien dOz (1939) semble, elle, sortir de ce cadre temporel.
Bibliographie :