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L'ombre d'un doute

1943

Voir : photogrammes
Genre : Film noir
Thème : serial killer

(Shadow of a doubt). Avec : Joseph Cotten (Oncle Charlie Oakley), Teresa Wright (la jeune Charlie Newton), MacDonald Carey (Jack Graham), Patricia Collinge (Emma Newton). 1h48.

Philadelphie. Charlie Oakley se repose sur son lit et apprend par sa logeuse que deux hommes l'ont demandé. Il découvre que les hommes en question sont là et il réussit à échapper à leur filature. Il décide de se rendre chez sa sœur à Santa Rosa. Il la prévient alors même que la jeune Charlie, sa nièce, s'apprêtait à lui envoyer un télégramme. Charlie, qui porte donc le même prénom que lui, lui voue une grande admiration.

Charlie Oakley arrive à Santa Rosa et retrouve la famille de sa sœur et notamment Charlie. Jack Graham et Fred Saunders arrivent en ville. Le premier se dit agent du gouvernement, le second est son photographe. Ils font une enquête sur la famille américaine type. Emma est fière d'avoir été choisie mais Charlie Oakley refuse de se laisser prendre en photo. Jack avoue à la jeune Charlie qu'il est en réalité un policier et qu'il enquête sur le criminel responsable de la mort de plusieurs riches veuves. Charlie Oakley est l'un des suspects. La jeune fille est d'abord surprise, mais la découverte d'un article de journal qu'il avait voulu dissimuler la conduit à penser que son oncle est peut-être l'assassin en question. Charlie Oakley ne cache d'ailleurs pas son dégoût pour les riches veuves, ce qui ne l'empêche pas d'attirer l'attention de Mrs. Potter. Mais on apprend la mort de l'autre suspect et l'affaire est classée.

Charlie est cependant maintenant persuadée que Charlie Oakley est le tueur de veuves car il lui a donné une bague qui appartenait à l'une des victimes. Oncle Charlie sait aussi que sa nièce le croit coupable. Il essaie de la tuer, en sciant une marche d'escalier, en l'enfermant dans le garage, puis en la poussant du train qui le ramène à New York. Mais c'est lui qui tombe et qui meurt écrasé.

Sa nièce et le policier garderont le secret de sa culpabilité. La petite ville de Santa Clara lui fait des funérailles magnifiques.

Scène clé : La jeune Charlie sort du bureau du télégraphe après avoir appris que son oncle Charlie va venir à Santa Rosa, elle dit et elle répète : "Il m'a entendu, il m'a entendu". Dans le fondu enchaîné qui suit, le train arrive à grande vitesse sur une musique inquiétante.

Message essentiel : Pour l'adolescence, une famille et une petite ville tranquille, aussi idylliques soient-elles, sont insuffisantes et appellent le goût de la destruction et de la mort.

Pour Bill Krohn, Hitchcock au travail :
"
Alfred Hitchcock n'a jamais caché que L'ombre d'un doute était une de ses œuvres préférées. Il a d'abord souligné, à la fin de sa discussion avec Truffaut sur Cinquième colonne les conditions de rédaction du premier scénario avec Thirnton Wilder, l'auteur d'Our Town, l'un des plus éminents auteurs dramatiques américains. C'est à lui que l'on doit la précision, la justesse de ton et la sensibilité qui ont contribué à rendre si parfaite cette évocation de l'atmosphère d'une petite ville américaine. Le rôle de Sally Benson dont Vincente Minnelli portera à l'écran les Kensington stories dans Meet me in saint Louis a également été important dans l'élaboration de ce cadre de vie. Ses révisions améliorèrent considérablement la caractérisation des enfants Ann et Roger, leur attribuant leurs propres monomanies qui font pendant à celles de Joseph Newton "Jo" Herbert Hawkins "Herb" qui pimentent leur existence quotidienne en faisant appel à leur imagination par l'évocation de diverses énigmes criminelles ; en inventant la veuve coquette qui sera la prochaine victime de l'oncle Charlie; en introduisant Catherine, l'amie féline de Charlie; en modernisant la famille et en ajoutant l'histoire du mystérieux accident de bicyclette de l'oncle Charlie enfant la rattachant ainsi à un drame authentique, celui de Earle Leonard Nelson, responsable de plusieurs meurtres, notamment à Hanford (Californie) et pendu à Winnipeg. L'homme avait semble-t-il été victime d'un traumatisme durant son enfance.

Mais ces collaborations ont contribué surtout à la facette lumineuse de ce film : la description presque sans égal d'une petit cité amaricaine, Santa Rosa, petite ville californienne sans histoires où tout le monde se connaît et où manifestement il ne se passe jamais rien. En 1986, lorsque Francis Ford Coppola aura besoin d'une petite ville typiquement américaine pour Peggy Sue s'est mariée, il choisira Santa Rosa.

Or cette face lumineuse appelle son exact contraire. Face à la personnalité sympathique mais terne du policier, l'oncle a l'élégance des grands criminels hitchcockiens, c'est un être brillant, volontiers cynique et toujours prêt à poursuivre sa mission destructrice. Le film se déroule au son du leitmotiv obsédant de l'air de la valse de La veuve joyeuse, le symbole de l'assassin.

La jeune Charlie souffre de cet environnement terne et sclérosant et, par une très curieuse coïncidence, son oncle se manifeste alors même qu'elle cherchait à le contacter. Symboliquement l'oncle et la nièce portent le même prénom comme s'ils n'étaient que les deux faces, l'une positive l'autre négative, d'une même personnalité. Charlie Oakley dit d'ailleurs à sa nièce : "Nous ne sommes pas seulement un oncle et sa nièce. Nous sommes comme des jumeaux". Hitchcock a dès le début joué sur cette dualité en montrant pour la première fois chacun des deux Charlie dans la même position, allongé sur un lit la tête à gauche de l'écran. Mais, contrairement à sa nièce, Charlie Oakley est un homme dangereux et c'est sans la moindre retenue qu'il laisse éclater sa haine des veuves en déclarant :

"Les villes sont remplies de femmes, de veuves entre deux âges dont les maris sont morts, des maris qui ont passé leur vie à édifier des fortunes, en travaillant et en travaillant encore. Et ensuite ils sont morts et ils ont laissé leur argent à leur femme, des femmes sottes. Et qu'est-ce que ces femmes en font, ces femmes inutiles ? Vous les voyez dans les hôtels, les meilleurs hôtels, chaque jour par milliers, buvant l'argent, mangeant l'argent, perdant l'argent au bridge, jouant toute la journée et toute la nuit, puant l'argent, fières de leurs bijoux et de rien d'autre. Des femmes horribles, fanées, grosses et cupides. S'agit-il d'êtres humains ou de gros animaux poussifs, hein ? Et que fait-on aux animaux lorsqu'ils sont devenus trop gros et trop vieux ?


Interrogé par Joseph Cotten sur les motivations de son personnage, Hitchcock lui répondait (1) :

"Oncle Charlie ne ressent aucun sentiment de culpabilité. Pour lui l'élimination de ces veuves est une mission, une contribution sociale à la civilisation. Souvenez-vous que lorsque John Willkes Booth sauta sur la scène du Ford's Theatre après avoir tiré le coup de feu fatal, il a été extrêmement déçu de ne pas avoir été ovationné par une salle debout"

Ces tirades tirent Hitchcock vers le naturalisme, vers la pulsion de mort que Bill Krohn, partant de l'analyse du fondu enchaîné décrit plus haut, analyse avec force dans Hitchcock au travail :

"De nombreux indices suggèrent que l'Oncle Charlie est un vampire : La première image où tout habillé, il est étendu sur le lit dans l'obscurité en pleine journée; la façon miraculeuse dont il échappe à la police; sa couchette pareille à un cercueil dans le Pullman vers Santa Rosa et son refus d'être photographié. Mais c'est surtout le fondu enchaîné qui l'associe au vampire de Nosferatu de F. W. Murnau (1922) : quand Nina, l'héroïne de Nosferatu sent que son mari revient de Transylvanie, les gros plans de son visage, suivis du carton intertitre "il arrive" sont entrecoupés d'images du bateau infesté par la peste qui transporte le cercueil de Nosferatu à Brême. Comme l'oncle Charlie, un vampire ne peut se rendre que là où il est invité, ce qui est rendu possible par le lien télépathique avec sa victime ; et, comme Nosferatu, l'oncle Charlie sera détruit par la femme dont il a entendu l'appel.

Bill Krohn note aussi que les critiques qui avait déjà associé le personnage de l'oncle Charlie au mythe du vampire n'ont fait qu'extrapoler un indice inséré dans le dialogue par Hitchcock. Dans la scène devant l'église, où le jeune inspecteur de police demande à Ann de lui raconter une histoire pendant que son partenaire parle à Charlie, Wilder et Hitchcock lui font dire : "raconte -moi l'histoire de Dr Jekyll et M. Hyde. Cette allusion à la double nature de Charlie figure encore dans le découpage technique ; mais dans le film, le policier dit "raconte à Catherine l'histoire de Dracula".

 

Environ un quart des scènes furent filmés sur des sites réels. Entre autres les premières scènes situées à Passaic, New Jersey, furent tournées non loin de là à Newark et sur un parking de Manhattan par une équipe des Actualités sous la direction d'Hitchcock, avec des doublures de Cotten et des acteurs interprétant les policiers à sa poursuite. Elles furent ensuite montées dans les studios d'Universal avec des plans des acteurs devant des transparences. Newark se situant comme Santa Rosa, très au-delà du rayon de quelque cinq cent kilomètres dans lequel s'appliquaient les règles d'Hollywood, Hitchcock s'assura à nouveau le concours d'amateurs : quelques garçons qui jouaient au ballon près du lieu du tournage se retrouvèrent dans le film. Des ouvriers des usines locales, déguisés en clochards, apportèrent la touche miteuse du premier panoramique le long du Pulaski Skyway Bridge
"
source : Bill Krohn, Hitchcock au travail


1: Vanity will get you somewhere de Joseph Cotten, Columpus Books, Londres, 1987

 

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