New York City. Eric Packer, jeune golden boy de 28 ans, sort de la bourse. Il a envie de se faire couper les cheveux et monte à bord de la limousine accompagné de son chauffeur et de Torval, son garde du corps. Celui-ci lui déconseille de s'engager dans les rues de New York car le président des Etats-Unis roule dans un cortège de voitures qui va provoquer des embouteillages. Packer ne veut pourtant pas de l'un des deux coiffeurs chics de la rue et veut un vrai salon à l'ancienne avec sièges, vieux miroirs et posters.
Sa limousine blanche est blindée et capitonnée de liège ce qui étouffe presque totalement les bruits de la rue. Elle lui sert de bureau et Packer converse d'abord avec Shiner avec qui il a créé la start-up devenue aujourd'hui leader de l'information mondiale. Il le harcèle pour savoir si le centre stratégique d'informations de l'entreprise ne peut être piraté. Il l'abandonne pour sauter dans le taxi où il a reconnu Elise Shifrin, jolie blonde à laquelle il propose de discuter dans l'un des bars de la rue. Tout en se restaurant, ils engagent la conversation sur l'enfance évanescente d'Elise, son désir de se cacher du monde. Eric n'en a que pour ses seins pointus et s'enquiert de quand ils pourront faire l'amour. Deux jeunes activistes viennent troubler leur repas en brandissant des rats dans le bar et les jettent à la tête des clients avant de s'enfuir.
De retour dans sa voiture, Eric apprend de Torval, en contact avec le centre stratégique, qu'une menace d'attentat pèse sur le président des Etats-Unis. Mais Packer est davantage préoccupé par sa spéculation à la baisse contre le yuan, la monnaie chinoise. Michael Chin, 22 ans, son trader le plus intuitif, lui déconseille de s'obstiner dans cette voie. Eric est marqué par le livre qu'il vient de terminer dans lequel l'auteur propose que le rat devienne la monnaie mondiale. Il en plaisante avec Michael. Eric regrette de n'avoir plus la jeunesse intuitive exceptionnelle de celui-ci.
C'est avec Didi Fancher, sa brûlante maîtresse, qu'il oublie ses soucis. Celle-ci, intermédiaire sur le marché de l'art, l'informe d'un Rothko lumineux qui sera bientôt à vendre. C'est la chapelle Rothko de Huston et ses quinze tableaux qu'Eric veut acheter. Didi le sermonne sur la vulgarité d'une telle prétention et lui reproche gentiment de ne pas l'avoir prévenue de son mariage avec une riche héritière.
Lorsque la lumière d'ambiance de la limousine s'efface pour faire de nouveau apparaître les rues de New York, Eric remarque Elise Shifrin qui rentre dans une librairie. Il la suit et lui demande de lui lire un poème. Elise est sa femme. Sa toute nouvelle épouse se montre profondément déçue de sentir les secrétions sexuelles de son mari qui nie pourtant avoir fait l'amour. Packer lui demande vainement de venir dans l'un des deux hôtels proches afin de consommer enfin leur mariage.
La limousine reprend sa course lente. C'est Emily Hampsishre, jeune mère célibataire qui élève crânement ses deux enfants qu'il a convoqué d'urgence alors qu'elle faisait son jogging. Elle est son analyste financier et le conforte dans sa spéculation contre le yuan. Tous les indicateurs économiques montrent qu'il est surévalué. Torval leur annonce alors une agression imminente contre le patron du FMI qui donne à l'instant une interview à la télévision. Et, en effet, alors que le patron du FMI confirme la surévaluation du yuan, il est sauvagement poignardé de plusieurs coups de stylets dans l'œil. Eric éteint la télévision. Torval lui annonce que le centre stratégique a appris que, lui aussi, après le président et le patron du FMI, est l'objet d'une menace mortelle. Au même moment, une femme arrive à sa fenêtre brandissant un rat dans chaque main. C'est une grande manifestation appelant à la révolte des rats. La limousine est taguée, cognée, abîmée mais résiste et poursuit sa course. Packer a convié son médecin pour son check-up quotidien et, lorsque c'est un inconnu qui se présente à la fenêtre, il est violemment pris à parti par Torval avant qu'il n'explique être le remplaçant du médecin habituel. Le check-up technologique se déroule pendant que la limousine croise le convoi funéraire du rappeur soufi Brutha Fez. Pendant que le médecin l'examine, Parker souffrant de l'examen depuis le rectum de sa prostate, se tend vers Emily pour lui proposer des relations sexuelles sado masochistes. Il est toutefois calmé par le diagnostic de son médecin : sa prostate est asymétrique.
Comme pour se rassurer, Packer fait ensuite l'amour avec Kendra Hays, la maîtresse attitrée de Torval. C'est ensuite, Vija Kinsky, responsable de la théorie, qui le rassure sur l'évolution du monde. Packer voit sa femme devant un théâtre. Il la conduit au restaurant et lui avoue sa faillite. Elle promet de l'aider mais, en contrepartie, souhaite divorcer. Parker s'abrutit dans une boite de nuit. En sortant, il est entarté par André Petrescu qu'il cogne devant les journalistes. Torval lui annonce que cette agression est négligeable par rapport à celle qui, selon le centre stratégique, le menace toujours. Parker se promène à pied près d'un terrain de basket où jouent deux jeunes noirs. Il demande à examiner l'arme sophistiquée de Torval et soudain, sans explication, l'abat.
Son chauffeur le conduit enfin chez le coiffeur, Anthony, qui lui ouvre malgré l'heure tardive. Anthony connaît bien Packer. Il était l'ami de son père, mort alors que le jeune Eric n'avait que cinq ans. Anthony est fier de ce qu'Eric est devenu. Il s'inquiète, comme son chauffeur, de l'absence de son garde du corps. Il lui donne une arme avant que, soudainement paniqué, Packer parte précipitamment.
Le chauffeur fait entrer la limousine dans le grand parking où, toutes, elles dorment en attendant le jour. A ce moment-là, Packer est l'objet de plusieurs coups de feu qui ratent leur cible. Packer se précipite dans l'immeuble et trouve le responsable des tirs, Benno Levin qui a décidé de le tuer pour exister enfin. Packer apprécie cet argument et propose une trêve philosophique. Benno Levin est l'un de ses anciens traders, dépassé par le redoutable système de spéculation qu'il avait mis en place. Levin n'avait pu suivre même en spéculant sur sa monnaie préférée, le bath. Levin n'est pas un tueur et tarde à prendre une décision. Packer, à bout, se tire lui-même une balle dans la main attendant que Levin le tue enfin. Celui-ci s'y résoudra-t-il ?
Ce que n'avaient réussi à faire, ni Steve McQueen avec Shame ni J.C. Chandor avec Margin call, une vaste métaphore mystérieuse, magnifique et terrible de ce qu'est le capitalisme aujourd'hui, Cronenberg y parvient. Telle la pyramide du Louvre de Pei, œuvre conceptuelle et contestée, qui ouvre sur les collections du musée, Cosmopolis avec sa longue et blanche limousine insonorisée est une clé, belle et essentielle, pour pénétrer dans les œuvres du grand maître canadien.
Un grand trajet simple et symbolique décoré des colifichets du discours
L'intrigue est bien plus symbolique que celle, trop souvent mise en avant, qui verrait un yuppie simplet cherchant à se faire couper les cheveux. Il convient sans doute de voir le dernier jour d'un capitaliste occidental, désemparé par une spéculation contre le yuan, la monnaie chinoise, qu'il sait bien trop risquée et cherchant dans un dernier trajet à retrouver les particularités de son passé pour éviter de se retrouver au bord de l'abîme. Dans ce trajet désespéré, c'est tout aussi bien son corps réel qui est mis à l'épreuve que son corps symbolique, celui de la limousine.
Le corps de Packer va progressivement perdre de sa belle assurance. Son apparence extérieure va souffrir de son absence de cravate et de son costume de plus en plus débraillé. Sa peau va être attaquée par le signe lumineux de l'arme sophistiquée de la garde du corps. Puis le touché rectal du médecin révélera qu'il possède une prostate asymétrique. Packer finira par une coupe de cheveux non seulement inachevée mais dévastatrice pour un de ses côtés de crâne, l'ami de son père n'étant manifestement plus à la hauteur. Il se trouera ensuite la main d'une balle de révolver et attendra (vainement ?) que son crâne soit pulvérisé par Levin.
Cette attention au corps est constante chez Cronenberg et le poussa même à regretter, à la sortie de Faux semblants, que l'on ne puisse attribuer un prix au plus beau foie, au plus beau cur, à la plus belle rate comme on attribue au prix pour l'aspect extérieur d'un corps ou d'un visage. L'intérieur des corps de Cronenberg est souvent plus grouillant, et monstrueux que la surface sociale de ses personnages et la mutation physique s'accompagne d'une interrogation sur la mutation mentale : suis-je moi-même ou le double de quelqu'un d'autre, monstre ou insecte ? Les personnages étaient alors confrontés à la question de savoir si la mutation les améliore, les révèle où les empêche d'être ce qu'ils sont. Pour Cronenberg, l'enjeu pour le sujet est cependant toujours de recouvrer son autonomie dans un monde où la technologie, la science et la psychologie assurent que tout est normal. C'est dans l'organisme humain, lieu de tension, que s'écrit et se construit le destin de l'homme.
Ce destin vers l'autodestruction du corps est bien plus chargé de sens que les différents discours qui nous sont servis par les différents personnages. Ces discours sont autant de jolis colifichets qui ornent le trajet vers la mort. On retiendra par exemple "On s'élève avec un mot et l'on chute sur une syllabe".
Le capitalisme mieux qu'un spectre qui hante le monde...
Mais ce dont rend compte avant tout le réalisateur canadien par sa métaphore d'un monde aspiré dans une limousine, c'est qu'il est formidablement séduisant.
Le panneau lumineux sur lequel s'affiche "Un spectre hante le monde : le capitalisme" signale, si besoin était, que c'est bien à un véritable manifeste du capitalisme que s'attelle Cronenberg. Le célèbre début du Manifeste du Parti communiste n'a en effet guère vieilli si l'on remplace "Europe" par "Monde" et "communisme" par "capitalisme" :
"Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre...Il en résulte un double enseignement. Déjà, le communisme est reconnu comme une puissance par toutes les puissances d'Europe. Il est grand temps que les communistes exposent à la face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances; qu'ils opposent au conte du spectre communiste un manifeste du Parti lui-même".
Si le capitalisme domine, c'est qu'il est séduisant. La longue limousine blanche bien sûr mais aussi les lumières bleues de la cyber-finance, la blonde délicate et la brune de braise, la sportive, l'intuitif, la philosophe. Il semble aussi eternel. Nul ne sait de quoi sera fait le futur puisque le capitalisme a fait en sorte de l'aspirer dans le présent en le prenant au piège de ses savants calculs. Il empêche ainsi quiconque de se projeter dans une sphère différente de lui.
... dans un affrontement encore bien incertain.
Tout en symbolisant le capitalisme par la limousine, Cronenberg parvient aussi par ce dispositif à montrer les limites et les failles d'un système qui prétend confisquer la totalité du monde, les humains aussi bien que l'art et les rats.
Ainsi chaque sortie hors de la limousine se traduit par un échec pour Packer. Il ne parvient pas à faire l'amour avec sa femme, se fait entarter et, une fois que la limousine est partie dormir, se fait canarder. Séduisant, le capitalisme est aussi immensément fragile et vulnérable. Puissant et fermé au futur, il est menacé par les forces pulsionnelles et le passé.
Le capitalisme est miné par des forces pulsionnelles souterraines. Le rat fait son retour en force, séduisant et inoffensif sous différentes formes de monnaie, puissant et inquiétant s'il est pris en main par des activistes, terroristes ou révolutionnaires. L'ironie désespérée des opposants, inventifs avec les rats ou les tartes à la crème, est heureusement loin de la violence du capitalisme détenteur d'armes sophistiquées.
Le capitalisme, grand navire prétentieux, est sans doute bien plus fragile qu'il ne le laisse paraître. Une spéculation hasardeuse finira peut-être un jour par le détruire au grand soulagement des foules exaspérées. A moins qu'il ne soit détruit par son passé. Le voyage de la limousine est un retour au passé, celui du mariage de Packer, du licenciement de Bruno mais aussi de la rencontre avec Anthony l'ami de son père.
Seul l'art parvient encore à discourir sur le capitalisme mais le jeu est dangereux et l'issue incertaine. Packer serait peut-être parvenu à acheter la chapelle Rothko de Huston si sa spéculation avait fonctionné. Le film, ironique lui-même, s'inscrit lors de ses deux génériques de début et de fin entre le all-over de Pollock et la lumière de Rothko, les deux artistes contemporains dont les tableaux sont vendus les plus chers au monde.
En mettant en scène la montée de l'ombre virale sur la lumière d'une apparente bonne santé, Cronenberg se révèle une nouvelle fois un grand cinéaste expressionniste. Pour une fois cependant, c'est de l'ombre virale prête à déferler sur le monde que l'on attend l'espoir d'un renouveau. Il est temps pour les grandes limousines blanches de regagner leur garage.
Jean-Luc Lacuve, le 27/05/2012.