Le compte-rendu qui suit est rédigé sous ma responsabilité après avoir assisté à la conférence sur Le son dans l'art contemporain, troisième des quatre conférences pour explorer Les arts sonores, une histoire du son dans l'art contemporain, d'Alexandre Castant, essayiste et critique d'art, le lundi 18 mars 2019 à l'école supérieure d'arts et médias. Les images sont aussi publiées sous la responsabilité du Ciné-club de Caen.
1 / Pierre Huyghe, déphasage son/image
2/ Les installations de Christian Marclay
3/ La couleur du son
4/ Radio et son
5/ Le son médiumnique
1 - Déphasage son / image
Dans Dubbing (Pierre Huyghe, 1996), l'espace le temps de la narration sont rejoués. Pierre Huyghe passe par le déphasage entre image et son. Un plan de quinze doubleurs en plan fixe sur le film d'horreur américain Poltergaist (Tobe Hooper, 1982). Ils sont comme les instruments de l'orchestre. Ils représentent toutes les voix. Le film original reste invisible. Ce n'est que par les acteurs que nous avons affaire au récit. Les micros rentrent dans le champ. La porte par laquelle les doubleurs rentrent est particulièrement visible.
La porte avec le film parlant est devenue un motif très important du cinéma. Doit-elle être ouverte ou fermée ? Notamment pour écouter ce qu'il y a derrière; Des films comme L'argent, Un condamné à mort s'est échappé ou Muriel travaillent ce thème de même dans la musique Pierre Henry avec Variations pour une porte et un soupir. Le cinéma pourrait ainsi avoir la porte pour métaphore au même titre que, pour Alberti, la fenêtre l'est pour la peinture. Dans Dubbing, au delà du cadre dans le cadre que représente la porte; il y a l'effet esthétique que représente la longue entrée dans le champ de l'image des doubleurs dont on peut suivre l'intrigue du film à travers eux.
Huyghe a encore questionné la problématique du droit d’auteur par rapport à la pratique du doublage dans le dessin animé. Dans Blanche-Neige Lucie (France, 1997, 4'), il retrace la situation paradoxale de Lucie Dolène, doublure française de Blanche-Neige, qui chante dans un studio reconstitué « Un jour mon prince viendra », et dont on rapporte à travers les sous-titres le procès qu’elle a intenté à Disney Voice Character pour faire reconnaître ses droits.
2 - Les installations de Christian Marclay
Christian Marclay traverse la thématique musicale avec ses performances : Guitar Drag (2000), sss sculptures avec des cassettes audio et bandes magnétiques (Moebius Loop, 1994) ou ses parterres, de disques vinyle puis CD (Footsteps, 1987).
Telephones (1995) est une vidéo qui, à partir de conversations téléphoniques extraites de films hollywoodiens, les désassemble et les réunit dans un autre ordre : le téléphone sonne, le personnage l'entend, le personnage attend que son interlocuteur décroche... En fonction du registre du film, l'image est prise en charge de façon différente
Up and Out (1998) met sur les images de Blow up d'Antonioni la piste sonore de Blow out de Brian de Palma, lui-même hommage au film d'Antonioni. Son héros enregistre le son d'un accident mais derrière, il y a la réalité d'un meurtre. Blow out revisite ainsi Blow up dans le domaine du sonore. Christian Marclay pousse le parallèle en montant le son d'un film sur les images d'un autre pour en expérimenter les raccords possibles.
Avec Body mix (1991-1992) des assemblages de pochettes de trois disques vinyles reconstruisent un personnage ; des corps de stars sont remontés, découpés, désarticulés, rappelant le traitement que le surréaliste Hans Bellmer appliquait au corps d'une poupée
Guitar Drag (2000) est une performance sonore hantée par un épisode particulièrement sinistre, un lynchage sur cette route du Texas deux ans auparavant : James Byrd Jr, afro-américain traîné sur plusieurs kilomètres par un camion, dans la petite ville de Jasper, Texas en 1998. Une guitare branchée est attachée à une corde, puis traînée derrière un camion qui prend de la vitesse et casse la guitare. Diffusé par un ampli puissant placé sur le capot du camion, la longue plainte électrique de cette guitare peut probablement évoquer les célèbres rituels de destructions d’instruments par Pete Townshend, Kurt Cobain ou encore Fluxus.
La destruction de l'instrument de musique était déjà présente dans Un chien andalou avec son un piano passé à tabac, mettant ainsi en évidence la relation entre l'instrument de musique et le corps.
3 - La couleur du son
Stravinsky disait que la musique n'exprime qu'elle-même. Néanmoins, le son au cinéma peut-il produire de la couleur ? C'est ce que tente Michel Fano dans sa partition pour Glissement progressif du plaisir (Alain Robbe-Grillet). Il traite chacune des couleurs du film comme un son particulier sur une palette : chaque couleur qui apparaît à l'écran est accompagnée d'un son leitmotiv. Un "thème rouge" accompagne ainsi le rouge du sang ou du vin. Ce procédé par étiquetage permet de percevoir la couleur par le son, par sa vibration.
Symphonie monoton-silence d'Yves Klein, ouvre Anthropométries de l'époque bleue, performance, présentée devant un public choisi le 9 mars 1960, à la galerie internationale d'art contemporain de Paris. Cette musique, dirigée par le peintre et interprétée par un orchestre de trois violonistes, trois violoncellistes ainsi que trois choriste est composée d'un son continu puis d'un silence d'une équivalente durée. Pendant ce temps, trois modèles féminins entrent en scène. Elles s'enduisent le corps de bleu afin qu'il devienne l'outil de leur création, un médium pictural à part entière. Sur les indications de l'artiste, elles réalisent des empreintes de leurs corps sur le papier, sur l'espace de la toile. Au fil de cette direction par Yves Klein de l'orchestre, la symphonie monoton-silence réoriente la part sensorielle de cette performance: du tactile au visible, au sonore.
4 - Le radiophonique
Détour par la radio. La radiophonie est un media de communication chargé de la transmission du sens. Mais on peut aussi penser le radiophonique comme un médium plus qu'un media. La radio permet de penser le son (musique, voix, son, bruits...) La radio, c'est tout le son mais seulement le son; le son enregistré ou en direct comme une voix vibrante.
Le radiophonique et l'art s'incarnent dans Oracle de Rauschenberg ; une structure interactive, montée sur roulettes. Un système capte les sons, comme un environnement sonore contrepoint des collages des éléments plastiques
En 2008 au Barbican center, Rafael Lozano-Hemmer, artiste canadien, né au Mexique, propose l'écoute de 48 radios simultanément. L’installation a permis aux visiteurs de faire l'expérience d'une représentation visuelle et sonore du spectre de la radio londonienne. Composée de 48 radios pouvant potentiellement toutes être réglées simultanément sur différents canaux, l'installation change constamment en fonction de la position physique des visiteurs. En entrant dans l’espace, les ombres des participants ont été projetées sur le mur. Surveillé par un système de suivi vidéo, chaque ombre est syntonisée sur une fréquence radio, changeant de chaîne au fur et à mesure de ses déplacements dans la galerie. Le contour d'une ombre projetée a affecté l'accord, tandis que sa taille contrôlait le volume. Le corps humain devenait ainsi une antenne capable de s'accorder sur différentes fréquences. L’environnement sonore résultant était une composition en constante évolution créée par de multiples contributeurs.
La spatialisation du son est ce transfert du radiophonique dans le champ de l'art pour y inventer de nouveaux espace. Faire tenir ensemble radio, fiction, histoire langage, c'est ce que tente Pierre Schaeffer avec ses essais en studio dès 1942 et en 1966 avec Symphonie pour un homme seul ; bien plus que les douze notes, infini des diversités, variétés sonores.
Sur les bancs, conçu par Thomas Baumgartner en 2015 est une application de réalité augmentée qui propose des récits radiophoniques, géolocalisés par flash code en son 3D dans les parcs et les jardins de Paris.
Poésie sonore encore dès
1979 avec Henry Chopin qui veut désolidariser le langage du sens ou Bernard
Heidsieck et sa poésie action, lecture performée. C'est le corps sonore : corps diffuseur, corps récepteur, émetteur et auditeur.
Dans Logique du sens, Gilles Deleuze déclare "Lla voix a cessé d'être du bruit mais n'est pas encore un langage". Dans Mediations de Garry Hill, une main remplie de sable entre dans l’image et la relâche lentement dans le cône du haut-parleur. Chaque nuance de parole fait vibrer le cône (ou membrane) du locuteur, faisant rebondir les grains de sable dans l’air. Parfois, le grain de la voix se confond apparemment avec ce qui est ressenti comme du “sable”. La main laisse de plus en plus de sable couler sur le haut-parleur jusqu’à ce que le cône ne soit plus visible. Lorsque le haut-parleur est complètement enterré, la voix semble distante mais remarquablement claire.
La voix oscille ainsi entre la présence et l'absence comme Derrida l'avait décrite dans La voix et le phénomène (2003) et comme Spike Jonze la met en scène dans Her avec une voix réelle et un corps virtuel.
5 - Le son médiumnique
La trilogie de la mort, “Kyema” (1988), “Kailasha” (1991), “Koume” (1993), d’Eliane Radigue est entièrement réalisée sur son synthétiseur ARP. Cette œuvre singulière d'une durée de trois heures est peut-être son chef-d’œuvre. La première partie, Kyema, Intermediate State, suit le parcours du continuum des six états de la conscience. Une œuvre influencée par le Livre des morts tibétain, par sa pratique de la méditation et par la mort de Pawo Rinpoche et celle de son fils Yves Arman.
La photographie à ses débuts est médiumnique, image spirite. La radio, art lacunaire, art du manque (tout le son mais seulement le son), s'y prête aussi surtout travaillée par Raymond Roussel ou Jules Verne dans Le château des Carpates (1892). Dans Orphée (Jean Cocteau, 1950), la radio diffuse des messages cryptés d'outre-tombe : "Le silence va plus vite à reculons", "Un seul verre d'eau éclaire le monde".
David Toop, né en 1949 près de Londres, est musicien, journaliste et écrivain. L'un des maîtres de l'ambient music. Il a réalisé de nombreux disques depuis son premier album paru en 1975 sous le label de Brian Eno, Obscure. Dans Ocean of sound, ambient music, mondes imaginaires et voix de l'éther il déclare. "Le docteur Konstantin Raudive, ancien élève de Carl Jung et autrefois professeur de psychologie aux universités d'Uppsala et de Riga, croyait qu'un magnétophone qu'on laissait tourner en enregistrement dans une pièce calme pouvait capturer les voix des morts... ". Il travaille ainsi l'aspect médiumnique du magnétophone, sa capacité à capter des voix psychosoniques.
La nécrophonie, chère à Cocteau et Jules Verne est une approche privilégiée pour aborder le son comme support pour penser l’immatérialité
Jean-Luc Lacuve et Annick Polin, le 4 mai 2019