Le compte-rendu qui suit est rédigé sous ma responsabilité après avoir assisté à la conférence sur Des relations entre la musique et les arts plastiques, quatrième et dernière conférence pour explorer Les arts sonores, une histoire du son dans l'art contemporain, d'Alexandre Castant, essayiste et critique d'art, le jeudi 4 avril 2019 à l'école supérieure d'arts et médias. Les images sont aussi publiées sous la responsabilité du Ciné-club de Caen.
Pratiques plasticiennes exploitant le son, emploi plastique du son à travers la musique, relation entre musique et arts plastiques, importance de l'image pour les musiciens depuis la peinture classique et ses représentations d'ateliers au XVIIe ; si la musique est d'inspiration divine alors les arts plastiques tentent de se l'approprier. La musique et le son, la part visuelle de la musique migrent dans la peinture jusqu'à l'époque contemporaine autour de:
1 - La partition
Selon R. Murray Schafer, il existe, dans le cadre de la notation, trois systèmes graphiques de représentation qui pourraient correspondre à des "images sonores" : l'acoustique "par lequel les propriétés mécaniques des sons seront, avec précision, transcrites sur le papier ou l'écran cathodique", la phonétique et la notation musicale.
Dans Le pays fertile (1989), approche des rapports entre musique et peinture sur la base d'une analyse de l'oeuvre de Paul Klee par Pierre Boulez : "Pour le musicien, il y a un rapport très dangereux, sinon subtil, entre l'œil et l'oreille. Je ne parle pas de l'œil en tant qu'inspiration, mais de l'œil qui regarde la partition en train de se réaliser. Une partition est faite aussi pour être lue et le compositeur lui-même quand il l'écrit entend intérieurement et lit en même temps et parfois il a tendance à se laisser happer par des problèmes graphiques, il pourra être attiré par une très belle disposition de la transcription visuelle, par son intérêt esthétique. Et on a vu beaucoup de compositeurs se laisser séduire par cet aspect extérieur de la partition. On peut, même chez Bach, rencontrer certains dispositifs qui sont autant optiques qu'auditifs et je dirais que dans certains canons, il y a presque plus de nourriture pour l'œil que pour l'oreille."
Karlheinz Stockhausen, alchimiste minutieux du son (Le monde du 8 août 2005), défend l'autonomie plastique de l'écriture de la partition : "Dès mes débuts de compositeur, j'ai réalisé que la précision du dessin était essentielle pour une exécution sans faute de la musique. Je me suis attelé à cette tache pour chacune des 330 œuvres crées à ce jour. Que restera-t-il de moi à la fin de cette vie ? Avant tout des partitions. Elles doivent donc être sur le plan graphique, aussi limpides et belles que possible."
Dès lors, ces propositions graphiques peuvent être exposées. En 1993, la galerie Lara Vincy présente à Paris Salon de musique, suite de printemps où des partitions et des notations de musiciens artistes et poètes, de John Cage à Henri Chopin, d'Esther Ferrer à Robert Filliou, de Joël Hubaut à Milan Knizak, de Paul Panhuysen à Karlheinz Stockhausen, étaient exposées pour leurs potentialités iconiques.
Cette convergence entre le phénomène sonore et la nature spatiale de sa représentation se retrouve dans Volumina de Ligeti, partition pour orgue, où des clusters (littéralement des "notes agglomérées" des grappes de sons très serrés, en accords compacts qu'utilisa pour la première fois en 1912, d'après René Block dans A la recherche de la musique jaune, Henry Cowell, le professeur de John Cage), ces clusters figurent donc des masses noires plus ou moins épaisses. Tentation de la fusion du concept de temps dans l'espace de la page et des signes, à travers une notation qui livre une idée d'image en liaison avec la peinture. György Ligeti indique que le principe de notation de ses oeuvres lui vient d'un tableau exécuté par Klee (d'après François Sabatier, Miroirs de la musique, la musique et ses correspondances avec la littérature et les beaux-arts XIX-Xxe siècles , Fayard, 1995)
Dans Stripsody (1966), Cathy Berberian substitue à la partition une oeuvre plastique. C'est un collage d'onomatopées de bandes-dessinées américaines qui conduit le peintre Eugenio Carmi à dessiner des formes abstraites à partir de ces chants, tandis que réflexivement, Cathy Berberian trouve des solutions sonores à sa recherche musicale. Projection (1968) de Francis Miroglio est une œuvre musicale réalisée d'après, et avec, une projection de peintures de Miro. Lors de son interprétation, la silhouette des musiciens se découpait parfois sur l'écran où étaient projetées les peintures qui les inspiraient, développant ainsi une forme d'interactivité.
Cornelius Cardew (1936-1981) Treatise dont il compose les 193 pages de 1963 à 1967 est son chef-d'œuvre. Avec cette œuvre, il s’éloigne presque totalement de la notation musicale traditionnelle. Treatise est un ensemble de formes géométriques enchevêtrées, traversé par une droite centrale qui sert généralement de repère tout au long de la partition. L’instrumentation et le nombre d’interprètes sont libres. Il s’agit d’établir des rapports entre les formes graphiques et l’exécution. Il n’y a pas de règles prédéfinies ; chaque groupe d’interprètes établit ses propres rapports et les traduit musicalement. Cardew espère ainsi attirer ce qu’il appelle les « innocents musicaux », qui donneront, pense-t-il, les meilleures interprétations de l’œuvre. La partition est très riche et inspire beaucoup de musiciens.
Dans le domaine des musiques improvisées, radicales et transversales, Fred Frith (initiateur du groupe Henry Cow, ce musicien a participé aux travaux de Robert Wyatt, Brian Eno, des Residents ou de John Zorn) entrecroise dans une œuvre personnelle hors norme les influences musicales et sonores venues d'horizons expérimentaux différents. En 1994, lors du festival de jazz Banlieues Bleues, Fred Frith proposait Graphic Scores, un concert dont la partition était composée de photographies ; les images importaient toutes sortes de parts de hasard et d'aléatoires dans une structure musicale préalablement déterminée.
Christian Marclay propose Graffiti Composition (1996-2002), un porte-folio d’images documentant la réaction du public à des partitions vierges collées dans les rues de Berlin au festival Sonambiente de Berlin en 1996.
Ephemera (2009), une collection d'imprimés tels que notes de restaurant, prospectus, couvertures de livres et emballages jetables ornés de notations musicales et interprétée en 2010 au Whitney Museum par les musiciens Sylvie Courvoisier, Ikue Mori, Mark Nauseef et John Zorn. Cet intérêt expérimental pour la partition chez Christian Marclay est ancien et, dans une certaine mesure, s'exprimait déjà en 1991-1992 dans Mixed Reviews (American Sign language). Un acteur sourd y interprétait dans le langage des signes une compilation d'articles de presse qui étaient des critiques musicales, faisant alors proliférer la notion d'interprétation et de traduction trans-sémiologique depuis une partition mentale.
Car dans ce type de déplacement, tous les possibles artistiques sont offerts. Ainsi 88 constellations de Rainier Lericolais (2010) partition expérimentale et plastique pour orgue de Barbarie qui reproduit sur cartons perforés les 88 constellations et leurs étoiles.
Ainsi Susan Philipsz qui évoquant la vie et l'œuvre du compositeur de musique de films Hanns Eisler, expose dans Part File Score (2014) les partitions du musicien associés aux rapports du FBI le concernant (exilé aux Etats-Unis après avoir fui le nazisme dans la décennie 1930, Hanns Eisler fut en effet accusé d'activités pro communistes et dut retourner à Berlin en 1948).
La partition, car elle est elle-même transfert de signes, se prête ainsi, souvent, à un jeu de réappropriation, de citation et de relecture
2 - les instruments de musique
Dans Prénom Carmen, Godard montre à l'image un quatuor à cordes avec un rapport entre image, son et texte. Image, son et texte sont aussi les trois formes de publications de ses Histoire(s) du cinéma : en vidéo, sonore chez EMC, en livres chez Gallimard. Le cinéma entrecroise les signes de la partition, des acteurs et du réalisateur.
Les relations trans-esthétiques de Robert Filliou théorisent les rapports entre langage et l'art. Langage inter-sémiotique ou trans-esthétique entre les arts qui peut être "externe" (passage d'un art à l'autre) ou d'un médium à l'autre dans la même discipline (partition/ interprétée) ou "interne" : le mythe d'Orphée dans deux poésies différentes ou bien encore Chico, l'un des Marx Brothers, qui joue du piano.
Importance du piano avec les films de Haneke (La pianiste), ou Polanski (Le pianiste) et ce depuis Un chien andalou, possible sacrifice des musiciens pour réinventer la musique. Importance du piano dans l'art : Plight de Joseph Beuys ou Piano activites 1962.
Importance de la guitare aussi. Marclay dans Guitar Drag et déja dans Up and out avec, dans une séquence du film d'Antonioni, Blow-up, où Les Yardbirds cassent une guitare
3 - Disques vinyles
"Le phonographe est un outil précieux pour la musique future à condition de ne pas s'en servir uniquement pour la reproduction d'œuvres enregistrées écrivait Laszlo Moholy-Nagy en 1924. L'histoire des détournements, dont allaient faire l'objet tourne-disques, vinyles et autres ready made sonores, commençait. En 1936, Varèse réalise ses premières expérimentations suivi par Cage en 1939 avec Imaginary Landscape n°1, concerto pour deux tourne-disques puis Imaginary Landscape n°5 pour 42 disques... En 1991, Christian Marclay met en scène 100 platines dans une performance symphonique au cours de laquelle quatre DJ-chefs d'orchestre manipulent des centaines de disques, comme autant de sons produits par des musiciens absents
Lié au mouvement Fluxus, Milan Knizac crée Broken music dans la décennie 1970 en manipulant des disques, visuellement ou d'un point de vue sonore en les rayant, en les cassant, en jouant sur leur variation de vitesse.
La relation au marché de l'art est difficile pour les artistes sonores. Il y a ceux qui à la Foire de Bâle tiennent un rayon de disques en éditions limitées. Certains musiciens d'avant-garde réalisent leur pochette ; ainsi Jean-Luc André DDAA ou Les Talking Heads avec David Byrne.
Des musiciens qui s'associent à des artistes : The velvet underground avec Warhol ; Bernd et Hilla Becher avec Kraftwerk 1970; Ralph Gibson (proche de Larry Clark) dans Unknown pleasures de Joey Division en 1979; Art and langage et The red Crayola Kangaroo? 1981, ou dans Black Snakes 1983; Mike Kelley pour Dirty de Sonic Youth, 1992; Les tétines noires, 12 têtes mortes de douze artistes dont Aurele, Ben ou Joël Hubaut
Auréliano Tonet édite en couverture de son album une statuaire classique. On y verra selon l'état d'esprit du moment, la sépulture du disque vinyle et son tombeau magnifique ou inversement une tension entre l'analogique (l'empreinte du statuaire) et le numérique (à l'ère de sa dématérialisation de sa diffusion planétaire)
Lors de l'exposition Dionysiac (Centre Pompidou, 2005), Christoph Büchel présente Minus, 2002. Il s'agit des rebuts congelés d'un concert de rock élémentaire (bouteilles de bière, affiches crasseuses et lacérées et section musicale sans surprise : guitare/ basse/ batterie) réalisé peu de temps avant cette exposition. Le spectateur entre dans une chambre froide et voit, pris, figés, congelés, dans des blocs de glace, transparents dont ils émergent, ces instruments de musique anesthésiés, immobiles et bruts, comme apparaissant par strates translucides. Ce travail met en scène la figure de l'anamnèse, où le temps révolu fait retour au présent dans la mélancolie du phénomène.
Jean-Luc Lacuve, le 12 avril 2014