L'histoire a toujours fasciné le cinéma. En témoigne, depuis les origines, l'attirance des metteurs en scène pour les reconstitutions historiques. Très vite, également, ceux qui font l'histoire se sont emparés du cinéma à des fins de propagande.
Pour analyser ce double mouvement, le cinéma explorant l'histoire et l'histoire se servant du cinéma trois attitudes sont possibles. Il y a d'abord l'attitude du cinéphile pur qui réfute l'intérêt historique de l'uvre pour ne s'attacher qu'à l'écart esthétique produit vis à vis de la réalité. Il y a celui des historiens qui ont longtemps méprisé l'objet film et dénoncé ce même écart avec la réalité des faits.
La troisième attitude est celle ouverte par Marc Ferro dans les années 70 pour lequel le cinéma donne une forme à l'histoire. Antoine de Baecque complète cette approche en insistant sur le fait que l'histoire agit aussi sur la forme cinématographique. Non seulement le cinéaste, doté de son outil, l'histoire-caméra, est un historien privilégié mais la forme cinématographique est de part en part historique.
Avant de nous prouver comment l'histoire a influée sur sept formes cinématographiques, Antoine de Baecque revient donc sur, d'une part, la légitimation du cinéma pour rendre compte de l'histoire et, d'autre part, sur sa contibution à l'histoire du cinéma en faisant de l'histoire la clé des mutations des formes cinématographiques
L'histoire-caméra
En choisissant pour titre l'histoire-caméra, Antoine de Baecque se rallie au courant "Cinéma et Histoire" initié par Marc Ferro dans les années 1970. L'historien a explicité la double dimension du cinéma à la fois agent de l'histoire -dans sa dimension de propagande par exemple- et document apte à rendre visible l'histoire. C'est l'histoire-caméra.
Siegfried Kracauer est le premier à avoir repéré l'homologie entre écriture historique et processus cinématographique. "L'histoire rejoint l'art de la caméra en mettant ses adeptes au défi de capturer par l'imagination un univers donné" écrit-il.
Le cinéma est l'art qui donne forme à l'histoire parce qu'il est celui qui peut montrer une réalité d'un moment en disposant des fragments de celle-ci selon une organisation originale : la mise en scène. C'est ainsi qu'il rend visible. Il est l'art d'une forme sensible de l'histoire et sensible à l'histoire. Comme l'a écrit Jacques Rancière, il "tisse cette étoffe sensible du monde commun " (CdC n°496 oct 1995) ( ) Le cinéma incarne l'histoire en faisant correspondre un mode formel de la réalité qui lui et contemporain et la volonté de transformer cette réalité, qui est le propre de l'homme dans l'action historique.
Comme l'avance Alain Badiou, après la tragédie ancienne et la religion catholique d'époque classique, le cinéma est devenu "la troisième tentative historique d'une mise en forme du visible qui soit accessible à tous sans exception ni mesure (Critique, janvier 2005)."
Les formes cinématographiques de l'histoire
Mais le fil conducteur du livre est moins énoncé dans le titre de l'ouvrage que dans le titre de son introduction. "Les formes cinématographiques de l'histoire" sont en effet les moments où la mise en scène est appelée à changer si elle veut rendre compte des bouleversements historiques.
Pour De Baecque, la césure la plus importante dans l'histoire du septième art n'est pas un fait proprement cinématographique : il ne s'agit ni de l'invention du cinéma, ni du passage au muet au parlant, ne de la généralisation de la couleur, ni même de la concurrence de la télévision. Reprenant la thèse de Gilles Deleuze, il fait des conséquences de la seconde guerre mondiale, Shoah et bombe atomique, l'événement majeur qui entraîne la séparation entre le cinéma classique, L'image-mouvement et le cinéma moderne, L'image temps. De Baecque réaffirme ainsi après Deleuze que la véritable coupure est liée à l'histoire elle-même. La rupture du cinéma classique au cinéma moderne est due à la seconde guerre mondiale à travers de la montée au cinéma du faux-raccord et du regard caméra. Ce sera l'objet du premier chapitre
1 - Le regard-caméra, forme cinématographique moderne
Le regard-caméra est inventé par Ingmar Bergman dans Monika en 1952. On le retrouve dans Europe 51 de Rossellini avec le regard d'Ingrid Bergman enfermée dans un asile psychiatrique, chez Resnais, avec les regards des survivants décharnés des camps dans Nuit et Brouillard ou des femmes japonaises irradiées par la bombe, dans Hiroshima mon amour. "Regarder la caméra, écrit de Baecque, c'est figurer le témoignage absolu", et, au-delà du spectateur dévisagé, sonder l'espèce humaine. "Le cinéma moderne intègre une trace hallucinée de l'expérience visuelle de la mort de masse."
Le cinéma, dès lors, ne cessera de faire allusion à la mort de masse dans ses fictions, de faire retour sur l'extermination. Semblable résurgence de la violence guerrière et du traumatisme qui en résulte peut se lire ainsi dans le cinéma américain. Réalisés par Welles, Fuller, Hitchcock ou Chaplin, ces films inventent des procédés formels pour se faire écho de la mort de masse.
Ainsi, dans Monsieur Verdoux, évocation d'un bureaucrate zélé de la mort en série, poussant à bout les logiques économiques d'un marché de l'élimination, film hanté par le spectre de l'extermination, il s'agit rien de moins que de tuer Charlot. Lorsque Verdoux marche vers la mort, Chaplin qui l'incarne, filmé de dos, retrouve un instant la démarche claudicante de son héros vagabond. Une façon d'exprimer que, dans un monde qui vient de connaître l'extermination des Juifs, Charlot, cette incarnation du Juif errant, ne peut survivre.
2 - Le grand livre de Versailles, forme cinématographique d'un historiographe français.
Si Naguère, l'idée aurait paru farfelue, voire hérétique de chercher un intérêt historique au Versailles m'était conté tant les entorses à la chronologie, le goût de la petite histoire et des secrets d'alcôves ont déconsidéré Guitry aux yeux des historiens. C'est oublier que Guitry, dès 1915, s'était assigné dans Ceux de chez nous, une mission de mémoire nationale en allant filmer chez eux Rodin, Monet ou Renoir. Gloires nationales, génie national : dans Si Versailles m'était conté, il est question, sous un matelas de mots d'esprit et d'effets ludiques, d'ouvrir les portes de Versailles au public pour en saisir les cérémonies et les rituels, de tourner les belles pages de l'Histoire de France. Parfois semblable à un historiographe du Grand siècle lorsqu'il raconte son film, Guitry fait montre de sa passion pour la culture et le patrimoine français
Guitry s'inscrit dans la lignée des historiographes du roi du XVIIème siècle. Perrault, Racine, Félibien et retrouve à travers son "film conférence" sur l'histoire de Versailles, le principe de la visite guidée, tout entière çà la gloire du roi que Le Nôtre avait pu illustrer à travers les jardins, Le Brun à travers les collections royales de peinture, ou Félibien à travers les portraits du roi. Il existe dans la fonction royale ; et dans la manière dont elel pouvait être
3 - L'auteurisme, creuset de la libération de mai 68
La Nouvelle Vague, qu'on a longtemps cru hostile à parler politique, a abordé de façon diffuse le conflit algérien, notamment en son point aveugle, la torture.Révélation d'une écriture personnelle, influencée par un dandysme de droite quant à sa forme et attentive à une réalité qui les conduit à dénoncer la brutalité du pouvoir.
4 - Peter Watkins, L'histoire en directe
Peter Watkins a inventé l'art de filmer l'histoire comme un reportage, un faux documentaire. Contestataire, le cinéma pamphlétaire de Peter Watkins, auteur d'une quinzaine de films, dont The War Game, La Commune, Edvard Munch, questionne le passé en le soumettant aux techniques visuelles et narratives contemporaines que ce soit la bataille de Culloden en 1746 ou la Commune de Paris prises sur le vif, avec interviews des protagonistes. À la manière d'un reporter de guerre, il offre aux spectateurs par ses procédés - reportages, interviews, caméra subjective, prise à témoin - la sensation étourdissante que "cela s'est vraiment passé comme ça". À la posture lyrique du cinéaste-auteur, "seul devant sa caméra comme l'écrivain devant sa page blanche" Antoine de Baecque substitue celle du cinéaste-historien, qui capte avec sa caméra la mémoire visuelle du siècle.
5- Godard et la théorie des étincelles
L'historien met en perspective les faits, les rapproche pour leur donner un sens, pour écrire l'histoire. Pour Godard, le cinéma a aussi cette possibilité de rapprocher les images et de donner un sens au monde. La forme c'est le rapprochement des images pour les inscrire dans leur validité à produire une étincelle qui éclaire les grands problèmes du monde d'aujourd'hui et du siècle passé ou Le montage pour sauver le cinéma comme acteur du monde.
Une méthode
Antoine de Baecque cite ainsi Godard dans une interview (Libération,
6 avril 2002) : "Ce que l'on voit en rapprochant deux images : une jeune
femme qui sourit dans un film soviétique n'est pas exactement la même
qui sourit dans un film nazi. Et le Charlot des Temps modernes est exactement
le même au départ que l'ouvrier de Ford quand il a été
filmé par Taylor. Faire de l'histoire, c'est passer des heures à
regarder ces images puis, d'un coup, les rapprocher, provoquer une étincelle
(
)Le cinéma vécu comme cela, fonctionne alors comme une
métaphore du monde. Il reste un archétype, impliquant ensemble
l'esthétique, la technique, la morale "
Une ambition
La deuxième partie de la citation pose l'ambition de Godard qui est
de faire de l'histoire des deux derniers siècles avec une ampleur qu'aucun
historien n'a jamais portée. Le 17 septembre 1995, à Francfort-sur-le-Main,
Jean-Luc Godard reçoit le prix Adorno. Il prononce alors une conférence, "A
propos de cinéma et d'histoire" où il dit "j'existe aujourd'hui en une étroite
solidarité avec le passé. Je refuse d'oublier parce que je ne veux pas déchoir
". Godard y évoque les huit films qu'il est en train de réaliser et qui constitueront
les Histoire(s) du cinéma Pour lui, le cinéma est la seule forme d'art qui
permet de "rendre visible" l'histoire. "Mon idée, précise-t-il, super-ambitieuse,
que Michelet, n'a pas eue, même quand il finissait sa grandiose histoire de
France, c'est que l'histoire est là, seule, et que seul le cinéma peut la
rendre visible"
Catte ambition suppose la prise de risques. "Plus les rapports de deux réalités rapprochées à travers les images sont lointains, plus le sentiment d'historicité est fort. Une image n'est pas forte parce qu'elle est brutale ou fantastique, avance souvent Godard, mais parce que l'association des idées est lointaine et juste". "Car la stéréo existe aussi en histoire" C'est l'apothéose du montage godardien, ce battement d'images que proposent six heures durant les Histoire(s) du cinéma où il est évident que le moteur historique du cinéaste est le rapprochement forcené, multiple et baroque de citations imagées. "Mettre deux images côte à côte, cela s'appelle la création, mademoiselle Marie, énonce la voix du maître dans Je vous salue Marie ". Gilles Deleuze écrivait d'ailleurs de cet art du rapprochement des images chez Godard : "Ce qui compte c'est la folle énergie captée, prête à éclater. Deux images rapprochées c'est une détonation, une combustion, une dissipation de deux énergies condensées. Cela va vite et se dissipe, mais ce moyen d'en finir, aussi éclaire".
Une hypothèque à lever
Si le cinéma se veut capable de faire rien moins que parler du
siècle, il faut lever une hypothèque. Pourquoi le cinéma
qui parle en directe a-t-il été incapable d'annoncer la montée
des périls de dire la catastrophe à venir de l'hitlérisme
et du stalinisme ? Le but des histoires du cinéma est de sauver l'histoire
en expliquant cet échec. Les cinéastes englués dans le
système du cinéma ont le plus souvent délaissé
l'Histoire, avec un grand H, pour les histoires proposées par les scénaristes
et la tradition littéraire de l'intrigue et des personnages. Le premier
épisode est ainsi largement centré sur la faute collective du
cinéma au moment de la montée des périls, du nazisme,
de la guerre, de l'occupation, de la collaboration et de la solution finale.
L'épisode 1b surtout, "Une histoire seule", est hanté
par cette culpabilité des clercs du cinéma, ces "grands
réalisateurs incapables de contrôler la vengeance et la violence
qu'ils avaient vingt fois mises en scène" et se voyant rendus
responsables par le montage godardien de la catastrophe stalinienne et hitlérienne.
La succession illustrée des chronologies hollywoodienne, réaliste
socialiste, fasciste, national socialiste est ici très cruelle : le
cinéma aurait été comme enchaîné par l'industrie,
instrumentalisé par la propagande, et finalement transformé
en vecteur de mort. Godard, ainsi, porte la culpabilité du cinéma
: ce dernier n'aurait pas réussi à sauver le siècle des
extrémistes qui l'ont conduit à sa perte ; il aurait même
accéléré cette perte, comme aveuglé dans l'histoire.
L'histoire du cinéma comme un rendez-vous manqué avec l'histoire, ce contretemps Godard tente d'y remédier par ses histoires. Ainsi dira-il provoquant mais affirmant sa liberté : "C'est ce que j'aime au cinéma en général, une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d'explication (4b)". Godard peut ainsi se donner le beau rôle : avec ses histoires, il tente rétrospectivement de racheter le siècle par le cinéma. En fait avec des fragments des films que les cinéastes ont réalisés -ceux qui oubliaient l'histoire-, il re-tourne et re-monte les films qu'ils n'ont pas faits. Les histoires deviennent dès lors une entreprise salvatrice : de ces images coupables (d'avoir délaissé l'histoire, d'avoir aveuglé les hommes, d'avoir conduit à la catastrophe), Godard fait des innocentes puisque tout à coup par le montage, par le rapprochement, la poétique, le lyrisme des fragments, des associations et des parallèles, elles sont susceptibles de sauver le monde, devenues icônes de l'histoire.
L'histoire, une sombre fidelité pour les choses tombées
Philippe Sollers peut ainsi bien déclarer dans un entretien aux
Cahiers du cinéma en mai 1997 à propos des Histoire(s) du cinéma
: Godard est là derrière son micro et sa machine à écrire,
ou alors debout, comme un chef d'orchestre des spectres, et il va faire revivre
ces milliers d'ombres qui ont été projetées sur les écrans
: il les juge et il les sauve. C'est le Jugement dernier des films, reconnus
coupables ou innocents par rapport à l'histoire du siècle.
Pour Antoine de Baecque, l'épreuve de vérité du cinéma c'est donc l'histoire, et Godard ordonne cette ordalie afin de sauver les films de sa cinéphilie, et ainsi se sauver lui-même au crépuscule de sa vie. Dans l'ultime épisode il dira "l'histoire au fond qu'est-ce que c'est ? Tout au fond, avec Malraux, avec Peguy, avec Braudel.. Ah l'histoire, c'est une sombre fidélité pour les choses tombées. Je t'avais prévenue, Clio, témoin signifie martyr"
6 - Le démoderne annonce de l'effondrement soviétique
De Baecque raconte comment le cinéma de l'Est reflète l'effondrement du communisme le cinéma de l'Est à l'heure de la fin du communisme, la disparition de l'empire soviétique que plusieurs uvres majeures du cinéma de l'Est ont saisi par l'allégorie. Dans Stalker de Tarkovski (1979), "les traces de l'empire soviétique gisent au fond de l'eau comme les vestiges d'une civilisation perdue". Dans L'Arche Russe de Sokourov (2001), l'époustouflant plan-séquence d'1h 30 qui parcourt le palais d'Hiver, le communisme est tout simplement absent, comme happé par le néant, alors que les fastes de la cour des tsars incarnent "une forme insurpassable de beauté". On retrouve dans ces deux films, mais aussi chez A. Guerman ou E. Kusturica, une esthétique "démoderne", au sens où elle privilégie la vision d'un univers délabré ou vierge de toute trace du communisme.
7 - le film catastrophe américain annonciateur du 11 septembre.
Comment Hollywood, après avoir retracé l'histoire d'une nation, s'est mis à dépeindre les angoisses américaines, à multiplier les films catastrophe, à intégrer la tragédie du 11 septembre. Du côté d'Hollywood au contraire, au lendemain du 11 septembre, la catastrophe est évoquée frontalement, parfois de façon démagogique, dans une sorte de catharsis de la violence infligée à l'Amérique. Seul Steven Spielberg dans la Guerre des Mondes, qui imagine un empire américain en pleine déconfiture, aurait intégré les stigmates du 11 septembre : Tom Cruise, son héros impuissant et hébété, réchappe d'une catastrophe le visage enduit de poussière grise, comme s'il sortait des tours jumelles.
La conclusion, très lyrique, accorde par la grâce du cinéma à chacun la possibilité d'écrire son histoire en la légitimant sur des modèles cinématographique. Antoine de Baecque prend aussi le pari que le cinéma entre dans "l'âge de l'histoire dans la vision des films". Pour lui, comme il nous l'a prouvé sept fois, l'histoire devient la clé d'interprétation du cinéma.