Lorsqu'on a pour la première fois en France, dans les années quatre-vingt, entendu parler de Kaurismäki, il y avait deux prénoms pour un nom. Aki et Mika son frère, tous deux cinéastes finlandais, qui nous faisaient découvrir à la fois un cinéma inventif, une troupe d'acteurs, des paysages et des villes à partir de zéro. Il y avait donc un cinéma en Finlande et des cinéastes cinéphiles sur les traces de Robert Bresson, de Jean-Luc Godard ou encore d'un acteur fétiche de la Nouvelle Vague, Jean-Pierre Léaud.
Depuis, seize longs métrages plus tard, Aki Kaurismäki conquis une réputation mondiale d'auteur à part entière. Il suit une voie tout à fait personnelle, aux confluents, comme le pays d'où il vient, de cultures métissées, particulièrement influencé par la civilisation russe et son épisode soviétique..
Son premier long métrage en 1983 est une adaptation de Crime et châtiment, en 1992 il adaptera dans un studio en région parisienne La Vie de Bohème, en 1989 Les Mains sales, et en 1999 le chef-d'oeuvre de la littérature finlandaise Juha. Il est lui-même un écrivain, même s'il a choisi de s'exprimer par le cinéma.
Il doit l'un de ses plus grands succès Leningrad cow-boys à un groupe de musiciens déjantés, coiffés d'immenses bananes et de bottes aux bouts hyper pointus, portant le même nom, et qui mêle les musiques traditionnelles au tango, à la country, au rock n'roll et à la musique de fanfare.
En 2002, L'homme sans passé est sélectionné au festival de Cannes, nominé aux Oscars à Hollywood et rencontre un grand succès public. En 2006, il revient en compétition au festival de Cannes avec Les lumières du faubourg. Ces deux films portent la vision du monde selon Kaurismäki, de cette partie de l'Europe du Nord où les êtres humains cherchent à recoller les morceaux d'une identité éclatée par les guerres du xxe siècle et la nouvelle ère de la globalisation. Les langues se mélangent, le chômage est partout, des réminiscences de cultures et d'expressions artistiques circulent, par la littérature ou les chansons, quand les hommes et les femmes se rencontrent, mais le mal est fait. «Le sens de la vie est de se forger une morale personnelle qui respecte la nature et l'homme, puis de s'y tenir» (A. Kaurismäki).
Le dialogue avec Peter von Bagh est une complicité de longue date, lorsqu'ils échangeaient leurs opinions cinéphiles à la sortie de la cinémathèque d'Helsinki, ou encore lorsqu'Aki Kaurismäki proposait ses articles à la revue que dirigeait Peter von Bagh. Désormais, dit ce dernier, c'est moi qui l'écoute. Ces entretiens sont la manifestation la plus évidente que ces deux-là ont beaucoup à échanger, qu'ils se respectent et s'écoutent dans des conversations intenses qui permettent au lecteur de pénétrer dans l'univers cinématographique d'Aki Kaurismäki.
Depuis ses débuts Aki Kaurismäki travaille avec la même équipe, dont une photographe de grand talent qui a suivi tous ses tournages, Marja-Leena Hukkanen, qui permet aujourd'hui d'illustrer ces entretiens de superbes photos de plateau et de tournage.
Peter von Bagh est un des meilleurs historiens de cinéma. Il vit et travaille à Helsinki où il anime une revue de cinéma Filmihullu. Il a dirigé la cinémathèque finlandaise où il a rencontré Aki Kaurismäki. Il a créé avec lui un festival de cinéma au cercle polaire qui s'intitule le Festival du soleil de minuit et se déroule tous les ans en juin quand le jour dure 24 heures. Il est également le directeur artistique du festival de Bologne. Il est l'auteur d'une trentaine de livres sur le cinéma et notamment d'une histoire du cinéma mondial. Il réalise régulièrement des films, des documentaires pour la télévision et des émissions radiophoniques.
Extrait de l'avant-propos :
«Le sens de la vie est de se forger une morale personnelle qui respecte la nature et l'homme, puis de s'y tenir.»
(Réponse d'Aki Kaurismäki à la question posée par une classe de troisième année de l'école primaire d'Eestinkallio, à Espoo : «Quel est le sens de la vie ?». Helsingin Sanomien kuukausiliite, 22 janvier 1994.)
Un jeune cinéaste qui choisit comme premier sujet de film Crime et Châtiment de Dostoïevski n'a pas froid aux yeux. Il est ou totalement fou ou parfaitement conscient de ce qu'il fait. Aki Kaurismäki a expliqué en 1984 avoir cherché, pour sa première réalisation, à associer «quelques éléments simples» : «L'ascétisme, la série B, la psychologie de Dostoïevski, un enchaînement d'événements dans une ville en principe anonyme.»
Kaurismäki a semble-t-il tout de suite été à la hauteur de la situation. On retrouvera les mêmes ingrédients dans les pages qui suivent, dans un autre ordre et sous des noms différents : minimalisme, inséparabilité du sublime et du trivial dans l'expérience de la vie et dans les catégories de l'art, niveau de perception de la psychologie relevant du plus haut classicisme plutôt que de la série télévisée, cascades d'événements et alternance du hasard et de la fatalité, villes sans nom, non-lieux, mondes intérieurs. L'énoncé de 1984 était riche de contenu.
Mon premier souvenir d'Aki Kaurismäki remonte aux séances de la cinémathèque, qui se sont tenues jusqu'en 1979 dans la grande salle du cinéma Savoy, puis au Joukola, et dont j'assurais alors la programmation. La cinémathèque, qui ne disposait pas encore de ses propres locaux, était sous-locataire de la société de distribution Suomi-Filmi, déjà moribonde. Les fidèles n'en étaient que plus assidus. Les séances commençaient le mercredi et duraient jusqu'à la fin de la semaine, et Aki les suivait souvent de bout en bout.
Je me rappelle ses réflexions narquoises, à la porte du Joukola, sur les sujets les plus divers, souvent presque incompréhensibles. Avec en prime des desiderata concernant le programme. J'ai tout de suite vu qu'il saisissait la trame interne et la logique poétique des séries de films présentées. Car la programmation n'est pas un travail de fonctionnaire. C'est sans doute dans ces moments que s'est constitué le socle de l'entente durable qui semble désormais nous unir.
J'ai encore très présente à l'esprit l'image de ce jeune homme du premier rang, identifiable au premier coup d'oeil comme un cinéphile type, parfois penché en avant, concentré et attentif, parfois affalé d'un air rêveur. Avant la projection, je disais souvent quelques mots sur le film, plus pour créer une ambiance que pour apporter des informations, car celles-ci se trouvaient dans le programme distribué. Les rôles se sont inversés depuis, c'est maintenant moi, en règle générale, qui l'écoute.
Notes de lectures:
Sakke Jarvenpää et Mateo Valtonen m'ont téléphoné pour me demander de les rejoindre au Vikerkulma, un bistrot qui a disparu depuis. Il y avait aussi Atte Blom et ils m'ont exposé leur idée de monter un orchestre du nom de Leningrad Cowboys. Dans le contexte de l'époque, le projet paraissait génial, on était en 1986 et l'Union sovitique se dressait encore dans toute sa vigueur, tel un monolithe à la surface peut-être ébréchée mais au cœur d'acier. Quoi qu'il en soit, ils m'ont proposé de réaliser un vidéoclip avec le groupe, qui devait bien sûr être formé, en grande partie sur la base des Sleepy Sleepers. Les clips étaient d'une grande nouveauté du moment. Même l'idée était prête : des boxeurs, américain et russe, s'affrontent. Le premier est tout petit et le second un énorme colosse. Naturellement le plus grand gagne. L'idée a doucement fait son chemin. J'ai tourné le combat de boxe en deux heures, ce qui est relativement rapide. On a intitulé le clip Rocky VI. J'en ai réalisé ensuite deux autres ; Thru the wire et L. A. woman. L'histoire a fini par se développer et pour finir on a fait Leningrad Cowboys go america... par la suite j'ai réalisé deux courts-métrages de plus, These boots qui fait en cinq minutes le tour de l'histoire de la désertification des campagnes finlandaises du point de vue d'une famille et Those are the days que j'ai tourné à Paris en même temps que La vie de bohème. Puis il y a encore eu Total Balalaika, l'enregistrement du concert avec les choeurs de l'armée rouge et Les leningrad cowboys rencontrent Moïse dans lequel nos musiciens à bananes quittent le mexique pour rentrer chez eux, de l'autre coté de l'Oural en traversant l'Europe. (Peter von Bagh, Aki Kaurismaki, p.95)