Le quartier de Jackson heights, dans le Queens, a pour point névralgique sa ligne de métro qui surplombe Roosevelt avenue à partir de laquelle on peut s'enfoncer dans le quartier à partir des rues qui lui sont perpendiculaires.
Dans la salle des fêtes du quartier, le conseiller municipal Daniel Dromm est venu honorer la mémoire Julio Rivera assassiné une nuit de l’été 1990 simplement parce ses tueurs voulaient abattre quelqu'un de différent. Julio appartenait à la communauté LGBT mais ce sont toutes celles du quartier (catholiques, les juifs, les musulmans, les sud-américains, les asiatiques) qui se sont senties solidaire de son deuil. Le quartier est ainsi devenu le berceau de la Queens Pride, créée en 1993 et qui soude tous ses habitants. Daniel Dromm se dit fier et heureux d'être le conseiller d'une communauté dans laquelle on parle 167 langues mais où tous échangent avec tolérance.
Dans une mosquée, on en appelle à ne pas se détourner de l'essentiel et à se purifier.
Dans la permanence de Daniel Dromm, ses employées recueillent au téléphone les doléances des habitants. Une conférence téléphonique qui réunie deux de ses collaborateurs et un correspondant au rectorat, essaie de résoudre un problème de carte scolaire pour assurer un meilleur suivi des jeunes au sein du quartier.
"En disant que vous voulez voter, vous montrez que vous avez bien compris le fonctionnement d’une société démocratique", explique-t-on à une prétendante à la nationalité américaine lors d’un exercice préparatoire.
La salle de réunion de la synagogue accueille la communauté LGBT qui ne veut pas aller autre part même si elle n'a pas de local à elle. La caméra va ensuite fureter dans les salons de coiffure, les cours de danse, les manucures et les abattoirs où l’on ne ménage pas la volaille, les bars gay, une synagogue, une église, une école coranique, un temple hindou, des réunions de prostituées transsexuels ou pas, un cours destiné aux aspirants chauffeurs de taxi, des boutiques de bimbeloterie catholique, des salons de beauté pour chiens, une boutique de prêt-à-porter, une laverie. Dans les rues, la musique est souvent présente, les légumes et les vêtements sont multicolores, alors qu'au loin Manhattan ne réjouit d'un feu d'artifice convenu pour le 4 juillet.
Pour son 43e long-métrage, Frederick Wiseman se plonge "In" Jackson heights comme il était précédemment "At" Berkeley. Il n'est ici toutefois plus au sein d'un bâtiment unique (La comédie française, National gallery), ni même au sein d’un groupe particulier qui interagirait dans plusieurs bâtiments contigus. In Jackson Heights se trouve dans la catégorie des films à la géographie relativement étendue et traite des communautés qui y cohabitent comme dans Aspen (1991) et Belfast, Maine (1999). La méthode diffère à peine, des rushs (120 heures ici) filmés en flânant puis organisés sans commentaires selon un rythme que Wiseman fignole, sans respect strict de la chronologie, ni plan préétabli et ni sans jamais avoir à définir son sujet.
Eloge de la diversité
Wiseman prend le temps de regarder et de saisir des moments miraculeux, le concert dans la laverie, la vieille femme de 98 ans misanthrope et terriblement lucide, la femme qui demande une prière dans la rue à des jeunes femmes évangélistes, l'éloge du maire de quartier par Dromm et une gendarmette affriolante. Il ne recherche pas une représentativité stricte qui accorderait à chaque communauté une portion du film proportionnelle à son importance démographique. La communauté latinos y prend une place prépondérante parce qu'elle est très structurée avec son association d'aide aux immigrés, Walk in New York, ainsi que la communauté LGBT autour du conseiller Daniel Droom. Les discours publics ont l'avantage de faire comprendre la situation et la problématique du quartier. Comment l'immigration d’Amérique centrale, d’Amérique du Sud, mais aussi du Pakistan, du Bangladesh, d’Inde, de Thaïlande, du Népal et même du Tibet cohabite avec les enfants des premiers migrants italiens, juifs et irlandais. Les témoignages des passages de frontière tout autant que ceux de discriminations de personnes transgenres révoltent chacun des habitants de ce quartier.
La crainte d'une uniformisation bourgeoise
Immigrations réussies, couleurs et offres diversifiées dans les marchés et les restaurants ne pèsent guère face à l'extension du modèle dominant, celui de la rationalité du rapport entre le prix d'un appartement et sa distance au centre. L'emprise progressive des magnats de l'immobilier sur ce quartier jadis ignoré le destine au même sort que les autres quartiers périphériques de Manhattan. Après Harlem et Brooklyn, les investisseurs s'attaquent au cœur du Queens. Les habitants tentent de s'organiser contre une forme de génocide spéculatif apparaissant hélas comme inexorable. In Jackson Heights s'inscrit dans la lignée de ces résistances magnifiques qui existent en d'autres lieux comme en ont témoigné En construction (José Luis Guerin, Espagne, 2001), La République Marseille (Denis Gheerbrant France, 2009) ou Mafrouza (Emmanuelle Demoris, France, 2011),
Le film flâne au mépris de la temporalité. On ne saura rien du destin de l'équipe de la Colombie dans le mondial de foot, qui donne portant lieu à plusieurs séquences avec les supporters, pas plus qu'on se saura si le BID aboutit. Il se termine pourtant sur une note assez désabusée : la caméra s'élève au-dessus du quartier, au-dessus de la ligne aérienne du métro pour saisir Manhattan, pas très loin, dont le riche feu d'artifice risque bientôt d'être la réjouissance convenue des habitants du quartier.
Jean-Luc Lacuve le 02/04/2016