1955-59. Des images d'archives montrent l'activité nocturne du Barrio Chino, quartier populaire de la ville de Barcelone. Au petit matin, un marin ivre titube.
1998. Dans ce même quartier, au cours de travaux de réhabilitation, il est construit un immeuble de résidences.
Un ancien marin se plaint qu'il ne reste ici plus aujourd'hui que des vieux et des jeunes sans culture. Il en veut à la ville de Barcelone et à ses rues trop étroites. Des jeunes jouent au foot sur une place gravillonnée. Une jeune maman avec son bébé regardent les tours. On démolit les maisons. Un jeune couple, Juani et Ivan, fume de la marijuana dans une petite chambre au mur de laquelle est accroché un tableau de Constable. Ils ont dilapidé le maigre argent de la mère de Juani et vont être expulsés.
Soudain, les travaux doivent être arrêtés. On a découvert un cimetière contenant des tombes de l'époque romaine. Les gens du quartier viennent regarder et commenter. Que va-t-on y trouver ? Or, tissus ; de quand date les tombes : VI avant ou après JC, époque des crimes en Espagne ? Archéologue semble un beau métier. Une jeune fille du quartier montre ses muscles pour se faire embaucher.
Les destructions se poursuivent alors que les fondations de l'immeuble commencent, menaçant d'enterrer les chats du quartier. Le responsable du chantier et son fils montent une structure d'escaliers. Bientôt le fils partira à l'armée. Le père redoute qu'on ne l'envoie en Yougoslavie que les Américains bombardent. Un autre jeune maçon courtise une jeune fille à sa fenêtre. Dans leur chambre, Juani se plaint à Ivan : pourquoi est-elle obligée de se prostituer ? Ne pourrait-il pas travailler ? Le vieux marin et ses amis discutent des prostituées, des femmes en général, qu'ils font semblant de connaître.
Un maçon marocain incite un jeune compatriote à demander du travail au chef de chantier. Sur la terrasse, le béton arrive lentement. Les ouvriers se plaignent de la lenteur des travaux qui les oblige à des heures supplémentaires. Juani part se prostituer. Le maçon marocain, marxiste convaincu, tente de dialoguer avec son collègue espagnol.
Deux des enfants qui discutaient autour des tombes romaines dirigent leurs copains pour "construire" un appartement témoin dans lequel ils seront le père et la mère. Le maçon marocain, le nouvel embauché et le maçon espagnol montent la cloison qui cachent l'escalier. Dans la rue, s'amoncellent les gravats et détritus des appartements détruits : un matelas, le tableau de Constable de Juani et Ivan. Le responsable du chantier et son ami discutent des constructions actuelles, toujours menacées par la vitesse de construction alors que les pyramides demandaient des décennies de construction.
Dans un bar du quartier, l'ancien marin tente de faire la leçon à un autre miséreux et expose les pauvres "caprices" qu'il porte dans son cabas et qui sont, pour lui, les signes de son bon goût : un masque rose de plongé, un briquet au gaz qui marcherait s'il était rempli, un réveil qui n'a plus la clé pour être remonté Un sdf couche sur la terrasse après avoir récupéré le matelas qui traînait dans la rue et observe le feu d'artifice.
L'immeuble est presque terminé. Les commerciaux font visiter les appartements aux futurs clients enthousiastes ou réticents, tous un peu inquiets du voisinage des anciens habitants. On leur promet qu'un rideau d'aluminium les protégera d'une vue aussi dégradante.
Juani porte Ivan sur son dos ; ils cherchent désormais un squat hors de ce quartier.
La caméra s'attache à comprendre et connaître, au travers de cette construction immobilière, les habitants de ce quartier. Les mutations sociologiques l'ont transformé. Il est désormais habité par des gens pauvres et sans dynamisme et des jeunes sans culture, à peine occupés par la drogue et les jeux vidéos. Ils sont sans résistance face au nouvel immeuble qui va transformer leur vie. On leur donne 800 000 pesetas pour se reloger ailleurs alors que les nouveaux appartements coûtent deux millions de pesetas.
Les ouvriers s'intégrant progressivement au quartier : l'un courtise une jeune fille, l'autre encourage un jeune homme à se faire embaucher et les enfants viennent discuter avec les ouvriers sur la terrasse. Tous assisteront à l'arrivée des envahisseurs, cette classe bourgeoise, jeune couples avec ou sans enfants, chaleureux ou méprisants qui va bientôt les remplacer.
Dans ce documentaire-fiction, Guérin construit en plan fixe de petites scènes qui nous attachent aux habitants (le vieux marin, Juani et Ivan, la jeune fille au linge) et surtout aux ouvriers (le responsable du chantier, son fils et son ami, le maçon marocain et son compagnon de travail misanthrope et alcoolique, leur jeune aide, le maçon amoureux de la jeune fille).
Ce film nous montre comment la mutation sociologique entraîne la mutation du paysage urbain qui entraîne le remplacement de l'ancienne classe par une nouvelle dans un habita nouveau. Les signes de l'ancien monde, oeil dessiné, graffitis, cabane des enfants sont détruits à jamais. L'ultime plan du film échappe seul à la construction en plans fixes. Juani porte Ivan. Ils vont devoir quitter le quartier. Après s'être fait porter durant les trois quarts du travelling, il prend cette fois Juani sur son dos, promesse d'un changement ou retour sur les pas titubants du marin peinant à sortir du quartier au début du film ?
Guérin s'attache aussi à des temps plus longs : le plan des crânes romains dialogue avec la lune nocturne, les signes sur les pierres des églises dialoguent avec la neige qui tombe. L'Egypte au travers de La terre des pharaons et la révolution au travers du Messager du tsar sont également très présents. Vus à la télévisons par les ouvriers, ces films génèrent le lendemain de pétillantes discussions philosophiques sur les chantiers.
Jean-Luc Lacuve le 23/09/2008