Brooks Otterlake raconte la mort mystérieuse, il y a bien des années, de Jake Hannaford, un grand cinéaste au volant de sa voiture. Otterlake a longtemps hésité à montrer le film qui va suivre tant le rôle qu'il y tient n'est guère reluisant. Mais il passe outre aujourd'hui. Il a rassemblé ce petit film historique à partir de diverses sources : des interviews données à la télévision mais aussi les rushes tournés par les admirateurs, étudiants en cinéma qui l'avaient approché notamment pour ses 70 ans. C'était bien avant les téléphones dotés de caméras et les images numériques. Un portrait filmique à travers ces divers visiteurs qui intègre son dernier film, De l'autre coté du vent, tel qu'il l'a laissé le jour de son 70e anniversaire qui allait se révéler le dernier jour de sa vie.
Générique sur fond noir.
Sur un plateau de cinéma, des jeunes femmes s'ébrouent, nues, pour la scène du bain tuc. Mais tous quittent le plateau pour la fête organisée pour l'anniversaire de Jake Hannaford dans son ranch par sa grande amie, Zarah Valeska. C'est tout un cortège de véhicules qui doit s'organiser : les étudiants de cinéma sont incités à monter dans le bus vert, les mannequins, musiciens et journalistes dans le bus bleu. Matt Costello, le producteur exécutif de Jake chez Universal fait les présentations entre critiques, journalistes et acteurs. Certains journalistes montent dans la voiture de l'actrice, d'autres dans celle de Brooks Otterlake et Jake Hannaford.
Dans la salle de projection, Billy Boyle, tout dévoué à Jake, est resté pour montrer à Max David, le producteur de Otterlake qui pourrait investir dans le film de Jake, les dernières séquences tournées : après celle du bain turc, se sont trois jeunes hommes qui regardent une femme, L'actrice, téléphoner puis rejoindre son ami dans une voiture. Max David, excédé du départ de Hannaford pour sa fête, est agacé par ce qu'il voit : Quand voit-on la bombe de l'extrémiste ? La poupée offerte par le garçon romantique est-elle dans le sac de l'actrice ? Comment continuer le film si John Dale, l'acteur principal, a quitté le tournage ? Pourquoi ne peut-on lui montrer le script du film ? Billy Boyle lui explique que d'autres rushes les attendent au ranch mais Max David refuse de s'investir davantage.
Dans la voiture de Brooks Otterlake et Jake Hannaford, les journalistes interrogent : "Le regard de la caméra est-il un reflet de la réalité, ou la réalité est-elle un reflet du regard de la caméra, ou la caméra n'est-elle qu'un phallus ?" Otterlake répond parfois : "Si la caméra n'aime pas un acteur, elle se contente de le dévisager". Toutes les réponses sur Jake, ses débuts comme accessoiriste, acteur..., sont déjà sur des bandes qu'il a enregistrées depuis quatre ans qu'il connaît Jake. Il les a disséminées un peu partout.
Pister doit quitter la voiture des journalistes pour le bus où Zimmer a maquillé les mannequins en John Dale, le vieux et alcoolique Pat Mullins, accessoiriste qui se rit de tout et notamment du dialogue trash de Hannaford et la fidele monteuse, Maggie Noonan.
Dans la nuit, le cortège arrive au ranch. Zarah Valeska est aux fourneaux puis répond à une interview, elle l'appelle D. P., Dieu le Père. Le baron, le scénariste et Brooks Otterlake répondent aux questions de Julie Rich, la critique. Il souffle ses 70 bougies et le film est projeté. Le jeune homme lui offre la poupée. Il la suit dans une boite de nuit où des couples s'étreignent dans les cabines des toilettes. Elle se déshabille devant une jeune fille qui suce des glaçons et enfile un imperméable. Au retour, il lui offre la poupée dont elle ne garde que les yeux comme de possibles boucles d'oreilles. Elle l'entraine dans le garage où, avec son ami conducteur, elle l'entraîne dans sa voiture bientôt sur une route sous la pluie. Au gré des illuminations multicolores, de reflets dans la la pluie au son des essuie-glaces et de son collier de perles, ils font l'amour. Le conducteur, bientôt jaloux et excité, en veut sa part. Elle se débat et sort de la voiture, suivie du jeune homme poussé dehors alors que la voiture repart les abandonnant dans la nuit. Ils sont seuls dans une grande maison délabrée sous la pluie. Panne d'électricité. Arrive le Dr. Burroughs auquel on montre le story board. Darryl F. Zanuck appelle mais ne viendra pas. H dit à B qu'il doit terminer le film en quatre jours mais il a très souvent été en retard. Un générateur a été installé. La jeune Mavis lui apporte de l'alcool. Elle erre dans une ville déserte. Dans les décors d'un train de wagons lits, elle aperçoit John Dale endormi, nu. Elle lui vole son pantalon. Il enfile sa chemise. Ils se poursuivent dans une ville fantôme entre des décors de carton pate (dame de Shanghai) Coupe aux ciseaux il quitte le plateau. Chaque petit bout qui manque rend le tout plus précieux
Nouvelle panne, Jake Hannaford ne veut pas avouer à Brooks Otterlake qu'il est ruiné. Il sait que ce cinéaste, qui lui doit beaucoup de son esthétique, est un cinéaste à succès et riche. Il aurait aimé que vienne David et le reproche à Billy. Est-ce encore illusoire de croire à l'agent du pétrole ? Billy blessé abandonne les bonbons et se remet à l'alcool après neuf ans d'abstinence. Zimmer s'en va laissant un tube d'acier à Pat avec un message pour Hannaford : "Essaie avec les mannequins : ils se brisent encore plus facilement que les humains".
Brooksie, qu'il connaît depuis quatre ans, ramassé en haillons en Iran, peut lui prêter 40 millions; David est son producteur mais il n'aime pas ce que fait Hannaford. Le professeur Burroughs, qui enseigne la littérature et le théâtre dans une luxueuse école privée, vient révéler qu'il a eu Oscar (John Dale) comme étudiant. Acteur de quatre ans, il était à Acapulco juste pour le voir. Proverbe chinois : "Tu sauves une vie, cette vie t'appartient" ; violé par un professeur pédéraste la référence à Oscar Wilde l'a amené à changer de nom. Ce n'était pas une noyade mais un casting. Cadeau : os d'indien pour le cul de Dale: ce qu'il crée, il doit le détruire, les lucioles qui profitent de sa lumière, il mâche certains d'entre nous plutôt lentement
Hannaford tire à la carabine, Pocahontas sur les lampes. Un feu d'artifice, tiré par des nains, éclaire le champ de bataille et met fin à la soirée.
Pat annonce la fin de la soirée avec une projection au drive-in de Magnolia gardens au croisement de El dorado et Geddes, en direction de Los Angeles. Maggie, la monteuse, n'est pas là pour savoir si c'est le bon ordre des bobines mais, comme l'affirme le projectionniste, cela ne change rien.
Zarah déclare : quand on a un vieil ami il suffit de le savoir là comme Gibraltar, comme la Tour Eiffel. La durabilité peut parfois être fragile. Parfois pour préserver ce sentiment, il faut conserver ses distances. Off sur l'écran, l'air de Rezo Maldito. Julie Rich insinue qu'il a besoin de posséder une femme pour se posséder lui-même. Il la détruit alors et, étant la femme de l'acteur, il détruit celui-ci. Il la gifle. Elle l'insulte. Billy donne le signal du départ. Il n'abandonnera jamais, le film se fera. Au petit matin, John vient à la fête. Hannaford lui propose de l'emmener dans sa voiture. Il refuse. Film dans le désert : elle et lui, la fragile passerelle est balayée par le vent. Un phallus de plastique se forme qu'elle crève de ses ciseaux. L'actrice quitte le plateau pendant que tombe la tête du mannequin.
Off : "Qui sait, on peut trop fixer quelque chose en épuiser la vertu, en vider l'essence. On vise ces beaux endroits et ces gens sublimes. Toutes ces filles et tous ces garçons. On les achève".
Au cœur du film, il y a un film dans le film. Film surréaliste, symbolique, splendide et en couleur, ce film de fiction sera probablement inabouti. Réalisé par Jake Hannaford, interprété par John Huston, il s'appelle De l'autre côté du vent; Le vent y souffle fort, métaphore peut-être du désir ou du terrorisme auquel il est fait allusion. Mais De l'autre côté du vent tourné par Orson Welles entre 1970 et 1976 est un portrait d'artiste qui entreprend la production du film de fiction. C'est être alors de l'autre côté de la fiction, voir ce qui se passe derrière le décor, les multiples rapports de forces du cinéma, les trahisons entre cinéastes ou entre cinéastes et acteurs. Le processus de production extrêmement chaotique du film comporte une forte dimension autobiographique qui fait de cet équivalent moderne de Huit et demi, l'ultime chef-d'œuvre de Welles, certes posthume, mais dont le montage proposé en 2018 est extrêmement convaincant.
De L'autre côté du vent, le film dans le film
De l'autre côté du vent, est un film en couleur et en scope de Jake Hannaford, un grand cinéaste âgé de 70 ans. De ce film, on ne voit que des rushes distillés à cinq reprises : dans la salle de projection du studio hollywoodien ; à trois reprises dans le ranch du cinéaste puisque deux fois des pannes d'électricité interrompent la projection ; et une dernière fois dans un drive-in juste avant le petit matin sur la route du retour pour les invités.
De l'autre côté du vent raconte une histoire romantique entre une actrice dont tombe amoureux un beau jeune homme. L'actrice fréquente des gens louches qui lui ont sans doute ordonné de poser une bombe. Le jeune homme qui ignore tout de son activité d'extrémiste veut lui offrir une poupée qu'il a cru qu'elle admirait à la devanture d'un magasin. L'actrice sous le charme fait l'amour avec lui dans une voiture conduite par un de ses amis. Celui-ci devient jaloux. Il les abandonne dans une ville fantôme, décor de cinéma dans la nuit. Au petit matin, ils se poursuivent dans un décor en plein désert et propice aux symboles surréalistes. Mais le jeune homme panique à l'idée de possibles jeux cruels auxquels pourrait se livre l'actrice pendant l'amour et fuit le plateau.
De l'autre coté du vent, un documentaire sur les trahisons
Le vent souffle fort dans le film dans le film. On peut donc imaginer que de l'autre côté du vent, c'est celui derrière lequel sont repliées les équipes techniques et les financiers. Tous les rouages pas très reluisants qui permettent la construction du film. C'est ce qui se révèle dans le documentaire sur la soirée du 70e anniversaire et constitué de rushes tournés par des admirateurs, cinéastes ou étudiants en cinéma, avec ou sans le consentement des invités, en noir et blanc ou en couleur mais toujours au format 1.33 ou 1.37 de la télévision, du 16 mm ou du super8. C'est donc un film documentaire mais dont les rushes sont choisis et montés par Brooks Otterlake qui leur fait ainsi dire ce qu'il veut. Il commence par une introduction de Brooks Otterlake, lui-même qui nous apprend la mort de son mentor, Jake Hannaford, au volant de sa voiture, à l'issue de cette soirée des 70 ans. Accident ou suicide qu'importe puisque toute histoire chez Hanneford-Welles est souvent un mensonge.
Otterlake a pris des années à se décider à montrer ce film. C'est dit-il parce qu'il n'aime pas le rôle qu'il y joue. Mais il précise aussi que l'action se situe "bien avant les téléphones dotés de caméras et les images numériques". Comment alors ne pas penser qu'il nous parle d'aujourd'hui comme s'il se substituait personnellement au long et le long et sinueux imbroglio financier qui empêcha la finition du film tourné entre 1970 à 1976.
L'essentiel du film est ainsi constitué du 2e niveau, la fête donnée par Jake Hannaford dans son ranch par une amie pour ses 70 ans. Il a convié le gratin de la jeune génération hollywoodienne, Peter Bogdanovich, Dennis Hopper, Paul Mazursky sont présents mais aussi Claude Chabrol, pour leur faire découvrir un état provisoire de son nouveau film, dont il tente de boucler le financement.
Hannaford, c'est l'objet du film, a du mal à boucler le financement de son film d'autant qu'il doit aussi faire face à la disparition de son acteur vedette. Il s'agit d'une double histoire d'amitié et de trahison. C'est d'abord John Dale qui trahit celui par lequel il pourrait devenir une star en désertant le plateau. A-t-il eu peur de ce que voulait lui faire Jake par l'entremise de son actrice, l'émasculer d'un coup de ciseaux ? Ou ne pouvait-il plus supporter sa propre trahison. Hannaford avait cru le sauver de la noyade à Acapulco et lui avait redonné le gout de vivre après sa tentative de suicide en en faisant un acteur. Selon la légende indienne qui dit qu'une vie qu'on a sauvée nous appartient, Hannaford croyait sans limite son pouvoir sur lui. Mais comme il en est conscient maintenant ce n'était pas une noyade mais un casting. John Dale qui est gosse de riche, inscrit dans une grande école privée de cinéma, a joué ce rôle de noyé désespéré pour être engagé; l e docteur révèle qu'il s'appelle Oscar et a dû subir des brimades dues à son prénom en résonance avec celui d'Oscar Wilde lorsque certain professeurs de l'école se livraient à la pédérastie.
Ainsi même s'il a menti, Oscar / John Dale reste un jeune homme fragile que Hannaford essaie une ultime fois au petit matin de convaincre de poursuivre l'aventure du film. Son échec signe son arrêt de mort, son probable suicide.
Si John Dale a trahi Hannaford, il en est de même de Otterlake. Lui n'était probablement rien quand Hannaford l'a trouvé en haillons quatre ans auparavant. Mais depuis Otterlake s'est inspiré du talent de Hannaford pour faire ses propres films qui rencontrent le succès. Il veut bien avancer de l'argent à Hannaford ou solliciter l'aide, qu'il sait toutefois par avance négative, de son producteur. Mais il fait peser sur Hannaford le soin de quémander, comme pour lui signifier sa propre supériorité.
De l'autre coté du vent, dernier chef-d'œuvre d'Orson Welles
En 1970, quand il commence le film, Welles espère alors que le nouvel Hollywood qui le vénère va lui permettre de réaliser son ultime chef-d'œuvre. Ce sera à la fois un film d'introspection tel Model shop, Persona ou L'éclipse et un documentaire sur la réalisation d'un film, ce qui est nouveau alors. Artiste indépendant par excellence, l'audace de Welles va jusqu'à réaliser un documentaire où les acteurs improvisent, qui n'est ainsi pas sous contrôle, ce qui en dépit de sa mise en scène souvent très formaliste est un élément qu'il a toujours revendiqué (les accidents divins du tournage). En cette matière, le processus de création chaotique et posthume du film va aller au-delà de ses espérances.
En 1970, un producteur espagnol, Andres Vincente Gomez, débloque quelque centaines de milliers de dollars pour commencer le film bientôt rejoint par L'astrophore, société de production iranienne basée à Paris et dirigée par le beau-frère du shah. Welles a déjà tourné à la dérobée dans des studios abandonnés des rshes pour le film dans le film. Il a filmé des interviews avec une petite équipe où il est l'acteur principal, hors champ. Il espère en effet que John Huston acceptera de jouer son personnage. Il bénéficie en effet du dévouement total du cadreur Gary Graver qui, pendant quinze ans, fera tout (tournage de films de série Z et érotiques) pour poursuivre un film qui devait assurer sa gloire.
Lorsque l'argent est débloqué, Welles décide de filmer dans une villa jouxtant la maison qu'Antonioni fait exploser dans Zabriskie point. John Huston avec lequel il est très ami a pu se libérer pour sept semaines de tournage. Il réunit quelque figures marquantes du nouvel Hollywood : Curtis Harrington, Paul Mazursky, Henry Jaglom, Dennis Hopper, Claude Chabrol, John Milius (celui qui, dans le film, le déteste) et transpose dans certains personnages des figures connues d'Hollywood Pauline Kael, la critique, et Robert Evans, le directeur de Paramount Picture.
Après sept semaines de tournage, Welles doit remplacer Rich Little. C'est Peter Bogdanovich qu'il appelle au secours pour jouer plus ou moins son rôle de biographe d'Orson Welles et de nouveau réalisateur phare d'Hollywood. En 1970, Peter Bogdanovich n'était qu'un jeune écrivain. En 1974, il est le cinéaste adulé de La dernière séance. Il joue donc doublement son propre rôle. Mavis Henshaw (Hensher) est une allusion à Cybill Shepherd, la femme que Peter Bogdanovich a rencontrée alors âgée de 19 ans. Les 70 ans ont lieu un 2 juillet, date du suicide de Hemingway. Le film est une satire du mâle alpha.
En 1975 Andres Vincente Gomez, le producteur espagnol annonce aller chercher l'argent manquant mais ne revient jamais. Le tournage passe de l'Arizona à Los Angeles. La scène érotique est tournée sur trois ans à Los Angeles d'abord puis en France. Un plan révèle Gary Graver avec une perruque.
Welles espère recueillir de l'argent lors de l'hommage qui lui est rendu par l'American Film Institute en 1976. C'est un échec. Les films d'introspection du Nouvel Hollywood ont laissé la place aux premiers blockbusters : La guerre des étoiles et Les dents de la mer. Pendant trois ans, Welles tente de monter le film chez Peter Bogdanovich, qui le loge chez lui, sans réussir à finaliser.
En 1979, la révolution en Iran, non seulement prive Welles de financement par le beau-frère du Shah mais celui-ci protège ses avoirs et, alors que Welles monte le film à Bagnolet, met la pellicule sous scellées après un jugement par un tribunal français. En 1982, Welles avec Well-jag production, prétend avoir 1,5 million de dollars pour reprendre ses droits sur le film mais le tribunal français continue d'affirmer que le film appartient au producteur.
Au conflit d’héritage à la mort de Welles en 1985, succèdent des tentatives mort-nées d’exhumer le film (notamment celle de Gary Graver). Un triumvirat constitué de Filip Rymsza, Frank Marshall et Jens Koethner Kaul sort l’affaire de l’ornière. Les 5 millions de dollars mis sur la table par Netflix permettent enfin au film d’exister dans une version montée par Bob Murawski sur la musique de jazz initiale de Michel Legrand.
Jean-Luc Lacuve, le 20 janvier 2019
Source : "Ils m'aimeront quand je serai mort", documentaire Netflix sur le tournage du film.