Phoenix (Arizona), à l'automne 1997. Marion Crane, employée modèle de l'agence immobilière Lowery, s'absente périodiquement à l'heure du déjeuner pour rejoindre son amant, Sam Loomis, dans un petit hôtel pour couples discrets.
Modeste boutiquier en instance de divorce, Sam s'interroge sur l'avenir de leur relation. Mr. Lowery vient de recevoir de la part du richissime Tom Cassidy une somme de 400 000 dollars. Marion cède à la tentation. Prétextant une migraine, elle regagne son domicile avec le magot et prend la fuite en direction du Texas, où elle espère rejoindre Sam.
Après plusieurs heures de route, la fatigue et une violente averse poussent la jeune femme à se réfugier à la tombée du jour dans un motel que jouxte une maison. Le jeune patron de l'établissement, Norman Bates, se montre heureux de l'accueillir et se livre à quelques confidences. Il parle de sa solitude et de son attachement à sa vieille mère. Avant d'aller se coucher, Marion Crane prend une douche. Soudain, une femme écarte le rideau et l'assassine à coups de couteau. Norman fait disparaître toutes les traces du crime.
La disparition de Marion Crane inquiète sa sœur Lila. Elle la recherche, comme Sam et comme Milton Arbogast, un détective chargé de récupérer l'argent. Arbogast est sur la piste du motel. Il rencontre Norman, lequel se trouble et refuse de lui laisser rencontrer sa mère. Le détective prévient Lila et Sam. À son tour, il est assassiné.
Lila et Sam apprennent par le shérif que la mère de Norman
est morte et enterrée depuis de nombreuses années. Ils se rendent tous deux
au motel, puis à la maison. Lila manque de connaître la même fin que les deux
précédentes victimes. Elle ne doit la vie qu'à l'intervention de Sam, qui
empêche la vieille dame de nuire... Norman Bates vient de perdre sa perruque.
Démasqué, le meurtrier à la double personnalité est arrêté.
Bénéficiant du crédit commercial de Will Hunting, son film précédent, Van Sant s'offre un somptueux défi : retravailler et moderniser l'un des films les plus connus de l'histoire du cinéma : Psychose d'Alfred Hitchcock. Non seulement Psycho 1998 reprend souvent très exactement 95 % des plans du Psychose 1960 mais Gus van Sant s'attache à magnifier, en les modifiant très légèrement, les séquences les plus célèbres de Hitchcock.
Magnifier les plans les plus célèbres
Il en est ainsi de la séquence d'ouverture. Pour aller du plan général au-dessus de la ville jusqu'à la chambre d'hôtel de Marion Crane, Hitchcock doit utiliser cinq plans avec fondu-enchainé et masquer par un trucage le franchissement de la fenêtre de l'hôtel où la caméra surprend Sam et Marion discutant. Ce trucage est aujourd'hui assez visible, de même nature que celui utilisés dans La corde : une reprise du mouvement sur le fond très gris de la commode qui masque la collure.
Le plan initial virtuose de Gus vans Sant s'approche en continu de la fenêtre avec, pour le franchissement de la fenêtre, un trucage numérique invisible. Ce plan séquence virtuose de 2'30 aboutit au plan des sandwiches avec trente secondes de retard sur celui d'Hitchcock.
La version de Gus van Sant dure officiellement cinq minutes de moins que celle d'Hitchcock (de 1h49 à 1h44). Le décalage atteindra néanmoins plus de neuf minutes au début du dernier plan. Le plan de la voiture tractée du marais ne dure que quelques secondes chez Hitchcock contre plus de quatre minutes chez Gus van Sant qui en élargit le cadre et panoramique verticalement durant le générique. Le tableau ci-après fait le compte des décalages sur quelques séquences clés (minutage DVD à 25 images /seconde contre 24 images au cinéma soit, pour les deux versions des durées de 1h44 et 1h39) :
Hitchcock
|
Van Sant
|
écart
|
|
fin du générique | 0h1m47 | 0h1m47 | 0m00 |
fenêtre | 2m37 | 2m50 | -0m13 |
sandwich | 2m47 | 3m17 | -0m30 |
store levé | 5m08 | 5m12 | -0m04 |
Bureau | 6m20 | 5m44 | 0m36 |
Chez elle | 10m10 | 9m24 | 0m51 |
En voiture | 12m03 | 10m48 | 1m20 |
matin policier | 13m00 | 11m40 | 1m24 |
sortie garage | 22m17 | 19m18 | 3m02 |
le mère motel | 26m05 | 22m48 | 3m24 |
oeil voyeur | 42m25 | 39m10 | 3m20 |
entrée sdb douche | 44m15 | 41m28 | 2m52 |
fin douche | 47m00 | 44m36 | 2m30 |
voiture engloutie | 54m20 | 54m18 | 2m06 |
Arbogast telephone | 1h09m07 | 1h06m00 | 3m12 |
Arbogast monte | 1h13m27 | 1h09m44 | 3m48 |
Arbogast tué | 1h14m00 | 1h10m18 | 3m46 |
fin sherif | 1h21m05 | 1h16m06 | 5m04 |
fin mère transportée | 1h22m50 | 1h17m44 | 5m10 |
en voiture | 1h24m13 | ||
Lila seule | 1h30m45 | 1h23m56 | 6m54 |
Sam frappé | 1h35m30 | 1h27m48 | 7m48 |
fin momie | 1h37m10 | 1h29m44 | 7m32 |
"Pas de mal à une Mouche" | 1h43m38 | 1h34m26 | 9m12 |
voiture tractée | 1h43m50 | 1h34m38 | 9m12 |
Fin | 1h38m36 | 5m18 |
Gus van Sant va en effet systématiquement plus vite que Hitchcock dans toutes les séquences aux nombreux champ-contrechamps alors qu'il rallonge et magnifie systématiquement toutes les séquences les plus virtuoses. Il en est ainsi du magnifique plan-séquence après la mort de Marion. Chez Hitchcock (AH53), il part de son visage dans la salle de bain pour rejoindre la chambre et fixer le journal sur la tablette avant de glisser vers la droite pour cadrer la maison au travers de la fenêtre d'où se font entendre les cris d'effroi de Norman devant "tout ce sang" et son retour pour nettoyer le meurtre de sa "mère". Hitchcock avait dû, pour ce plan séquence, avoir recours à une collure "invisible" sur le mur. Van Sant utilise un unique plan (GVS64)et marque cette virtuosité en négligeant le plan de coupe sur la douche avant de partir pour son travelling. C'est donc sur le plan même du tourbillonnement de l'il (virtuosité du plan accentuée) que part le plan-séquence.
Une subtile esthétisation des névroses
Gus van Sant ne se contente pas de "moderniser" le film par le couleur ou les montants en dollars. Le montant du vol de Marion passe de 40 000 à 400 000 dollars et la somme demandée par le concessionnaire, en supplément de son ancienne voiture pour la nouvelle, passe de 700 à 4 000 dollars. Il explicite la sexualité frustrée de Norman. Il se masturbe lorsqu'il observe, au travers du trou dans le mur caché par le tableau, Marion se déshabillant dans sa chambre. Lorsque Lila se rend dans le motel avec Sam, elle fait de l'il à Norman qui lui répond d'un air crispé et, surtout, lorsqu'elle visite sa chambre, elle découvre une revue érotique alors qu'Hitchcock se contentait d'un mystérieux livre relié. Le disque de la symphonie héroïque devient un air de variété : "The world need a melody".
On sait à quel point Hitchcock tenait à ce film sur le dédoublement de personnalité. Après le refus de la Paramount de produire le film, il la quitta momentanément pour Universal afin de le réaliser. Psychose est l'archétype de la volonté de maîtrise d'un metteur en scène sur ses personnages. Autorité affirmée de bout en bout sauf lors des deux séquences célèbres de meurtre, celui de Marion sous la douche et de Arbogast dans l'escalier. Nous adhérons en effet à la description de Joseph Stephano, le scénariste :
"Le passage à un style "montage" déchire le film et nous prive de la maîtrise que nous exercions sur les événements du film par l'intermédiaire de la caméra : nous sommes soudain bombardés d'impressions trop fragmentaires et trop rapides pour être déchiffrées : nous ne percevons que des images fugaces de la lutte où les deux personnages dans le champ sont flous et déformés par la par la prise de vue en plongée tandis qu'entre eux la tringle du rideau traversant l'écran en diagonale barre symboliquement la vue de l'événement (Bill Khron : Hitchcock au travail)."
Hitchcock a ainsi sur ce film, pour une fois travaillé plus sur le mode de la surprise que du suspens en tuant la star, Janet Leight, au premier tiers du film. Le suspens était ensuite relancé jusqu'à la mort du détective Arbogast, tout aussi surprenante et choquante, avant que Lila, la soeur de Marion ne découvre la vérité de la double personnalité de Norman Bates sous la forme de la momie de la mère. Psychose est donc construit sur des temps morts (la minable relation de Marion et Sam, la longue fuite vers la Californie) hachés par la surprise.
C'est dans ces deux séquences que Van Sant va introduire six plans
(deux fois trois) presque subliminaux très manifestement absents de
la version d'Hitchcock pour marquer sa lecture des névroses chretiennes
d'Hitchcock.
Trois plans subliminaux pour une douche mortelle.
La séquence de la douche chez Hitchcock comprend 56 plans. Celle de Van Sant comporte 67 plans (voir : le montage comparé). Sa version compte en effet 19 plans supplémentaires mais en soustrait aussi 8 au montage d'Hitchcock
Gus van Sant rajoute dix plans sur le fameux plan 11 hitchcockien de l'approche de Norman derrière le rideau puis le tirant et le faisant apparaitre dans le noir (GVS01 à GVS10). Il rajoute aussi trois plans rythmant les coups de couteaux (GVS11 à GVS13) et trois plans subliminaux d'un visage au milieu de deux plans de ciel (GVS14 à GVS16). Ils figurent la fuite du temps, la fin du temps, la mort. Enfin, deux plans rythmant la fin des coups sont ajoutés (GVS17 et GVS18) avant le plan sur la pupille dilatée(GVS19)
Gus Van Sant élimine deux plans de visage sur les coups portés (AH01 et AH02), économise un plan en le liant au précédent (AH03) puis élimine deux plans qui ne montraient pas le corps marqué par les coups (AH04 et AH05). L'avant-dernier plan de la séquence hitchcockienne, le 54e, est supprimé alors que les 55e et 56e (collure "invisible" sur le mur) qui la cloturent sont retrouvés au cours du 67e plan virtuose.
Au total, la version d'Hitchcock, dure 3'13 et celle de Gus Van Sant 3'36' dont est 1'05 pour le 67e plan.
On a voulu y voir une simple afféterie formelle, au mieux une reprise des plans de nuages qui filent au-dessus de la maison de Norman chez Hitchcock. C'est moins la signification intrinsèque de ces plans, somme toute banale, qu'il convient de souligner que le renfort de sens qu'ils apportent à une scène, où chez Hitchcock, le spectateur ressent seulement de la surprise. La performance de mise en scène est du côté d'Hitchcock. En choisissant un montage encore plus haché, Gus van Sant intensifie l'émotion tragique qu'il renforce par le bruit sec et atroce de la chair agressée par le couteau tout en proposant une lecture reflexive par les trois plans subliminaux.
Une histoire de tableaux
Les trois plans subliminaux supplémentaires de la séquence de la mort d'Arbogast sont, eux, un peu plus mystérieux. Il s'agit d'un plan de jeune femme nue, les yeux cachés derrière un masque noir, puis d'un plan de mouton perdu sur une route trempée de pluie et de brouillard et, enfin, d'une figure christique. Là encore, l'interprétation n'est pas bien difficile mais tellement naïve que l'on hésite parfois à la formuler : entre l'enfer et la Rédemption, l'homme n'est qu'un fragile mouton égaré.
Il est probable que l'on n'aurait pas osé proposer cette signification du triptyque d'images si, un peu plus tard, un nouveau plan, inexistant chez Hitchcock, venait donner corps à cette interprétation. Dans la séquence suivante, chez Sam, figure en effet un tableau d'un berger christique rassemblant ses moutons.
Gus van Sant, qui a d'abord suivi une formation d'histoire de l'art, est très attentif au rôle des tableaux dans ses films et le tableau chez Sam, fut-il de pacotille, n'est pas choisi au hasard.
Il en est de même du choix qui conduit Gus van Sant à remplacer le tableau qui masque le trou permettant à Norman d'observer depuis son bureau les clientes qui se douchent dans la chambre n°1.
Hitchcock avait choisit un sujet en accord avec la double personnalité de Norman. Suzanne et les vieillards est un sujet typique où le commanditaire fait à la fois preuve de bonne conscience en exposant un sujet biblique et satisfait à son goût de l'érotisme avec une jeune femme déshabillée.
En choisissant Le verrou de Fragonard, Van Sant, qui a certainement lu Daniel Arasse, fait le choix d'un sujet à la fois plus obscur et plus crû. Le critique d'art a en effet décrypté les symboles érotiques ( draps figurant un corps offert et rideau évoquant un sexe en érection) du peintre libertin.
Lorsque Van Sant déclare avoir tourné le même nombre de jours nécessaires à Hitchcock ce n'est ainsi pas pour refaire le même film mais le magnifier. Il a d'ailleurs obtenu le plein accord de la fille de Hitchcock pour réaliser ce film qui porte à son plus haut point la maîtrise de la mise en scène.
Jean-Luc Lacuve le 31/01/2008 puis le 20/09/2010 après la performance Hitchcock synchronie puis le 23/11/2017 après échange avec Renaud Huerta chargé du développement du logiciel d’annotation et de segmentation, MediaScope de l'INA.
Bibliographie :