En 1933, Grace et son père avaient laissé derrière eux la petite communauté de Dogville et s'en éloignaient pour retourner chez eux. Malheureusement, dans le métier de gangster, l'absence est souvent une source de gros désagrément. Grace et son père ainsi que son armée de malfrats obligés de battre en retraite et chassés de leur ancien territoire vont passer sur la propriété de de Manderlay, un domaine isolé dans le sud profond des États Unis.
Cet immense domaine agricole exploite encore des esclaves. Grace se prend de compassion pour eux, et tente d'obtenir leur liberté.
Son père lui laisse une petite moitié de ses hommes et une année pour faire ses preuves. Grace donne le pouvoir aux anciens esclaves et observe. Le temps du labourage passe sans que personne ne s'en inquiète et c'est elle qui doit donner l'ordre de semer.
Elle impose des cours de démocratie pour expliquer les bienfaits du vote, essaie de favoriser l'expression artistique de Jimmy et convainc la communauté de reconstruire de nouvelles maisons avec le bois de l'ancien jardin d'agrément de Mam.
Hélas ce bois servait à protéger les champs de la terrible poussière qui s'abat annuellement sur les récoltes. Lorsque la tempête arrive c'est la catastrophe. Le désir sexuel de Grace pour Timothy s'exacerbe. Il est froidement douché par la mort de Claire, la plus petite des enfants, emportée par la pneumonie contractée après la tempête et elle manque de nourriture. Celle-ci ayant été volée par la vielle Wilma. Celle-ci est condamnée à mort et exécutée dans les larmes par Grace.
Avec le travail de tous, quelques plans de coton sont épargnés et la récolte est exceptionnelle. Symbole de cette réussite, omme à leur habitude, les hirondelles quittent alors la plantation. Grace libère les anciens compagnons de son père et Timothy revient avec l'argent de la moisson.
Grace se donne à lui. Hélas durant al nuit, on s'est aperçu que l'argent avait disparu et la communauté s'est entre-tuée. Le docteur apprend que le traître est Timothy, non pas descendant des rois mais des esclaves des rois.
La consternation de Grace est accrue lorsqu'elle apprend que c'est Wilhem qui avait rédigé "Le livre de Mam" et qu'il n'a ainsi jamais cru à la libération des noirs.
Elle fait semblant de se conformer à la résurrection de cette ancienne loi et fait fouetter Timothy allant jusqu'à s'en charger elle-même. Elle pense retrouver son père.
Mais l'heure est passée et celui-ci est parti. Décider de l'heure par la démocratie n'était sans doute pas la bonne solution. Néanmoins Grace s'enfuie laissant la communauté à son sort.
Le dispositif formel de Dogville reste inchangé. Les décors sont tracés à la craie et le film est restreint à un lieu unique. Une plantation de coton dans l'Alabama remplace ainsi le village perdu dans les rocheuses. Alors que dans la première partie du diptyque le fond était noir et l'écriture blanche, dans la seconde partie le fond est blanc et l'écriture noire. Les leçons de démocratie de Grace ont remplacé les réunions organisées par Tom sur le réarmement moral pour "rafraîchir la mémoire des gens par l'illustration".
La surprise devant la splendide théâtralisation du décor et de la dramaturgie a disparue mais les trouvailles esthétiques restent remarquables (le visage exalté de Grace au milieu de la tempête de sable, sable roux sur chevelure rousse, la petite fille dans son cercueil fermé par une vitre qui rappelle la fenêtre à laquelle elle tenait tant, les corps noirs dans la pénombre qu'éclaire le désir de Grace..)
Dans le premier opus, Lars von Trier se livrait à une charge contre
la veulerie fut ce celle des pauvres. C'est ici à la soumission qu'il
condamne. Comme Mère courage chez Brecht croyait tirer profit de la
guerre et y perdait ses enfants, Wilhelm croit tirer partie des règles
de l'esclavage et laisse son peuple végéter dans la misère
et les coups. Dans cette communauté tarée, l'intervention de
Grace ne pourra qu'aggraver les choses.
La demi-pénombre de la scène de théâtre ressemble à une conscience en acte : le mal est en nous, il s'agit de l'analyser. Seules les photos finales montrant les atrocités vécues par les noirs et leur combat pour l'égalité civique nous ramènent au cinéma, au monde à l'histoire et à la réalité. Mais ici, sur scène, nous sommes dans la fable dans les mécanismes de la conscience. C'est l'esprit qui créé et cherche sa voie.
Comme l'exprimait André Bazin :
"les personnages de l'écran sont tout naturellement des objets d'identification alors, que ceux de la scène sont bien plutôt des objets d'opposition mentale, parce que leur présence effective leur donne une réalité objective et que pour les transposer en objets d'un monde imaginaire la volonté active du spectateur doit intervenir, la volonté de faire abstraction leur réalité physique. Cette abstraction est le fruit d'un processus de l'intelligence qu'on ne peut demander qu'à des individus pleinement conscients." (Théâtre et cinéma, dans Esprit 1951).
Bazin reprenait là le texte d'un certain Rosenkrantz publié dans la même revue Esprit auquel le critique rendait hommage et il continuait ainsi :
Le spectateur de cinéma tend à s'identifier au héros par un processus psychologique qui a pour conséquence de constituer la salle en "foule " et d'uniformiser les émotions ( ) Le cinéma apaise le spectateur, le théâtre l'excite. Le théâtre même lorsqu'il fait appel aux instincts les plus bas, empêche jusqu'à un certain point une mentalité de foule ( ) car il exige une conscience individuelle active, alors que le film ne demande qu'une adhésion passive.
Magnificence du théâtre lorsque qu'il excite la conscience lorsque l'esprit recrée la scène à partir de presque rien : un geste, un bruit pour une porte, un dessin pour un jardin, une grille pour une propriété ; quelques colonnes de stuc avec un lit à l'étage pour marquer la vanité des propriétaires terriens du sud.
Magnificence du théâtre quand il déroule sa mécanique et rencontre un visage, une posture, un décor, une lumière pour nous émouvoir. La caméra de Lars von Trier semble ainsi toujours à même de pouvoir glisser d'une scène chorale (la succession des coups du plus grand au plus petit, les leçons de démocratie) à une scène intime (Grace/ Wilma, Grace/Flora, Grace/Timothy).
Bazin indiquait encore que "C'est parce que l'infini dont le théâtre
a besoin ne saurait être spatial qu'il ne peut qu'être celui de
l'âme humaine."
Car c'est bien l'infini des âmes humaines se perdant dans une soumission sans bornes aux règles de l'esclavage ou dans une volonté de changement sans maîtrise que décrit le film. Spectateur nous sommes appelés à nous opposer à de tels comportements qui ne peuvent qu'aboutir à la fuite ou à l'esclavage. En reprenant les termes de Bazin nous dirons que nous conceptualisons que l'imitation de mère courage, de Wilhem ou de Grace nous perdrait comme individu ou comme peuple. Après avoir été emprisonnés dans de telles âmes, les photos finales agissent comme une libération. La photographie, qui incarne ici le réel, nous sort du cauchemar sans issu décrit par le théâtre. Elles nous rappellent la réalité des atrocités commises et la révolte des noirs. Il y a changement de sphère du discours et non continuité du message.
Le côté "mal monté" du film dit le trouble qui souvent s'empare de Grace. Fragile dans son corps comme dans son esprit, elle se trompe souvent : elle confond deux jeunes adolescents noirs, demande conseil à celui que personne n'écoute et sa foi dans la démocratie pour déterminer l'heure la conduira à fuir seule. Lars von Trier al conduit, fragile et obstinée, jusqu'au bout du chemin, jusqu'à la preuve par l'absurde qu'il est vain de faire confiance aux hommes avilis par l'esclavage consenti.
La voix off ironique ne manque pas de nous rappeler, de lui rappeler ses erreurs. Mais après tout, qu'importe ! Elle essaie, réussit parfois et si elle se trompe c'est pour sous-estimer la duperie des hommes.
Source : André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma, éditions du Cerf ,1985, p. 153-154, puis 160
Jean-Luc Lacuve le 10/11/2005
Dans un entretien accordé au monde du 8/11/2005, Pap N'Diaye, enseignant à l'Ecole des hautes études en sciences sociales indique que les photographies finales mélangent des clichés des années 1920, notamment de lynchage par le Ku Klux Klan avec une photographie célèbre, prise en 1930 dans l'Indiana, avec des Noirs pendus à un arbre et des Blancs en dessous qui sourient ; des images d'émeutes urbaines, dont celles qui ont suivi le passage à tabac de Rodney King à Los Angeles en 1992 ; des images du mouvement des droits civiques, avec Martin Luther King, entre autres.
Il en tire cependant des conclusions assez ahurissantes comme quoi "ce kaléidoscope suggère que la fin de l'esclavage s'est traduite par le chaos social, qui suggère aussi que l'ordre social doit correspondre à un ordre naturel, selon lequel les Noirs du sud des Etats-Unis doivent et préfèrent vivre dans le cadre de la plantation. En dehors de la plantation, point de salut."
On voit mal le cinéaste de Europa ou de Breaking the waves prendre des positions aussi bêtement réactionnaires. Pour notre part, nous pensons seulement que Lars von Trier après s'être plongé dans la conscience de personnages taré ou idaliste montre au final la réalité des atrocités commises et la révolte des noirs. La sphère du cinéma ou de la photographie se supperpose à celle du théâtre, celle du réel à celle de la conscience. Il y a rupture et non continuité du message.
On notera par ailleurs que Dogville utilisait de la craie blanche sur fond noir pour tenir un discours final assez alarmiste sur la veulerie possible des pauvres. Dans la seconde partie du diptyque le fond est blanc et l'écriture noire. Les photos finales agissent là plutot comme une libération.