Une voix off dit : "Ceci est l'histoire d'un homme marqué par une image d'enfance. La scène qui le troubla par sa violence, et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la signification, eut lieu sur la grande jetée d'Orly, quelques années avant la début de la Troisième Guerre Mondiale". Jamais cet enfant, devenu adulte, n'oublia le visage de la jeune femme et la chute de l'homme dans le vide, au bout de la jetée.
Et c'est à cause de la netteté de ce souvenir qu'il fut choisi pour effectuer un voyage dans le passé. Choisi par ceux des survivants de la guerre nucléaire qui avaient trouvé refuge dans les sous-sols de Paris dévasté et en particulier par cet "homme sans passion qui lui expliqua posément que la race humaine était maintenant condamnée, que l'espace lui était fermé, que la seule liaison possible avec les moyens de survie passait par le temps. Tel était le but des expériences : projeter dans le temps des émissaires, appeler le passé et l'avenir au secours du présent".
Et c'est ainsi que l'homme, au terme de longs et pénibles voyages, retrouva la femme et refit avec elle le chemin qui, autrefois, les avait menés vers l'amour. On l'envoya aussi vers l'avenir d'un univers pacifié où il fut invité à demeurer. Mais il préféra revenir au monde de son enfance et à la femme aimée: " Une fois sur la grande jetée d'Orly, dans ce chaud dimanche d'avant-guerre où il allait pouvoir demeurer, il pensa avec un peu de vertige que l'enfant qu'il avait été devait se trouver là aussi, à regarder les avions. Mais il chercha d'abord le visage d'une femme, au bout de la jetée. Il courut vers elle. Et lorsqu'il reconnut l'homme qui l'avait suivi depuis le camp souterrain, il comprit qu'on ne s'évadait pas du Temps, et que cet instant qu'il lui avait été donné de voir enfant, et qui n'avait pas cessé de l'obséder, c'était celui de sa propre mort".
Photo-roman comme l'appelle lui-même Chris Marker, le film est composé
d'une suite de photographies en noir et blanc à l'exception d'un plan
d'images animées lorsque la jeune femme se réveille et qu'elle
bat des paupières. Aucun dialogue, une voix off rappelle le parcours
des personnages, de la musique, des sons (décollage des avions, battement
de curs) ; des bruits des voix ; une atmosphère crépusculaire
; les restes de Paris dévasté et d'autres images lumineuses,
empreintes de sérénité du temps de paix et des visages
: les savants qui expérimentent.
De la femme on se souvient en particulier de son éveil en images filmées ainsi que de son visage marqué par la stupeur au début du film ; ce regard que l'enfant n'oublie pas et qui enclenche toute l'histoire.
Les héros apparaissent comme des types, voire des archétypes.
Le plan des deux mains tendues où les personnages regardent dans un
parc la coupe d'un séquoia qui marque l'écoulement du temps est une
référence à Vertigo.
La fausse Carlotta Valdes évoquait son éloignement du présent
dans un passé lointain. Ici, le héros se situe dans l'avenir.
Terry Gilliam s'inspirera de La jetée dans L'armée des douze singes où il imagine un monde presque totalement anéanti, non plus à cause d'un conflit mais d'expériences qui, détournées, ont rendu la terre invivable. Les savants cherchent la survie en envoyant un prisonnier découvrir l'origine du virus qui a détruit la planète quelque trente ans plus tôt ; même liaison impossible du prisonnier avec une femme lors de ses voyages dans le temps ; évocation de l'apocalypse lors d'une conférence, utopie écologiste et libération des animaux (les girafes de la galerie de l'évolution courent dans New York). Mêmes références à Hitchcock avec un extrait de Vertigo, montré alors que les amants se cachent et, plus virtuose, la reprise du plan en panoramique où Scottie enlace Judy, transformée en Madeleine.
Source : À contretemps (La Jetée), texte de Nicolas Schmidt dans Chris Marker, voyages en [immémoire], Eclipses n°40. 2007. Volume dirigé par Youri Deschamps et Thierry Cormier