Cent quatorze personnes dont cent huit femmes assistent, dans une salle de cinéma, à la projection d'un film adapté de Khosrow et Shirin, un poème iranien de Nezami Ganjevi datant du 12ème siècle.
Le Shirin, hors champ, retrace le double calvaire amoureux de Shirin, une princesse arménienne, et de Khosrow, roi de Perse.
Epris l'un de l'autre, les deux jeunes gens accumulent rendez-vous ratés, malentendus et défiances. Dépité que la princesse refuse de lui accorder sa main, Khosrow finit par épouser Maryam, fille de l'empereur de Byzance, mais ne cesse de penser à Shirin, courtisée par Fahrâd, un tailleur de pierres.
Débarrassé de ce rival et devenu veuf, Khosrow finit par épouser Shirin, mais leur bonheur est de courte durée. Epris de Shirin lors des cérémonies nuptiales, le fils de Khosrow et de Maryam assassine son père, et Shirin se suicide sur la tombe de son mari.
Le film est entièrement situé dans une salle de projection et la caméra tourne le dos à l'écran pour enregistrer les réactions de 108 femmes et 6 hommes qui assistent à la projection du film Shirin dont histoire est aussi célèbre en Iran que le Roméo et Juliette de Shakespeare en Europe
Il n'est pas certain du tout que Kiarostami cherche à
montrer l'impact de Shirin sur le visage de ces spectatrices selon le fameux
effet koulechov qui fonctionnerait ici sur le seul plan sonore. Lev Koulechov
en 1922, avait projeté un gros plan de l'acteur Ivan Mosjoukine précédé
tour à tour par l'image d'une assiette de soupe, puis d'un cadavre
dans un cercueil, enfin, d'une femme allongée. Les spectateurs avaient
salué le talent du comédien à exprimer si puissamment
la faim, la tristesse et le désir, alors que le plan de Mosjoukine
était chaque fois le même. Ici le but de Kiarostami pourrait
ainsi être de nous faire partager les émotions du film que l'on
ne voit pas au travers des réactions des femmes qui voient le spectacle.
Une telle visée aussi scolaire ferait bien peu de cas des effets sonores
très réalistes du drame, de la musique tour à tour allègre
ou élégiaque, des effets lumineux qui éclairent ou assombrissent
le visage des spectatrices et surtout de la beauté du texte persan.
"On ne peut pas séparer public et personnages, le Tazieh c'est l'ensemble" avait dit Kiarostami à propos de son installation, Looking at Tazieh, nouvelle forme de théâtre-cinéma et préfiguration essentielle de ce film. Ici aussi le spectacle ne peut exister en lui-même, fini. Il nécessite la participation de ses spectateurs. Le drame de Shirin, ici raconté du seul point de vu féminin, est celui de toutes ces femmes présentes dans la salle. C'est l'intensité de ce drame démultiplié par le visage de chacune de ces femmes qui rend Shirin si précieux aux spectateurs que nous sommes.
Kiarostami n'oublie pourtant pas de faire figurer quelques hommes à l'arrière plan dans la pénombre, bien moins visibles que dans son essai précédent, Where is my Romeo?. L'une des composantes du drame des femmes iraniennes aujourd'hui est en effet d'être condamnées à des espaces séparés de ceux des hommes dans les lieux publics et cette dimension, aussi, mérite d'être rappelée.
Jean-Luc Lacuve le 27/06/2010.