1907 en Amazonie colombienne, Karamakate voit s'approcher une pirogue conduite par Manduca et transportant l’ethnologue allemand Theodor Koch-Grünberg, frappé d’une forte fièvre. Karamakate, chaman amazonien puissant, dit le bougeur de mondes" vit isolé dans les profondeurs de la jungle. Il repousse ce blanc qu'il tient pour responsable de l'extermination de son peuple. Théo lui apprend pourtant qu'il connait d'autres survivants de son peuple et qu'il le conduira vers eux pour lui permettre de trouver la fleur sacrée, aux vertus thérapeutiques et hallucinogènes, la yakruna, seule à même de le guérir. L’Indien d'abord réticent finit par se laisser convaincre en voyant que Théo ne transporte que des livres et du matériel ethnographique. Surtout dans un dessin, il retrouve une image de ses propres rêves. Pour redonner une santé provisoire à Théo, il lui souffle dans les narines la poudre d'une plante qu'il a soigneusement brulée puis pilée.
Près de quarante ans plus tard, un peu avant 1945, Karamakate voit s'approcher une pirogue conduite par Richard Evans Schultes, un ethnobotaniste américain à la recherche de la yakruna. Il a lu le livre de Theodor Koch-Grünberg et prétend en avoir besoin pour rêver, lui qui n'en a jamais fait l'expérience, endormi ou éveillé.
Des dizaines d’années de solitude ont fait de Karamakate un chullachaqui, un humain dépourvu de souvenirs et d’émotions. C'est maintenant Evans qui va devoir lui servir de guide dans sa propre recherche. Evans remarque ainsi sur la fresque que Karamakate dessine sur la pierre un dessin de la yakruna près de sommets montagneux. C'est le fameux "atelier des dieux", site remarquable dont Karamakate a hélas oublié le chemin. Il convoque la cosmogonie indienne et le mythe de l’anaconda descendu sur terre, déployé dans les milles rives du fleuve, recourt à la caapi, autre plante hallucinogène et invite Evans à sa débarrasser de cartes et tout son matériel.
Près de quarante ans plus tôt, Karamakate avait ri de tout ce que transportait Théo, seul et courageusement alors qu'il devait avec Manduca porter le bateau pour remonter les rapides. Ils avaient rencontré une peuplade heureuse de retrouver Théo mais la fête s'était mal terminée. Le chef de la tribu voulant absolument garder la boussole de Théo. Plus loin, ils étaient passés près d'une exploitation de caoutchouc. Manduca en rage devant l'avancée des exploiteurs blancs l'avait détruite au grand désespoir d'un indigène infirme, torturé par les blancs qui avait demandé à ce qu'il le tue, sachant les tortures qui l'attendaient lors. Manduca y avait renoncé au dernier moment. Plus loin sur le fleuve, ils avaient rencontré le prêtre Gaspar, un capucin qui maltraitait les jeunes garçons auxquels il enseignait les rudiments de la foi chrétienne. Manduca, lui-même enfant victime de tels traitements avait frappé le prêtre et invité les enfants à fuir. Enfin arrivés près de l'arbre où fleurit la yakruna, Karamakate qui s'est paré des attributs de chef de sa tribu y avaient mis le feu. Les colons survenant pour prendre d'assaut le village ne lui avait pas permis de sauver Théo.
Près de quarante ans plus tard, Karamakate et Evans descendent le fleuve et arrivent près de l'ancienne mission en ruine. Une secte pseudo-chrétienne les prennent pour les rois mage et les font assister à leur fête effroyable de barbarie. Plus loin sur le fleuve, Evans accepte de jeter tout son matériel ne gardant qu'un tourne-disque et l'unique disque de La Création de Haydn. Ils arrivent sur les trois collines de l'atelier des dieux et Karamakate découvre la dernière fleur de la yakruna. Evans décaler alors être mandaté par le gouvernement américain pour ramener cette plante qui purifie le caoutchouc. Karamakate en est fâché et, mettant Evans à terre, l'oblige à l'utiliser comme hallucinogène. Evans a alors de puissantes visions colorées. Il s'en réveille seul et remonte alors le fleuve. Evans s'enfonce dans la forêt et s'arrête, entouré de papillons.
Double voyage, en montage parallèle, qui reprend les mêmes stations à quarante ans de distance entre Karamakate guidant, jeune, Manduca et l’ethnologue allemand Theodor Koch-Grünberg puis, plus âgé, le seul Richard Evans Schultes, un ethnobotaniste américain. L'idée qui sous-tend ce montage parallèle est que la situation s'est dégradée avec le temps : la colonisation ayant remplacé les traditions ancestrales en pseudo-savoir.
Se laisser aller à l'expérience de la yakruna
La splendeur des cadres très composés, le somptueux noir et blanc magnifié par le scope indiquent très clairement une volonté démonstrative et symbolique plus qu'un désir de capter une réalité de l'Amazonie colombienne disparue il y a un siècle. Le travelling initial partant de la surface de l’eau pour aboutir au seul corps et visage de Karamakate, laissant l'arrière-plan de la forêt dans le flou, Donen aussi l'idée d'un accord avec la nature qui ne peut être que troublé par l'apparition des deux pirogues des deux explorateurs.
Pendant le temps du film, le spectateur est ainsi invité à subir l'étreinte du serpent cosmique, celui de la cosmogonie, qui permet d’accéder à différentes dimensions, celles du rêve et d'un temps suspendu jusqu'à la vision psychédélique qui nous est administrée avec ses visons colorées. Ensuite il ne restera de tout cela comme pour Evans sans doute, qu'une myriade de papillons dont il conviendra encore de se souvenir.
Une folie un peu conventionnelle
Un tel laisser-aller n'est possible que si nous nous sommes délestés de nos valise encombrantes d'hommes blancs civilisés ainsi que ne cesse de le demander Karamakate. Pourtant c'est bien à une critique un peu convenue de la colonisation que se livre Ciro Guerra. Les rites joyeux des peuplades primitives amusées par la danse de Théo et Mandica sont remplacés par un désir de savoir qui commence avec le vol de la boussole; l'exploitation esclavagiste du caoutchouc se fait de plus en plus brutale au cours du siècle, les missionnaires éducateurs initiant des sectes pseudo-chrétiennes. Pour cette dimension plus incarnée il aurait sans doute fallu la folie de Fitzcarraldo (Werner Herzog, 1982) ou le goût de l'aventure manifesté par La forêt d'émeraude (John Boorman, 1985).
Jean-Luc Lacuve le 09/01/2016