Dans une lumière bleue nuit, un soldat court sur une terre dévastée. "Infirmier", "infirmier" crie-t-on autour de lui sans qu'il parvienne à trouver l'origine de l'appel. C'était un cauchemar et celui qui se réveille est aujourd'hui un vieil homme qui se rendort difficilement, réconforté par sa femme.
Un homme est interviewé. Il rappelle l'enthousiasme que suscita la photo qu'il prit le 23 février 1945 : six soldats américains hissant la bannière étoilée au sommet du mont Suribachi, sur l'île japonaise d'Iwo Jima, alors théâtre du plus violent affrontement de la guerre du Pacifique. Dès sa publication dans la presse américaine, cette photographie atteste d'une victoire proche pour les Etats-Unis. Joe Rosenthal rappelle combien cette photo, trop simple, servit à masquer la réalité complexe de la guerre.
Retour en décembre 1944. Au camp d'entraînement de Nouvelle-Zélande, une troupe de soldats parmi lesquels, Doc l'infirmier-coiffeur, Ira surnommé "Chef" pour ses origines indiennes et as du poker, René Gagnon le bellâtre, "Tyrone Power" du régiment, "Iggy" le jeune dont tout le monde se moque gentiment sont sous les ordres du sergent Mike Strank.
Le vieil homme au cauchemar s'écroule au milieu d'un escalier. "Où est-il, où est-il ?" marmonne-t-il au bord de la crise cardiaque fatale.
Retour en janvier 1945. La nuit lors d'une attaque, Doc laisse Iggy coincé au fond d'un trou pilonné par l'artillerie ennemie pour aller chercher un blessé qui gémit, abattu devant eux. Une fois sur place, Doc ne peut que constater la gravité de la blessure de l'homme au ventre déchiré. Avant qu'il n'ait eu le temps de mettre un pansement, il est attaqué par un japonais qu'il poignarde. Ayant réconforté le soldat américain condamné, Doc retourne dans le trou qu'il avait quitté mais ne retrouve pas Iggy.
Le vieil homme va être emmené dans une clinique. Ira, René et Doc grimpent une montagne de carton pâte et y accrochent un drapeau. C'est une mise en scène : en mai 1945, ces trois hommes sont exhibés comme héros de guerre, Doc se retourne... il se souvient.
Décembre 1944. Sur l'un des centaines de bateau transport de troupes, les hommes du sergent Mike Strank assistent aux derniers entraînements avant le débarquement sur Iwo Jima, l'île à la forme d'entrecôte grillée qui pue du fait du sulfure émis par les rejets volcaniques. Le capitaine Severance appelle Mike Strank pour l'informer que, nommé Sergent chef, il ne fera pas partie de la première vague assaut. Celui-ci refuse pour rester avec ses hommes. Sur le pont, les hommes saluent les avions qui vont bombarder l'île. Un homme tombe à l'eau. Les soldats en rient avant de comprendre qu'aucun des bateaux ne pourra s'arrêter pour le repêcher.
Le débarquement est un piège meurtrier, les soldats japonais embusqués sous la terre attendant que les soldats soient assez proches pour les faucher. Lance-flammes et grenades permettent néanmoins aux soldats américains de progresser.
Cinq jours plus tard, Franklin D. Roosevelt a compris tout le parti à tirer de la photo. Le président américain demande que les six soldats photographiés soient rapatriés aux Etats-Unis. Entre-temps, trois d'entre eux, Hank Hanson, Harlon Block et Franklin Sousley sont déjà morts au combat.
Sur le bateau, René Gagnon et chargé par son colonel, chargé de la communication de retrouver les noms des six hommes de la photo. Mais René a du mal à renouer les fils de sa mémoire : le drapeau a été dressé, il y a déjà plusieurs jours et il semble qu'il y ait eu deux drapeaux : ainsi a-t-il dit que Mike Strank était sur la photo alors qu'il n'était que sur la première et il a ainsi oublié Harlon Block. De plus, Ira refuse de quitter les combats. C'est contraint par ses supérieurs qu'il prend l'avion pour les Etats-Unis
Les trois survivants, Jack Bradley, René Gagnon, Ira Hayes, intronisés héros d'Iwo Jima, se voient confier une nouvelle mission : aider le gouvernement américain, à court d'argent, à lever plusieurs milliards de dollars en bons du Trésor pour soutenir l'effort de guerre.
Leurs scrupules quant à la véracité de la photo et leur comportement héroïque ne pèsent pas lourd face à la volonté du gouvernement de lever les fonds indispensables à la fin de la guerre. Doc et Ira, malgré leur peu d'estime pour René Gagnon dont ils connaissent le peu de vaillance au combat et qu'ils estiment vendu aux autorités s'unissent derrière son premier discours : les véritables héros de cette guerre sont ceux qui n'en sont jamais revenus. Ils sillonnent sans relâche le pays, serrent des milliers de mains et prononcent des allocutions.
On ne leur épargnera pas la rencontre avec les "Gold star mothers" dont les fils sont morts au combat. Doc doit se résoudre à désigner le sergent Strank à sa mère sur la photo alors qu'il en est absent. Mais, il sait que ce mensonge la réconfortera. Ira s'écroule dans ses bras et pleure sans fin avec elle au milieu des invités. Conduit dehors, il se bat ensuite avec des policiers car on a refusé de lui servir à boire du fait de ses origines indiennes. Saoul au moment du show, il vomit par al suite dans la rue. Repéré dans cet état dégradant par le général en chef, celui-ci exige son retour au front. Le sénateur et le colonel comprennent, impuissants, toute l'injustice de la situation.
Ces mascarades, perturbent également Doc et lui font revenir en mémoire la violence des combats et la double mise en scène du drapeau sur la colline. Un premier drapeau est hissé sur la colline sur la suggestion d'un capitaine. Les cloches des bateaux, les cris des soldats, saluent ce symbole. A ce moment, le général qui débarque exige de garder ce drapeau pour lui-même et oblige le capitaine à faire dresser un second drapeau. C'est celui-ci qui fera l'objet de la photo devenue icône.
Mais Doc est surtout traumatisé par le souvenir de Iggy seul, aspiré dans un trou où il finira torturé par les Japonais.
Doc et René accompagnent Ira à la gare. Celui-ci accepte enfin la main tendue de René. Un peu plus tard celui-ci proposera à Doc d'être le témoin de son mariage avec Pauline.
Après la fin de la guerre, les hommes de la photographie tombent dans l'oubli. C'est James Bradley qui, alors que son père se meurt, tente de retrouver la vérité. Celle-ci s'est fait jour petit à petit. Ira, au prix d'une marche épuisante apprend au père d'Harlon Block que son fils était sur la photo. Celui-ci en informe sa femme qui l'avait quitté. La presse a fait le reste, prévenant du même coup Belle Block que son fils n'était pas sur la photo. Le jour de l'inauguration du monument au souvenir, ce sont pourtant les Strank qui sont invités et non les Harlon. Doc s'était alors cru obligé d'aller réconforter la mère d'Iggy et de lui mentir sur la fin de son fils.
René Gagnon n'a pas tiré profit de sa célébrité passagère. Il n'a pas changé vraiment non plus, ayant refusé de s'arrêter lorsqu'il a reconnu Ira, exténué, dépenaillé sur le bord de la route. Celui-ci finira mal. Un temps porte-parole de la communauté indienne, il sombre dans la pauvreté et la déchéance. Un jour Une famille américaine "modèle" - un couple, deux enfants - passe devant le champ et reconnaît le héros d'Iwo Jima. Le père sort précipitamment de la voiture, fait sortir les enfants, tend une pièce à un Ira Hayes hagard qui, en retour, sort un petit drapeau américain chiffonné et se laisse prendre en photo. Quelques mois après, on le trouvera mort de froid.
James Bradley assiste son père dans ses derniers moments. Celui-ci se souvient qu'après la séance du drapeau tous ses amis réunis avaient été se baigner dans l'océan. "Ils se sont peut-être battus pour leur patrie, mais ils sont morts pour leurs copains".
Archéologue de l'Amérique, Eastwood complète avec ce film sur la seconde guerre mondiale son exploration des fondations mythiques, légendaires, mensongères de l'histoire. Dans les plis du temps gît un secret, qui fonde la croyance dans le présent tout en le corrodant. C'était le sujet explicite de Impitoyable, où le journaliste écrivain est le scribe honteux d'une réécriture de l'histoire en légende crapuleuse sous l'influence du shérif, Gene Hackman. C'était celui d'Un monde parfait qui explorait la tragique ascendance des fils de l'Amérique condamnés à répéter les crimes de leurs pères et à en être les premières victimes. C'est enfin celui de Mystic river qui mettait en parallèle la malédiction des origines dont sont frappés les trois garçons après l'enlèvement de Dave, avec la malédiction de la communauté américaine qui parade le jour de Colombus day en trouvant dans le déni de justice une façon de progresser vers le pouvoir.
La complexité de la réalité est l'objet de la révélation d'un triple secret qui s'oppose à cette innocence de l'Amérique. Celle-ci s'incarne dans le parcours de la photo, image vue cent fois mais toujours efficace de la Une qui touche tous les foyers américains à commencer bien évidemment par ceux qui reconnaissent leur fils : ici Belle Block qui reconnaît les fesses de son sergent de fils qu'elle a talqué enfant. Le film se terminera aussi par une image paisible mais il aura fallu entre-temps recoudre les fils de la mémoire.
Eastwood confirme qu'il est le plus grand cinéaste actuel de l'interrogation de la mémoire. Trois périodes s'entrelacent dans le film : le présent et deux strates de passé, celui des combats sur l'île et celui de la tournée que firent les trois survivants du cliché de Rosenthal aux Etats-Unis, acclamés comme des héros au cours d'une campagne publicitaire destinée à inciter les Américains à acheter des bons de guerre. Réaliste dans ses descriptions de scènes de guerre, celles -ci sont néanmoins toujours vues depuis une autre strate du temps qui cherche à savoir ce qui a bien pu se passer, à quel moment quelque-chose n'a pas fonctionné ?
Trois hommes pour trois secrets
La première interrogation pèse sur la conscience de René, chargé de se souvenir des noms des hommes photographiés. Le premier pli du passé renferme la double mise en scène qui a conduit à la fameuse photo et que le film révèle aux trois-quarts de son parcourt (voir plus haut). Ironie de l'histoire, le véritable héros, Mike Strank qui avait refusé une promotion et vrai chef de guerre, n'était pas sur la photo. René l'a pourtant désigné le confondant avec Harlon Block dont la mère n'appendra que bien plus tard, grâce au voyage de Ira, qu'elle avait bien reconnu son fils.
René porte durant tout le film la responsabilité de faire tenir son histoire. Il le fait avec une certaine légèreté, pas dupe de l'empressement de sa fiancée, Pauline, ni du mépris de ces deux camarades.
Le second pli de la mémoire est porté par Doc moins traumatisé par l'héroïsme artificiel auquel il est contraint par la photo que par le souvenir de Iggy qu'il a abandonné au fond d'un trou et qui a fini torturé par les Japonais. Il essaiera de décharger sa conscience lorsque la vérité se fera jour en allant voir la mère d'Iggy à laquelle il mentira. Compatissant, il semble entendre tous les cris de l'humanité. Peut-être est-ce pour cela qu'il apprécie le calme des morts et qu'il est devenu entrepreneur de pompes-funèbres.
Le secret d'Ira est, hélas pour lui, hors de sa portée. Le dévoiler c'est découvrir ce que l'histoire américaine réserve aux Indiens. Les insultes à peine voilées des sénateurs, le refus de le servir ne font qu'exacerber le désespoir de celui qui croyait atteindre la dignité humaine par son seul courage. Probablement est ce aussi pour cela qu'il vénérait le sergent Strank, modèle de comportement. Son parcourt est un vrai chemin de croix : vomissement, coups, renvoi au combat, oubli, déchéance et mort de froid.
Recoudre l'histoire avec les fils de la mémoire.
Cette vision sombre d'une Amérique incapable de rendre justice à la complexité de le la réalité est contrebalancée par la croyance dans les valeurs de la transmission. Dans Sur la route de Madison, les enfants fouillaient dans les cartons et retrouvent la mémoire de leur mère bien plus complexe et salvatrice que l'image trop lisse qu'elle leur avait toujours donnée. Ici, James Bradley fouille aussi les cartons de son père à la recherche d'une autre image que celle de la pêche au Canada qui avait toujours servi à le protéger. La succession des interviews qui compose la dernière partie du film constitue le travail conscient, opiniâtre (à l'image de la marche d'Ira) accompli par le fils pour récupérer l'inconscient du père symbolisé par la terre brûlée d'Iwo Jima et les trous sans fond qu'elle cache.
Avec Mémoire de nos pères nous sommes bien loin des deux précédents films où Clint Eastwood abordait la question des guerres de l'Amérique : Firefox (1982) et Le Maître de guerre (1986) mettaient en scène Mitch Gant, vétéran du Vietnam et le sergent Highway, vétéran de la Corée et seuls ces soldats tiraient leur morale du jeu face à des politiques incompétents.
Ici, même le colonel et le sénateur, si caricaturaux au départ dans la simplicité bornée de leurs objectifs, finiront par s'humaniser. De même, Ira acceptera la main tendue de René sur le quai de la gare.
Si Eastwood émet une critique, elle tient à la séparation entre les politiques et les soldats, entre ceux d'en haut et ceux d'en bas. Mémoires de nos pères recoud ce qui s'est déchiré entre les générations et entre les classes sociales pour retrouver l'union des soldats au combat. Si les hommes se battent pour quelque chose que ce soit dans le sentiment de leur communauté fraternelle.
Ainsi, alors que les deux derniers films de Clint Eastwood décrivaient un monde sans espoir, envahi par le noir, définitivement corrompu (Mystic river) et sans espoir de salut (Million dollar baby), l'image des hommes se baignant dans l'océan est plus optimiste : malgré la terre et la mémoire brûlées, les fils de la mémoire permettent peut-être de recoudre l'histoire déchirée de l'Amérique.
Jean-Luc Lacuve le 01/11/2006
Bibliographie : interview de Clint Eastwood par Samuel Blumenfeld, Le Monde du 19.10.2006
A propos de la bataille d'Iwo Jima (filmée aussi en 1949 par Allan Dwan) :
La prise de l'île d'Iwo Jima constituait pour les alliés une étape-clé dans la campagne du Pacifique. Les alliés menaient des raids quotidiens sur le Japon depuis les Mariannes, mais les observateurs nippons basés à Iwo Jima alertaient immanquablement la DCA nippone des mouvements des bombardiers US. Au retour, les avions américains endommagés étaient une proie facile pour les pilotes ennemis chargés de la défense de l'île. En outre, les avions japonais basés à Iwo Jima faisaient chaque nuit des sorties pour bombarder les terrains d'aviation américains de Saipan, dans les Mariannes.
La poursuite de la guerre exigeait donc la neutralisation d'Iwo Jima. D'autres sites - dont Okinawa - présentaient un plus grand intérêt stratégique, mais leur conquête demanderait des mois d'efforts, alors qu'Iwo Jima constituait une cible immédiate. Elle serait le théâtre de la première bataille de la Guerre du Pacifique livrée en territoire japonais.
Le 16 février 1945, les Etats-Unis lancèrent une attaque navale et aérienne de grande ampleur contre l'île, occupée par quelque 22 000 combattants japonais. L'invasion commença trois jours plus tard.
Sa première étape consistait à s'emparer du point culminant, situé au sud de l'île : le Mont Surabachi, qui s'élève à 166 mètres. Une première vague de 30 000 hommes se déploya autour de la "montagne", essuyant un feu nourri. (40 000 Marines viendraient en renfort les jours suivants.) Les combats furent très rudes, mais le 23 février, les Marines avaient conquis le Surabachi et y avaient planté (deux fois) le drapeau américain.
Loin d'être finie, la bataille se prolongea un mois entier. Les Marines firent mouvement vers le nord pour s'emparer des aérodromes, défendus pied à pied par les Japonais résolus à mourir plutôt que de capituler. Le bilan final, en date du 26 mars était des plus lourds, surtout pour l'ennemi : 1 083 survivants sur les 22 000 défenseurs de l'île, 6 821 morts et 20 000 blessés du côtés américains. 27 Médailles d'Honneur furent décernées aux combattants US d'Iwo Jima - soit plus du quart de toutes celles de la Deuxième Guerre et le plus grand nombre jamais attribué à l'issue d'une seule bataille...