Albin Mercier est un écrivain raté. Journaliste, il est envoyé en reportage en Allemagne où il fait la connaissance d'un couple, les Hartman, qui, comme il le dit lui-même, semble s'être créé " univers rond, parfait, où tout est harmonieux".
De tempérament jaloux, envieux, fasciné par la réussite des autres, Albin s'incruste chez les Hartmam qui sont pour lui le symbole de l'équilibre et du bonheur auxquels lui-même n'est jamais parvenu.
Andréas, le mari, est un écrivain renommé ; sa femme, Hélène, née en France, semble comblée. Comment rompre cet équilibre, c'est le souci d'Albin qui tente d'abord de séduire Hélène. En vain. Il suit alors la jeune femme qui, périodiquement, se rend seule à Munich et découvre qu'elle y retrouve un amant.
Albin tient sa vengeance. Il possède des photos du couple adultère et tente de faire chanter Hélène. Nouvel échec : celle-ci refuse de quitter son mari. Albin n'a plus qu'à dire la vérité à Andréas qui, fou de jalousie, égorge sa femme et se livre à la police.
Sixième long métrage de Claude Chabrol, L’œil du malin fut réalisé avec la moitié du budget prévu. Le coproducteur allemand du film avait, en effet, été mis en prison pour escroquerie et Georges de Beauregard demanda en conséquence à Chabrol de tourner pour deux fois moins d’argent. Le cinéaste rattrapa le coup habilement en adoptant dès le début une voix off, celle du douteux héros du film, Albin, un écrivain raté, envoyé en Allemagne pour y écrire des articles sur la vie locale.
Cette voix off omniprésente (les dialogues, souvent mal postsynchronisés, occupent à peine un tiers du film) permet que s'exprime pleinement la volonté démiurgique du personnage principal, enfermé dans son univers mental. Lorsqu'il investit la maison pour détruire l'harmonie du couple, c'est moins la jalousie qui le guide (il n'a pas, dit-il, le sentiment d'injustice liée à la perte de quelqu'un que l'on croit être sa propriété légitime) que l'envie (prendre la place de quelqu'un, ici le mari, bien assis dans son fauteuil et buvant son cognac).
Face à lui, Albin a des personnages apparemment opposés. Le mari discourt sans arrière-pensée. Il est traumatisé par les mensonges de la nation allemande qui, sous Hitler, s'est voulue plus grande qu'elle ne l'était. Du coup, il prône la plus grande sincérité (ne pas cacher que l'on ne sait pas nager), la joie, l'immédiateté des sentiments et des mots ; quitte à être maladroit ou à se faire piéger. Ses derniers mots "le bonheur est fragile" puis "maintenant tout m'est égal" disent le désarroi du personnage face à l'innocence perdue et désormais confronté lui-aussi au poids des mots.
Hélène est une médiatrice bienfaisante. Elle traduit les mots de son mari pour Albin. Elle semble ne pas prendre partie tant elle est naturellement en accord avec lui. Elle a cependant avoué à Albin avoir été aussi désemparée que son mari lorsqu'ils se sont rencontrés. Leur union heureuse manque peut-être d'un contrepoids, d'une part de mystère et de création que son mari trouve dans le travail. D'où, sans doute, sa relation légère avec son amant munichois.
Ainsi, tout était plus profond chez ces personnages que ne se l'imaginait Albin, plus mystérieux et plus fort qu'un simple jeu d'échecs entre hommes dont la femme aurait été l'enjeu. S'il avait révélé son vrai prénom, André, à Andréas peut être une amitié littéraire l'aurait conduit à être l'écrivain qu'il souhaite être. Contraint d'épier sans cesse, il ramène tout à des questions d'amour secrètes et passagères ainsi celle qu'entretient la femme de ménage des Hartman qu'il surprend la nuit après avoir saboté la voiture.
La volonté démiurgique d'Albin l'a éloigné du réel et n'en fait qu'un petit personnage qui n'a fait que salir ce qu'il a touché. C'est cette vérité, pour laquelle il a enfin du respect, qu'il nous raconte maintenant : il n'a plus qu'elle.
Le dénuement des moyens contribue ainsi à une abstraction qui fait de L’oeil du malin une de ses œuvres les plus tendues et les plus sèches de son auteur. "C’est mon Invraisemblable vérité" dira le cinéaste, citant l’ultime film hollywoodien de Fritz Lang, modèle de dépouillement abstrait.
Jean-Luc Lacuve, le 4 juin 2018
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