Sur le sol de terre de son atelier, annexe toujours en travaux de sa maison de Saint-Martin-des-Besaces, Bernard Legay travaille au séchoir la matière d'une de ses œuvres. Il fait presque noir. Le peintre-sculpteur réfléchit au fond de son atelier puis rejoint la partie aménagée de la maison.
Avec un sac à dos et une toile sous le bras, Bernard Legay marche sur une petite route et franchit le portail frappé d'une interdiction d'entrée d'un entrepôt désaffecté. Il recueille au grattoir la peinture verte, écaillée d'un caisson métallique et les secrétions minérales et végétales d'un mur. Ces fragments colorés, il les dispose sur la toile emportée avec lui. Dehors, alors que les herbes sont agitées par le vent, la pluie légère et drue emportée par les bourrasques brouille les contours des vestiges du paysage industriel à l'abandon.
Au retour, en voiture, alors que les gouttes d'eau ruissellent sur la vitre, le peintre parle avec le cinéaste : "Après le désenchantement, on regarde les lichens, on regarde les pierres, on essaie de reprendre le contact avec les choses les plus élémentaires. Alors si on choisit de vivre, on regarde ce qui s’accroche....on recherche l'intelligence de la matière" Et puis, de nouveau, le peintre est dans la nature. Il étend une bâche de plastique jaune à même l'herbe et la peint puis s'éloigne dans le sous-bois la contempler. Parfois l'inspiration manque, de nouveau dans un hangar à l'abandon, dans le contre-jour puis assis sur un banc, le peintre signifie d'un geste que rien ne viendra ce jour. Fondu au noir.
La paysage industriel du Havre la nuit ou une plage ensoleillée de Normandie. Et le peintre, chez lui, parle de l'agonie de sa mère ; comment il veilla sur sa mort douloureuse et comment aussi, il remarqua, en lui tenant la main, sa peau vieillie et creusée aux teintes différentes. Après sa mort, il pensa à elle en réalisant une série intitulée "peaux".
Le peintre dans son atelier dissout du polystyrène et en tire une matière visqueuse qui, mélangée à des pigments rouges ou verts, peut être étalée sur un support plat ou sur un morceau de bois trouvé dans un marécage normand.
Dans la nuit le peintre marche vite et parle avec force de ce à quoi la vie pourrait se résumer : la merde, le foutre et le sang.
Un porte-containers rentre lentement au port. Et puis c'est une plage étrange, en Sicile ; Agrigente se distingue au loin. Sur les contreforts de l'Etna, sous les nuages ou un discret soleil, Bernard Legay marche et s'accroche, en glissant parfois, à ces pentes splendides.
Dans son Trattato della pictura, Léonard de Vinci a théorisé l'usage du sfumato qui doit donner du relief à la peinture : "Veille à ce que tes ombres et lumières se fondent sans traits ni lignes comme une fumée". C'est par cet exergue que commence le Sfumato de Christophe Bisson, son portrait en relief du peintre Bernard Legay.
Peindre l'acte de création est souvent ingrat et vain sauf si comme Clouzot dans Le mystère Picasso (Henri-Georges Clouzot, 1956), on filme un artiste bouillonnant d'inspiration et de gestes créateurs. Bien plus souvent, et c'est ce dont rend compte le film, il s'agit d'un processus très lent, d'une relation qui se révèle entre le peintre et son environnement. Christophe Bisson filme donc Bernard Legay comme une plaque sensible, un révélateur de la nature avec laquelle il se confond. Il prend le temps de le suivre, chez lui ou à l'extérieur, avant de peindre, travaillant couleurs et matières, puis après, méditant sans doute si l'œuvre se termine là ou non.
Les sources d'inspiration sont filmées parfois avec le flou du sfumato dans la relation du peintre avec elles : paysages, pluie mais aussi énoncés d'une parole aussi rare que forte, dans une voiture, assis derrière une table ou marchant dans la nuit. Ainsi à la fumée douce du sfumato préconisée par Vinci se mêle aussi la fière fumée de l'inspiration qui s'élève telle une torchère du Havre quand Bernard Legay couvre les matières de peinture ou trouve une inspiration aussi sobre que certaine sur les pentes mystiques de l'Etna. Ce qui s'accroche alors dans la vie du peintre, cette matière fragile, cette façon justement pas si adroite de faire corps avec la nature, il la transmet dans son œuvre.
Jean-Luc Lacuve le 22/03/2016
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