Samedi 17 et dimanche 18 octobre 2009, Café des Images
animé par Vincent Amiel.
Samedi 17, 14h : accueil des stagiaires dans le hall, remise des badges et des dossiers. Le stage, prévu initialement pour être une initiation, a un peu changé d'orientation vu le profil de la majorité du public : des étudiants en cinéma, des cinéphiles de longue date parmi les 55 inscrits.
Dans le présent compte-rendu, nous résumerons à la fin le contenu didactique du stage (ici) pour présenter les analyses du montage dans la succession des films projetés.
Samedi 17, 14h15 : début du stage dans la salle Tati (la petite salle)
Le premier film du week-end est Faces,
de John Cassavetes. Cassavetes est souvent présenté comme le
seul cinéaste américain à avoir retourné la tradition
cinématographique de raconter. C'est un cinéaste de rupture,
de coupure radicale.
Coupure radicale, dans sa direction d'acteurs (ex : donne pour seul indication
à Gena Rowlands qu'elle a 10 minutes pour faire rire les autres acteurs
au bord de la piscine ; ces derniers ayant eux-mêmes pour consigne de
ne pas rire)
theorie : les figures du montage
Coupure aussi au niveau du montage : travaille les ruptures plutôt que
l'unité.
Coupure dans sa façon de tourner : utilise la caméra à
l'épaule, un procédé souvent utilisé à
la télévision.
Cassavetes est un cinéaste qui a connu un certain prestige dans les
milieux intellectuels, mais qui est totalement passé de mode aujourd'hui.
Ses films n'ont plus fait l'objet de reprises en France depuis une vingtaine
d'années [le film est d'ailleurs projeté en DVD]
17h : après le film et une pause café à son issue, retour dans la petite salle Tati;
Choix de Faces, car c'est un film symptomatique de l'importance du montage. Il remet à plat la tradition classique du montage, pour les scènes comme pour les séquences qui les composent. Cassavetes est en ce sens un cinéaste moderne, au même titre que Godard.
Après ce petit détour didactique, retour sur l'emblématique Faces, qui vient d'être projeté, et son réalisateur, John Cassavetes.
D'abord quelques repères biographiques et filmographiques. Le premier film de Cassavetes, Shadows, est un film d'acteurs qui a du succès dans le milieu underground new-yorkais. Fort de cette réussite, Cassavetes décroche un contrat à Hollywood. Il déteste l'expérience, car il ne contrôle rien, n'a pas la main sur le scénario, le montage, etc.
Il s'engage alors dans un nouveau projet, Faces, qui va lui demander des mois de tournage, et encore plus de montage, puisqu'il dispose d'une centaine d'heures de rushes dans lesquelles puiser.
Le projet est artisanal et personnel, certaines scènes sont tournées dans la résidence même de Cassavetes. Il travaille sur le film tant qu'il a de l'agent à y consacrer. Quand ses réserves sont à sec, il se refait en travaillant pour d'autres, mais uniquement dans le but de mieux se replonger dans Faces.
Sur l'uvre elle-même : Cassavetes travaille dans Faces sur du mouvement, des corps, des sensations, surtout pas sur l'unité. Il oppose la vérité de la fragmentation à la fable de la cohérence, de la logique. Par un montage de rushes tournés à différents moments, les changements brusques de comportement des personnages sont soulignés. Ce travail sur les contradictions leur donne davantage d'humanité et de réalité.
Cassavetes travaille aussi sur les corps, comme dans les scènes où le personnage de Seymour Cassel sauve du suicide la jeune femme. Cela passe notamment par des gros plans sur des portions de corps. Dès que le masque du social resurgit, les plans redeviennent plus larges sur des silhouettes complètes. Le mensonge apparaît dès qu'il y a représentation (en situation professionnelle, ou familiale).
C'est donc par le montage que Cassavetes fait surgir la vérité, la nudité de la faiblesse des personnages, leurs émotions, leurs affects (en France, des Pialat ou des Stevenin pratiquent aussi de cette façon). D'un point de vue technique, cela se traduit par des coupes au milieu des plans, ou en les débutant par leur milieu. Cela crée des à-coups, une perte de repères. Au niveau du son, cela passe par exemple par l'ajout de paroles par rapport à ce qui se joue. Cette manière d'utiliser le montage ne signifie pas improvisation au moment du tournage ; les scènes sont plusieurs fois répétées par les acteurs.
Questions des stagiaires :
" Au tout début de Faces, quand on est dans la salle de projection
(où va être montré le film qu'on va voir ensuite ?), un
des producteurs ( ?) parle du film comme d'une Dolce vita à la sauce
commerciale. Il me semble plutôt que Faces est un anti-Dolce vita, car
les fêtes n'y sont que feintes. "
Peut-être, mais il faut sûrement le voir comme une allusion, un
clin d'il au cinéma européen qui était alors en
vogue dans les milieux intellectuels américains. On peut en repérer
d'autres, comme les affiches de films par exemple dans les appartements.
"Par son absence de réel scénario, Faces fait un peu penser à Who's that knocking at my door, de Scorsese ". Il ne faut surtout pas croire cela, le film repose au contraire sur une construction scénaristique forte, que l'on peut remarquer notamment dans les scènes d'escaliers, très élaborées, et qui à plusieurs moments du film se font écho.
théorie : les trois formes de montage
Présentation rapide du film avant la séance, et notamment du probable malentendu qui en a fait un succès grand public, le plus grand succès commercial de Resnais avant On connaît la chanson.
A l'issue de la séance, reprise de l'analyse.Mon oncle d'Amérique
est tout à la fois une texture romanesque et son commentaire. Le montage
narratif et le montage-greffe, discursif, avec des métaphores s'associent.
Au tout début, on est face à un puzzle de photographies, avec
sur le plan sonore des fragments de discours qui au départ se superposent,
puis petit à petit finissent par se succéder.
Dans la première demi-heure, c'est ainsi une parfaite mise en ordre
: les parcours de chaque personnage trouvent une explication environnementale
qui est livrée au spectateur (en contraste avec la fin du film, où
c'est le désordre total).
Mais les discours rationnels ne sont que des cache-misères. La raison
rétrécit les possibilités humaines. Le premier degré
des personnages ne tient pas.
Petit à petit, le montage se fait horizontal : apparaissent des espaces
de rêves qui donnent de la liberté, et dont d'ailleurs Laborit
ne parle pas dans sa théorie. C'est le personnage jeune de Roger Pierre
perché dans son arbre, ou celui de Depardieu se réfugiant dans
l'étude nocturne de la comptabilité. C'est aussi l'imaginaire
lié à Jean Gabin, Jean Marais et Danièle Darrieux : ces
trois figures parlent pour leur personnage (comme dans On connaît la
chanson, où les chansons jouent le même rôle).
Les personnages du film sont eux-mêmes des personnages de fiction. Les
trois principaux, mais même le professeur Laborit, qui a droit aussi
à sa biographie. On peut l'observer à la théâtralité
du jeu des acteurs. Tout est artificiel, de l'ordre de la représentation.
C'est quelque chose qui est constamment présent dans le cinéma
de Resnais. Pour preuve, les éléments qui apparaissent plusieurs
fois ne sont pas exactement les mêmes à la deuxième fois.
Même rejoué, tout plan, tout fragment est nouveau, il n'y a pas
de vérité unitaire, cohérente.
Dans Je t'aime, je t'aime, le procédé était à
son paroxysme. Tout y est répété mais avec des différences
subtiles. Ce ne sont que des souvenirs, donc mouvants, qui sont montrés,
pas une réalité objective, fixe. Il ne s'agit donc pas de répétions
à proprement parler, mais plutôt de re-mises en scène.
Resnais fait mine de produire des montages explicatifs, mais cette unité
est fallacieuse. Il n'y a que des fragments irrémédiablement
distincts.
Resnais est à la fois le plus radical des monteurs, tout en maîtrisant
parfaitement le cinéma classique et sa narration.
Interventions du public :
" À deux moments, un jeu de poupées russes apparaît
à l'image. Ne pourrait-on pas penser qu'il représenterait la
structure en emboîtements du film ? "
C'est peu crédible, car chez Resnais il n'y a jamais de structure figée.
Très souvent, un moment finit par contredire la structure qu'on imaginait
bouclée. Resnais ne fait pas dans le " malin ".
" Malgré ce que vous avez dit cet après-midi, on remarque
néanmoins un jeu sur les raccords par les gestes (Nicole Garcia / son
personnage attaché, Jean Marais) "
C'est exact, mais cet usage et cette maîtrise d'une technique classique
n'est pas incompatible avec la pratique d'une autre forme de montage par ailleurs.
(Geneviève Troussier) " Que sont ces oncles d'Amérique
dans le film ? "
L'oncle d'Amérique, c'est probablement le rêve irrationnel, l'espoir
d'un bonheur qu'on ne fait qu'attendre, sans travailler à l'atteindre,
comme s'il allait tombé du ciel.
" Dans certaines scènes, les sons d'ambiance ne correspondent
pas à l'image. Par exemple, lors du repas au cours duquel Depardieu
quitte l'exploitation familiale "
C'est vrai, et les commentaires en voix off sont utilisés de manière
complètement décalée par rapport au flashback classique,qui
montre un réel objectif. Chez Resnais, la temporalité est uniquement
subjective. Chez d'autres comme Wong Kar-waï ou Gus Van Sant, le temps
est même totalement affectif (ce qui n'est pas le cas dans ce film de
Resnais).
(fin de la séance : 23h30)
Dimanche 18, 9h45, salle Tati :
Avant de commencer la matinée à explorer les différentes
formes modernes du montage, dernier retour sur Faces, à la demande
d'une stagiaire, avec des extraits.
Importance de l'escalier, car c'est un lieu de passage et de mouvement. Toute
scène chez Cassavetes commence dans le mouvement.
Scène de la découverte de la coucherie : l'actrice les cheveux
ébouriffés, le rimmel coulant de ses yeux rappelle la Jeanne
d'Arc de Dreyer.
Chez Cassavetes, le cadrage et le montage sont très complémentaires.
Il montre des masses plutôt que des silhouettes, des volumes plutôt
que des dessins.
Afin que les acteurs aient le temps de devenir plus naturels, Cassavetes tourne
de longues scènes de plusieurs dizaines de secondes, même si
seules des bribes très courtes ne seront peut-être retenues au
final. Il s'agit de provoquer le débordement, même si au montage
ne sera conservé qu'un petit extrait. La scénographie est très
préparée, mais il y a un goût pour le surgissement de
l'accident.
Il y a aussi beaucoup de perspectives dans les plans, ce n'est pas anodin
car plus elles sont présentes, plus la continuité classique
est difficile à monter.
Le dernier plan avec va-et-vient des deux personnages silencieux dans l'escalier
est au contraire entier dans sa longueur et n'est pas découpé.
théorie: les deux premières formes du montage-collage
On note tout de suite que la bande-son est décalée par rapport
au jeu des acteurs : la post-synchro est voulue, pas subie (cf. Eisenstein
: " manifeste du contre-point sonore ").
Il y a montage-répétition : on assiste deux fois consécutivement
à la marche arrière.
Il y a aussi montage-cut : pendant la chanson, les coupures de l'image et
du son coïncident.
Mais une même bande-son peut aussi assurer la continuité entre
deux scènes totalement différentes (d'abord plan sur les 4 garçons
chantant dans la voiture, puis tout en entendant toujours la chanson, passage
à un autre plan - rencontre des deux filles).
Dans ce film Godard reprend toutes les conventions de la comédie
musicale (les couleurs, etc.), mais montre aussi que ce n'est qu'un artifice
(quand Anna Karina jette en l'air son uf au plat, va répondre
au téléphone puis revient le réceptionner). Il y a rupture
de la transparence.
Le montage est aussi très rapide (Anna Karina et Belmondo au téléphone).
Godard n'a pas écrit pour rien l'article intitulé " Montage,
mon beau souci ". Ce montage-rupture est caractéristique de tous
les films de Godard dans les années 60. Il déniaise le regard
du spectateur.
On aurait tout aussi bien pu choisir Boorman, Coppola ou De Palma. Ici la
scène "you're talking to me ??)
Utilisation de la répétition : du dialogue, de l'image (saute
de plan).
Ce heurt a une logique dramatique : il n'y a pas de continuité non
plus du personnage. Le passage du cadrage-tronc à un cadrage surplombant
introduit une rupture. La forme participe donc de la dramaturgie, au contraire
de la forme classique qui est transparente. Cette façon de procéder
fait maintenant partie des pratiques habituelles du cinéma américain.
La séquence du trip hallucinatoire au cimetière à la
fin du film. La séquence est amenée par le martèlement
régulier du derrick, qui va donner le tempo. Elle contient drogue,
sexe, profanation, ce qui est scandaleux en 1969.
La continuité à la base est donnée par le " Notre
Père ", puis elle se défait complètement (les personnages
ne portent plus les mêmes vêtements, etc.).
Ce genre de montage expérimental existait déjà dans le
cinéma underground, mais il rencontre pour la première fois
le grand public.
Le film est coupé 52 fois par un écran noir avec des particules
blanches en suspension sur fond de musique contemporaine. Ces coupures arrivent
de manière aléatoire et sont de durées variables.
Cela intrigue d'abord, puis agace, avant finalement qu'on attende leur survenue
(un peu comme le supplice de la goutte d'eau).
Ces écrans donnent une perception différente de l'histoire au
spectateur.
Le montage est alors une rupture, une mise à distance, qui fait sortir
de l'histoire.
On retrouve les mêmes effets dans Hiroshima mon amour (sable cristallin)
et Curs (neige).
Ce film soviétique des années 20 est un film de montage, mais
dans une fonction rythmique. Les mêmes images sont montrées au
début et à la fin du film, mais dans un rythme très différent.
Cela donne de la puissance : le cinéma est une réalité
contemporaine, pas une expérimentation ludique. La caméra participe
à la vie de la société.
C'est un montage par juxtapositions, superpositions d'images, avec du rythme
et de la vitesse.
Pialat crée un autre temps dans sa narration par le montage. Le rythme
n'y est pas effréné, il est au contraire étouffé
par la désarticulation des plans entre eux.
Les histoires qu'ils racontent n'ont pas de ligne temporelle perceptible,
de durée estimable.
Cela existe aussi chez Antonioni (cf. la fin de L'éclipse).
A la fin du film de Pialat, il n'y a aucun raccord. Entre le miracle et la
mort du prêtre, on ne sait pas combien de temps s'est écoulé.
Les seuls raccords sont des raccords lumière ou couleur : l'Angélus
de Millet avec la prairie, la lumière blanche sur le visage.
Dimanche 18, 14h, salle Tati : reprise après 1h30 de pause méridienne
Retour rapide sur L'amour à mort de Resnais, à l'initiative d'un stagiaire : " les coupures noires me semblent au contraire provoquer de l'empathie ". Ce n'est pas contradictoire avec la mise à distance. Toute l'esthétique moderne est là : la mise à distance et le recours à l'intellect renforcent l'émotion.
théorie : le montage contagion
(les premières minutes - Montand juste avant de repasser la frontière
franco-espagnole) :
Succession de scènes qui font penser à des flash-forwards, mais
qui n'en sont pas. Ce ne sont que des situations imaginées par Montand,
des hypothèses au présent, comme dans Je
t'aime je t'aime. C'est la manière de vivre le présent,
dont on fait tous l'expérience chaque jour.
C'est la même chose chez Gus Van Sant : on est toujours dans le présent,
il n'y a pas de repères temporels objectifs. Tout mouvement de la conscience
et de la mémoire est un flux continu dans le présent. C'est
le cas dans Elephant : il n'y
a pas de linéarité classique, pas de logique intellectuelle,
mais une confusion de points de vue. Le temps y est totalement subjectif.
C'est l'histoire d'un adolescent qui se sent coupable d'une mort accidentelle
qu'il pense avoir provoquée. Seul le récit écrit (qu'il
brûlera ensuite) de cette histoire va le décharger de sa culpabilité.
Le film utilise le collage, associant vidéo et 35mm, musiques et dialogues
réalistes.
Se pose à chaque instant le statut du fragment. Est-ce le point de
vue d'un narrateur extérieur ou celui d'un personnage du film ?
Dans l'extrait, on est d'abord sur la piste de skate en vidéo à
gros grain avec musique vaporeuse et poème en français, pour
enchaîner dans les herbes avec le même grain et la même
musique. Puis retour à l'image net, au son réaliste, avec un
vrai flash-back. Puis du regard de l'ado, retour au gros grain sur une nouvelle
scène de skate, dont on sort par le retour vers le regard de l'ado.
Le principe est le même dans In the mood for love de Wong Kar-waï , dont la projection va clore le stage. Comme dans L'année dernière à Marienbad de Resnais. C'est le récit d'un simulacre, qui se transforme en histoire au premier degré. Le montage mêle les différents fragments sans qu'on connaisse leur nature. C'est une réflexion sur le temps, la construction du temps. A la fin du film, le collage d'actualités sur la visite officielle de De Gaulle au Cambodge avec le plan suivant du personnage principal soufflant le secret de son amour au creux du mur du temple met en opposition l'éphémère absolu et l'éternité (peut-être rêvée).
Les figures du montage
Il faut tout de suite introduire la différence entre le découpage
et le montage. Le premier intervient avant le tournage, et est une opération
technique qui consiste à découper les scènes à
filmer en différents plans (d'abord un traveling, puis gros plan, champ/contre-champ,
etc.). Il s'agit d'organiser des fragments in abstracto.
Le deuxième n'intervient qu'après le tournage. C'est une opération
plastique qui associe des images, des sons, dont on dispose concrètement.
Le découpage cherche avant tout la continuité. Il n'est pas possible de s'en passer mais il s'agit de le rendre le plus transparent possible, d'essayer de conserver l'unité de temps, d'action, d'assurer la fluidité de la scène. Dans le montage, conçu comme assemblage de moments de jeu différents, la fragmentation, avec laquelle il faut composer dans le découpage, est au contraire recherchée.
L'ambiguïté vient que dans le langage le vocable "montage" recouvre les deux sens. On tâchera de les distinguer en nommant le premier montage-découpage, et le second, montage-collage.
Montage-collage, car cette forme de montage assemble des scènes différentes, des moments dramatiques différents, qui n'étaient pas fait pour être ensemble au départ (cf. la scène de la boîte de nuit dans Faces).
1. Le montage-découpage
Il s'agit d'articuler les plans les uns par rapport aux autres pour donner
de la continuité, de l'unité. D'où l'utilisation de raccords,
par un geste, un mouvement de caméra, etc. qui amène en douceur
le plan suivant. Ces raccords doivent donc nécessairement être
prévus à l'avance. Ce montage-découpage ne crée
pas de lecture du monde, il reste dans l'évidence.
2. Le montage-greffe
Cette deuxième forme de montage associe des plans sans continuité
littérale, formelle. C'est l'association des plans qui crée
du sens. On est dans le domaine de la métaphore visuelle (dans les
Temps modernes de Chaplin par exemple, quand on fait suivre un plan dans lequel
les ouvriers sortent en masse de la bouche de métro pour se rendre
à l'usine avec un plan montrant un troupeau de moutons émergeant
de la même bouche de métro).
On est en face d'un montage-greffe. Greffe dans le sens où on insère
un plan différent dans une continuité. Le terme fait aussi évidemment
référence au surréaliste André Masson qui différenciait
la greffe du collage.
Il n'y a qu'une seule lecture possible de l'évènement. Le montage-greffe
est compréhensible par tous, même s'il n'est pas naturel. C'est
un montage discursif, qui a un point de vue sur le monde.
On en trouvera beaucoup d'exemples dans Mon oncle d'Amérique. Alain
Resnais travaille beaucoup sur des fragments de réalité qui
ne sont pas en lien, mais dont l'association crée du sens. Il recherche
en permanence la greffe.
C'est le cas aussi chez Eisenstein (qui fait par exemple alterner plan de
paysans qui prient en procession et plan de brebis). Ou chez Vigo, dans A
propos de Nice plans de femmes en villégiatures suivis de plans sur
des autruches.
C'est évidemment aussi une caractéristique majeure de tout cinéma
de propagande ou publicitaire.
3. Le montage-collage
Apparaît à la fin des années 50. Le principe est de laisser
les plans voisiner, se heurter dans leurs formes. Le son jaillit avec l'image,
pas pour assurer la transition. Il y a juxtaposition de contenus, sans projet
prédéterminé.
Dans le cinéma, Cassavetes, Godard ou Rozier sont les premiers à
initialiser ce procédé, comme Mallarmé a pu le faire
dans la littérature, ou les surréalistes dans la peinture avec
le collage. Le télescopage des hasards est plus beau et plus sensé
que les plans réfléchis et prémédités.
En cinéma, il y a bien sûr eu aussi des précurseurs. Robert Bresson a élaboré une théorie du montage à partir du milieu des années 40, avec Le journal d'un curé de campagne. Il associe des réalités qui n'étaient pas destinées à l'être. En eux-mêmes, les plans n'ont pas d'intérêt, seul leur accolement leur donne du sens. Les images filmées au tournage doivent être les plus plates possible. En cela, Bresson est un précurseur radical du montage-collage. Puis, à la fin des années 50, d'autres cinéastes prennent le relais et donnent de l'importance au montage : Godard, Resnais, Bergman (même si chez lui les visages restent hermétiques, contrairement à ceux des personnages de Cassavetes).
Certains cinéastes des années 70 comme Martin Scorsese lui accordent ce même intérêt, tout en essayant de le réconcilier avec la narration classique. L'accent mis sur le montage est également caractéristique de l'école asiatique depuis une vingtaine d'années. On ne note pas assez souvent et fortement l'influence que Resnais a eu et conserve en matière de montage. Il suffit pourtant de regarder les films de Wong Kar-waï ou Gus Van Sant, par exemple, pour s'en persuader.
On distinguera trois formes de montage-collage (le montage-rupture, le montage-rythme
et le montage-contagion), illustrées chacune par plusieurs extraits
de films.
1. Le Montage-rupture
La base est une continuité narrative, mais le montage va produire des
heurts plutôt que la continuité. La Nouvelle Vague est emblématique
de cela. Elle considère le montage classique inapte à transmettre
la réalité du monde. Godard, Truffaut, Rivette insistent sur
les accidents, le désordre imprévu, qui passent par le montage.
Le montage devient alors ostentation du geste cinématographique.
2. Le montage-rythme
Le montage peut aussi être un outil pour illustrer le caractère
musical du cinéma.
Il n'a alors plus rien de narratif, son objectif est purement plastique. L'unité
devient formelle, pas du tout narrative. On rencontre ce montage très
tôt, chez Eisenstein, mais aussi dans le cinéma des avant-gardes
des années 20 et 30. Ce cinéma est un art musical, qui connaît
ensuite une éclipse, jusqu'à son retour dans les années
60-70 avec le Nouvel Hollywood. Le montage est rapide pour donner du rythme.
3. La contagion
La correspondance de plans entre eux construit des unités sensibles,
comme les listes chez les surréalistes, les séries de Monet
(cathédrales), ou de Rohmer au cinéma. Ce sont des fragments
sans articulation explicite, où les liens sont inouïs.
Wong Kar-waï, Hou Hsiao-hsien, Tsaï Min-liang (Kitano parfois) jouent
du montage pour réordonner, sous le patronage de Resnais pour la liberté
de construction.
Compte-rendu : Jean-Benoît Massif le 02/11/2009