L'auteur-acteur,

conférence de Marie-José Mondzain

dans le cadre des séminaires de l'Exception, du Café des images et du CDN, le dimanche 6 mars 2005

© Jean-Marc Piel

La réflexion d'aujourd'hui portera sur les notions d'autorité et de pouvoir lorsque c'est le réalisateur qui joue dans ses films et ce -presque toujours- comme personnage principal. L'auteur-réalisateur manifeste généralement une autorité dans sa direction d'acteurs, dans son pouvoir sur l'acteur. Pour parler le même langage, il est probablement nécessaire de vous infliger une réflexion conceptuelle sur l'autorité et le pouvoir et sur les thèmes auteur / acteur / spectateur. Nous pourrons ainsi ensuite mieux cerner ce qui se joue de l'autorité de l'auteur avec le pouvoir du cinéma, des dictateurs, de l'argent, des pères ou des médias grâce aux différents extraits que je vous proposerai. Nous verrons ainsi ce qu'il y a de tout à fait nouveau dans le rapport d'autorité et de liberté données au spectateur à l'heure où la culture audiovisuelle remet en cause le statut de l'auteur et la définition des œuvres de création.


Qu'est-ce que l'autorité, en quoi est-elle différente du pouvoir selon la philosophie politique ?

Tout pouvoir s'exerce sur plus faible que soi. La contrainte est liée au pouvoir. Cette contrainte s'exerce sur quelqu'un qui consent ou pas. Le pouvoir a besoin d'une preuve visible.

Le pouvoir est donc une figure dissymétrique - entre force et faiblesse- qui a besoin de plus faible que soit et qui s'exerce par la contrainte sur les corps et dans l'espace. La limite du pouvoir serait de faire disparaître celui sur lequel il s'exerce. Hegel a ainsi décrit la situation d'interdépendance dialectique du maître et de l'esclave : ce dernier a un certain pouvoir sur le premier ; il y a interdépendance. C'est ce que montre The Servant (Losey, 1963) ou Les bonnes de Jean Genet. Il y a interdépendance, dissymétrie sans altérité et sans égalité. Le pouvoir n'a pas besoin d'être reconnu, il doit être subi.

Le terme " Autorité " est inventé plus tard, même s'il provient aussi du latin : autoritas s'oppose à potestas. Il y a toujours dissymétrie, l'autorité est aussi une figure de la domination mais on ne s'y soumet pas par la contrainte. L'autorité n'a pas à s'imposer mais à être reconnue. Si on ne la reconnaît pas, elle n'existe pas. L'autorité s'exerce sur quelqu'un qui suspend temporairement sa puissance d'action, qui renonce à son pouvoir. Il y a dissymétrie mais égalitaire. Celui qui exerce l'autorité reconnaît en face de lui une potentialité, une liberté.

Jacques Lacan, surenchérissant sur Buffon pour lequel "Le style c'est l'homme même ", disait "Le style c'est l'homme même … à qui l'on s'adresse." C'est à dire que c'est la forme qui confère ou non la liberté à qui l'on s'adresse.

La question de L'auteur /acteur retraverse la question de la place du spectateur dans son rapport au pouvoir et à l'autorité. L'auteur-acteur donne autorité au spectateur pour le reconnaître comme auteur, il y a dissymétrie égalitaire. Un auteur exerce son pouvoir sur un acteur, sur les spectateurs ou bien cherche à être reconnu en son autorité. Le spectateur suspend alors son pouvoir d'action mais est reconnu dans sa liberté, dans sa dignité.


Le dictateur (Charles Chaplin, 1940)

Chaplin est non seulement auteur et acteur mais il procède à un second clivage en incarnant les corps du pouvoir et de l'autorité, en étant à la fois Hitler et le petit juif. Il personnifie à la fois le pouvoir visible et l'autorité invisible. Le dictateur est le scénario de l'invisibilité d'une puissance qui respecte à la fois la place de l'auteur et celle du spectateur avec des renversements successifs, la prise de parole de l'autorité remplaçant celle du pouvoir.

Il ne s'agit pas vraiment de ridiculiser Hitler, d'une clownerie. On ne peut réduire le film à une parodie du pouvoir, à une parodie burlesque, pas plus qu'à une entreprise de déconstruction, de persuasion, une forme d'anti-propagande. Il s'agit plutôt de reconnaître dans le visible une voix invisible. Ainsi, à la fin du discours, on entend la voix de Chaplin à travers l'espace sans que le corps de Chaplin soit présent à l'écran. Donner le pouvoir à qui l'on s'adresse, utopie d'être applaudi par tous, hors champ, écouté par tous.


Citizen Kane (Orson Welles, 1941)

Nouveau clivage. L'auteur devient le héros principal du film, de l'enfance à la mort. Il s'agit du scénario complet de l'énigme d'une vie. S'agit-il d'un homme de pouvoir ou d'autorité ? Seul le spectateur saura le mot de l'énigme.

Cet homme qui n'aura été que pouvoir assiste à sa déconstruction. Il y a défaite du personnage et comme il n'y a point de dictature sans la faiblesse d'un autre, ici c'est sa propre faiblesse que Welles met en scène. Pour le personnage interprété par Joseph Cotten, il y a échec et trahison : Kane a trahi ses idéaux. Il y a effondrement du pouvoir, écrasement de la mégalomanie.

Puis Citizen Kane sort de scène et Welles entre en scène. En tant qu'auteur, saura-t-il maintenir son autorité ? Oui, il s'adresse au spectateur et faisant le choix de l'invisibilité. L'énigme invisible est ce qui lui donne autorité. Il y a double présence à l'écran uniquement pour le spectateur. Le film se joue uniquement entre Welles et le spectateur.

Le rapport de Welles au cinéma hollywoodien se joue entre le pouvoir d'Hollywood et l'autorité qu'il pense avoir sur eux. Il met en scène exactement ce qu'il veut : la visibilité de son pouvoir et l'invisibilité de son désir.

 

Absolute power (Clint Eastwood, 1996)

Même sans avoir vu Million dollar baby, on perçoit dans l'entretien que Clint Eastwood a donné à Jean-Michel Frodon pour Le Monde, le nœud de sa problématique sur l'autorité et la filiation.

En 1996, la crise de l'autorité est à la mode. Il est courant de décrier la perte d'autorité à l'école ou dans la famille. En pleine vulgate de la crise de l'autorité, de quoi se réclame celui qui veut que l'on reconnaisse son autorité ?

Traditionnellement l'autorité c'est l'autorité parentale, la disparition de celle-ci entraînant toutes les autres.
A cela Hannah Arendt avait déjà proposé une conception moderne de l'autorité qui ne se réclame pas de l'ancienneté, de la tradition, de la filiation ou du passé mais fonde l'autorité sur le futur. Il y a toujours dissymétrie mais elle est égalitaire et reconnaît dans la potentialité du jeune la nécessité d'une mise en forme de la relation avec celui à qui l'on s'adresse

Dans Absolute power, Eastwood a des problèmes de filiation. C'est un voleur, il n'a donc aucune autorité morale. Sa fille ne le reconnaît pas, elle qui est du côté de la loi, il l'embarrasse. C'est toutefois un bandit qui ne tue pas (pas le pouvoir de la violence, pas besoin de plus faible). Lors d'un cambriolage, il est le témoin invisible, derrière une glace sans tain, d'un meurtre perpétré par le président des Etats-Unis. Celui-ci tente de violer une femme qui se retourne contre lui avec un couteau et qui est abattue par ses gardes du corps. Le président, investi du maximum de pouvoirs exerce ici en plus son pouvoir de vie et de mort. Eastwood finira par s'allier avec le veuf de la femme assassinée qui n'est autre que celui qui avait protégé l'ascension du président. Après le meurtre, le président avait déclaré que le mari de sa victime était comme son père et qu'il ferait tout pour qu'éclate la vérité. Après s'être vengé, le veuf exprimera les mêmes mots de la filiation avec la même perversion que le président.

Il y a construction de l'autorité parentale sur le mode d'une reconnaissance invisible. Au sens traditionnel de l'autorité par la transmission s'oppose une adresse au spectateur par une forme pour éviter la dictature et préserver sa liberté d'agir.


La comédie de Dieu
(Joao Cesar Monteiro, 1995)

Monteiro garde le pouvoir de diriger son propre cops jusqu'à l'impuissance. Il transforme son pouvoir de gastronome en une théologie masquée faisant intervenir tout le lexique chrétien : paradis, virginité, passion, incarnation, marchand de poisson. Derrière le vendeur-gérant du magasin de glaces (le paradis) dédié à la délectation, au champ de l'immanence, de l'érotisation permanente (demoiselles qui font des cornets) l'enfer de la tentation n'est jamais loin.
Pas de blasphème mais construction d'une autorité. Comme acteur, il se fait casser la gueule, chasser du paradis. Il claque la porte : "c'est moi qui vous condamne à rester. On suit Monteiro dans une pièce vide pleine d'oiseaux, plan céleste de la cheminée, empreinte d'une main, exemple de l'autorité, s'inscrit dans le champ du visible.

 

Changer d'image (Court-métrage de Jean-Luc Godard, 1980, neuf minutes)

Dans ce qui apparaît d'abord comme un documentaire, Godard fait mine d'être interrogé sur le pouvoir et la révolution. " Un véritable réalisateur ne peut jamais filmer le pouvoir " dit-il et il met alors en scène son impuissance pour donner la liberté au spectateur : Godard, torse nu, se fait fouetter par son opérateur. Il montre ainsi qu'il renonce au pouvoir pour faire preuve d'auteur et donner l'autorité de juger et de comprendre au spectateur.

 

Zatoïchi (Takeshi Kitano, 2003)

Pouvoir et autorité invisible dans la tradition japonaise. Zatoïchi, vieille histoire, bâton d'aveugle et sabre de samouraï ; autorité invisible dans le visible.
Film de commande où Kitano utilise le personnage de Zatoïchi. En tant qu'homme de l'entertainment télévisuel, il opère une transmission particulière qui l'ammène à accepter les paramètres traditionnels : la cécité, mais en renverse néanmions la transmission dans l'ordre de la culture audiovisuelle qui n'est pas de l'ordre de la fidélité .

Problématique de Sonatine (1993) : un parrain se détache du pouvoir alors que ceux qui l'entourent attendent des décisions et se termine par son suicide. Littéralement l'auteur se tue en tant qu'acteur pour restituer son autorité d'auteur.

 

Question : La question de l'autorité de l'auteur se pose-t-elle dans des termes identiques au théâtre ?

Non c'est différent. Au théâtre la direction d'acteur n'est pas un objet fini. A chaque représentation, l'acteur remet en jeu l'autorité de l'auteur. Au théâtre, celui qui a autorité ce n'est pas l'auteur de la pièce mais le metteur en scène. De même que, dans un concert, c'est le chef d'orchestre qui a autorité plus que le compositeur (voir Karajan).

Je me souviens de Kantor, présent sur le plateau pour partager avec les acteurs la même fragilité envers les spectateurs, émus par la présence de Kantor, comme mis à nu, assis sur une chaise avec son chapeau.

Je m'intéresse beaucoup aussi aux mises en scènes de Bernard Soebel à Gennevilliers qui tente de redonner autorité, confiance et puissance aux spectateurs avec Meyerhold ou Brecht.

Conclusion : Le discours sur l'autorité est une question éminemment politique. Sommes-nous asservis par l'image ? Quand nous sortons du spectacle, y-avons-nous subi une défaite ou avons-nous retrouvé une nouvelle puissance d'action ?

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