L'engouement pour les séries reflète sans aucun doute l'évolution d'ensemble de la société. L'attitude dominante est à l'individualisme consumériste sans "prise de tête". Il est au rejet du débat au profit d'un échange entre consommateurs gouvernés par le strict plaisir du divertissement. Dès lors, de plus en plus nombreux sont les universitaires et critiques, à l'écoute de leur époque, qui tentent de montrer l'intérêt artistique, sociologique voire politique des séries et jeux vidéo en général. Ils y expriment une nouvelle façon d'être au monde, ensemble, avec ses points positifs et ses points négatifs.
L'objectif de cet article, écrit par un cinéphile jusque là rétif aux séries, est de pointer une tendance des intellectuels à vouloir basculer trop rapidement du côté des séries. Peut être alors, en manque de grands regards sur le cinéma, celui-ci verra-t-il sa qualité baisser tant le public ne cherchera plus les réponses aux questions qu'il se pose sur le monde. Car le public, à la recherche d'autres exigences, a déjà trouvé un nouveau défi dans la vision de la série, si chronophages en temps. Il y a danger à lui faire croire qu'il s'agit d'un art de la mise en scène alors qu'il s'agit souvent d'une science de la narration qui travaille un milieu jusqu'à l'épuisement des ressources. Seront alors examinés ici, les possibles dangers d'une telle attitude puis successivement, le positionnement des critiques, des cinéastes et des exploitants de salles de cinéma. Pointer les différences entre cinéma et séries devrait amener à les faire dialoguer.... pourquoi pas dans une salle de cinéma.
We blew it
Dans l'entretien en vidéo au cinéma Lux(2) après la projection de We blew it (3), Jean-Baptiste Thoret reprend l'analyse de Paul Schrader dans son film. Pour le scénariste de Taxi driver l'attente du public de cinéma a changé. Auparavant, le public cherchait une réponse aux questions qu'il se posait dans les films. Aujourd'hui, on va au cinéma juste pour se distraire. Comment faire de grands films quand le public n'attend plus rien du cinéma ?
Jean-Baptiste Thoret est particulièrement sensible à la désaffection de la classe moyenne pour le cinéma d'auteur. Le cinéphile mais aussi l'honnête homme apprenaient le monde avec le cinéma. La majorité du public s'intéresse de moins en moins au cinéma d'auteur et va voir des films de moins en moins intéressants. L'inspecteur Harry (1971), Les Parrain 1,2 et 3 (1972, 74, 90) ou Titanic (1997) furent en leur temps des films populaires. La performance visuelle pour elle-même semble aujourd'hui compter de plus en plus. La vision d'un auteur par rapport à son sujet ; sa façon de dépasser son sujet par le regard que l'on porte sur lui, semblent hors de propos.
L'effondrement du niveau de l'industrie cinématographique, américaine surtout, avec son accumulation de blockbusters souvent infantilisants, n'est qu'un effet de la baisse du niveau d'attente du spectateur. On ne peut pas faire de grands films s'il n'y a pas de grands regards pour les apprécier et des producteurs pour les satisfaire.
La classe moyenne cultivée pour qui le cinéma était une façon de comprendre le monde expliquait la puissance du cinéma, et donc de la critique de cinéma. Elle a fondu comme neige au soleil aux Etats-Unis. Le même dérèglement climatique va-t-il affecter l'Europe ?
Évaporation de l'aura
Aujourd'hui, seul le noyau dur de la cinéphilie va très bien : 100 000 spectateurs en France qui peuvent converser entre eux mais plus beaucoup avec les femmes (57 % des entrées) et les hommes (les 43 % restants) de culture. Celles-ci et ceux-ci cherchent à apprendre quelque chose de plus que ce qu'ils connaissaient déjà. L'expérience d'une rencontre avec un artiste passe au second plan. En d'autres termes, la thématique du film (surtout si c'est une histoire vraie, un biopic) intéresse davantage que le biais introduit par la spécificité du regard. Ce biais est accessible de façon privilégié au cinéphile qui a des clés pour comparer les différents regards des cinéastes sur le monde.
L'exclusion de plus en plus rapide du cinéma d'auteur des centres d'intérêt des femmes et hommes cultivés sont faciles à désigner ; les séries, les réseaux sociaux et les jeux vidéo. Ce sont autant d'activités qui, comme le cinéma, se regardent sur un écran. L'aura de l'image cinématographique s'évapore ainsi dans la multitude des écrans qui proposent des expériences de rencontres plus immédiates.
Néanmoins à la recherche d'une nouvelle exigence, le public se tourne vers les séries. Les regarder est une vraie performance. Il faut trouver le temps de les voir, s'en souvenir, être en mesure de trouver une perspective pour en parler.
Le syndrome de Stockholm
Peu propice au débat et à l'échange de questions profondes, les séries les annihileront bientôt tout à fait. A mesure que les séries prolifèrent et que leurs modes de visionnage se multiplient, plus personne n'est en effet capable d'en parler à quelqu'un d'autre. Chacun étant arrivé à un point singulier de la série, il aura peur d'apprendre quelque chose qu'il n'a pas encore vu ou peur de spoiler son interlocuteur.
Le capitalisme industriel a gagné. Il prétend que tout est culturel et donc immédiatement consommable et aimable. Il détruit le bien commun que constituent des valeurs partagées après débat, fondement de la démocratie. Il a trouvé sa meilleure arme dans la baisse du niveau des films - mais aussi peut-être de la littérature et de l'art- qui font l'actualité et donc débat (dans les ciné-clubs, les dîners en ville, à la radio ou à la télévision) pour produire des séries que plus personne ne regarde en même temps et n'a envie de revoir une fois passé son temps de consommation.
Qui a envie de revoir Desperate Housewives, série pourtant culte en son temps ? La série devient comme un marqueur de l'époque, un objet culturel comme les habits ou les voitures, plus qu'une œuvre avec laquelle on dialogue. Belphégor a marqué une génération de spectateurs, comme le commissaire Maigret, La vie des animaux, la piste aux étoiles. L'attitude de fan vis à vis de ce feuilleton qu'ont parfois certains spectateurs est peut-être plus une pose qu'une vraie envie de revoir l'œuvre.
Il y a un phénomène "syndrome de Stockholm" dans les séries : celui qui y a passé tellement d'heures et de soirées, son temps de cerveau disponible kidnappé par l'écran chronophage, finit par aimer son ravisseur, le "créateur" de la série.
Épuiser un monde dans lequel rien n'arrive vraiment
Le "créateur" de série a pris la place du réalisateur de cinéma. On pourrait passer sur le côté franchement prétentieux du terme... s'il n'était hélas aussi juste. Dans la série tout est déjà là au début. Tout est déjà là dans le pilote. Il n'y a pas, comme dans un film, un regard singulier sur un sujet qui se construit peu à peu.
On y retrouve là un point commun avec les jeux vidéo : un univers où tout peut arriver mais où, donc, rien n'arrive vraiment. Le "reset" est toujours possible pour une nouvelle partie, un nouvel épisode qui changera la donne.
L'économie de moyen est l'un des critères de qualité d'une œuvre d'art, sa façon de parler avec des moyens appropriés de quelque chose. Cette économie de moyens fait totalement défaut à la série qui cherche au contraire à épuiser son domaine : les urgences, les 24 heures d'une mission, la Mafia avec Les Soprano, l'entreprise de pompes funèbres avec Six feet under, la prison avec Oz, The West Wing sur la Maison Blanche, un monde d'heroïc-fantasy avec Game of thrones. Quand les ultimes variations, les ultimes possibilités scénaristiques sont exploitées, la série s'arrête, épuisée.
Il en est de même des spectateurs de série. Immensément regardées le soir même de leur première diffusion dans le monde entier, les séries alimentent les chroniques du lendemain, des journaux intellos aux cours de récréation. Elles abordent les thèmes universels des grands genres fictionnels, parfois avec profondeur et l'avantage de la durée. Mais une fois épuisée, qui a envie de la revoir ? Produit consommable, immédiatement chassée par une nouvelle promesse d'addiction, la série se prête peu à réévaluation ou dévaluation. On attend le critique qui, à la manière de François Truffaut, saura dire si la série est impaire (on l'aime la première fois, moins la seconde, puis de nouveau la troisième...) ou paire ?
Quel rôle pour le critique des séries ?
Si la critique de cinéma se définit comme une façon de prolonger l'écho que les images ont suscité en nous, le rôle de la critique de série devient toujours plus prométhéen. Dans la série, il faut aussi rappeler l'histoire et éclaircir le rapport que les images entretiennent entre elles (rimes visuelles, transformations...). Mais tout est déjà tellement ressassé et répété. Existe-t-il des scènes ambiguës et mystérieuses dont l'interprétation pourrait ne pas être la même de la part de tous les spectateurs ?
Reste quand même le rapport au réel qu'entretient la série : est-ce bien comme cela dans le milieu médical, policier, carcéral, politique... décrit ? Le critique devient ainsi expert du sujet que traite la série. Il en souligne les points cruciaux et note les divergences d'avec la réalité. La série épuise aussi parfois son domaine au bout d'un nombre considérable de saisons. Ses scénaristes font ainsi preuve d'un talent narratif d'un genre probablement différent de celui classique sur lequel repose les films. Ces techniques narratives nouvelles sont sans doute désormais enseignées dans les grandes écoles de réalisation (voir : masterclasse Deauville 2012).
Il y a en effet une demande d’intellectualisation des séries comme en témoigne les débats autour des tops des séries sur Sens-critique. La série se doit d'être originale pourtant se dégage une uniformisation du goût pour les séries qui critiquent le monde, qui présentent des univers sociaux mal connus ou originaux ou encore les séries proposant des personnages qui ont une vision du monde très particulière. Le débat se concentre effectivement sur la narration, notamment sur le finish, avec l'acceptation de la répétition des mêmes scénarios : un héros un peu différent et qui se sent souvent à part ; qui a un but mais qui ne part de rien ; qui évolue dans un scénario conduit presque uniquement par les jeux d'attaque et de vengeance. L'addiction du spectateur se résume à la question classique du "cliff-hanger (type suspendu à une falaise) qu'il se pose à la fin de chaque épisode : "par quel malin stratège va-t-il encore s'en sortir ?".
Les critiques qui accompagnent les séries d'envergure font ainsi un travail d'éclaireur nécessaire. Il y a en revanche un travers terrible qui consiste à magnifier le genre série au nom de son seul succès attendu auprès du public. Dans ses conseils de programmes quotidiens, Télérama distribue ainsi plus généreusement ses glorieux "T" à des séries nouvelles, susceptibles de captiver son public, qu'aux classiques du cinéma dont il sait bien qu'ils auront moins d'audience.
Vers un grand tout indifférencié ?
L'un des arguments de ceux qui plaident pour le rattachement des séries à l'art du cinéma est de pointer le ralliement de cinéastes au camp des séries. David Fincher avec Mindhunter, Eric Rochant avec Le bureau des légendes, David Lynch avec Twin peaks. Ces grands cinéastes espèrent bien entendu capter plus de public avec une série qu'avec leur film. Et puis, pourquoi consentir les efforts qu'exige le cinéma pour mettre en œuvre sa vision alors qu'il suffit de la laisser se diluer dans les épisodes successifs comme autant de tentatives.
Il existe néanmoins des cas particuliers. Ainsi des séries qui sont une véritable expérience de visuelle et sonore, une immersion dans un monde parallèle. Les 18 épisodes de la saison 3 de Twin peaks sont ainsi bien loin des milieux sociologiques convenus du tout venant des séries. Faisant preuve d'une inventivité plastique sidérante, c'est à une expérience visuelle et sonore totale et complète allant chercher ses références dans la peinture d'Edward Hopper aussi bien que dans 2001 l'odyssée de l'espace que David Lynch nous convie. Il réalise là une œuvre qui figurera dans de nombreux top10 (mais pas dans le notre) des meilleurs films de l'année.
A contrario, on peut pointer l'effet dévastateur de l'engouement pour les séries sur les multiples suites de cinéma. Star Wars VIII : Les derniers Jedi ne fait que recycler le mythe établit 18 ans plus tôt par George Lucas. On ne saurait dire mieux que Thomas Schauder : "...les studios révèlent davantage à chaque production leur incapacité à créer de la nouveauté, ce qui les pousse à exploiter au maximum les filons existants, tout en leur faisant perdre tout intérêt". Il pointe même en quoi de telles suites déconstruisent le mythe et ne donnent que du divertissement au lieu du rêve promis (Le Monde campus, 20/12/2017)(4)
La salle de cinéma de demain
La salle de cinéma a alors tout à gagner en marquant la différence entre cinéma et série et à les faire dialoguer. Le Rapport sur la salle de cinéma de demain en donne des pistes intéressantes.
On retiendra les propositions 4 et 6. La première propose de favoriser les débats et la transmission des savoirs, "Au-delà de l’opéra, des concerts et du théâtre, il existe un public partant pour tester des « drogues culturelles » plus dures. Exploitants, distributeurs et les institutions concernées (Collège de France, Académie française, Universités,… pour la France) doivent réfléchir à la façon de combler cet appétit.
La proposition 6 recommande de créer des espaces dédiés aux jeunes et / ou à la programmation complémentaire : Quand elles disposent de la place suffisante, ce qui n’est évidemment pas toujours le cas, les salles doivent réfléchir à des aménagements spécifiques pour attirer ou conserver le public jeune, quand cela correspond bien sûr à leur identité. De la même manière et sous les mêmes réserves, les salles, pas seulement en centre-ville et dans le secteur art & essai, peuvent réfléchir à aménager des endroits, soit physiquement soit sur le web, où elles proposeront aux spectateurs des « bonus », une programmation complémentaire par rapport aux contenus programmés dans leurs salles.
Dans l'agglomération caennaise, deux cinémas, Le Café des Images et le Lux, organisent ainsi presque quotidiennement des animations qui favorisent un cinéma diversifié et pluraliste susceptible de rencontrer la diversité des goûts et des opinions. Elles s'inscrivent dans un fort travail de proximité et de convivialité avec la mise en place d’évènements d’envergure ou d’initiatives originales et innovantes (Netflux, Le Café en revue). Le Café des Images, cinéma d'art et d'essai d'Hérouville-saint-Clair, a ainsi organisé un week-end autour de la série Twin peaks mais en programmant du cinéma. Le dialogue entre les deux genres est possible quand il éclaire la puissance de l'expérience cinématographie en salle vis à vis de la consommation dérégulée et, à terme, désocialisante d'une série lorsqu'elle n'entraine aucun débat.
Jean-Luc Lacuve, le 4 décembre 2017 (dernière mise à jour, le 6 janvier 2018)
Sources :