1- Résumé du livre
Dans l'avertissement et l'avant-propos, Laurent Jullier précise que la moitié du livre original de 2002 ne se retrouve plus dans cette seconde édition de 2012, remplacée par un nouveau texte, même si le noyau dur, les six critères qui permettent de répondre à la question "Qu'est-ce qu'un bon film ?", y figurent toujours. Le nouveau texte précise mieux ce qui se passe quand nous jugeons de la valeur d'un film. Cette description conteste deux arguments : "à chacun ses goûts" qu'assène le relativiste et "il est évident que c'est un bon film" qu'assène le partisan de la hiérarchie des goûts, convaincu qu'un film peut être bon ou mauvais dans l'absolu, sans prise en compte des particularités de celui qui le regarde ni des conditions dans lequel il le regarde.
Tout le monde sait répondre à la question posée par le titre du livre. Il suffit de dire : "Pour moi, un bon film c'est... " Mais il s'agit alors moins d'expertiser le film que de parler de soi, rendre public le plaisir que l'on ressent devant certaines qualités. Il n'y a pas de règles pour définir ce qu'est un bon film. Il y a seulement des situations cinématographiques qui donnent lieu à des jugements de valeur, jugements (partie 1) qui mobilisent plus ou moins explicitement certains critères permettant de juger de la qualité d'un film (partie 2).
Laurent Julliard propose aussi un glossaire précieux des principales notions qu'il forge, reprend ou utilise. Il évite ainsi d'être incompris déjà sur les mots utilisés. On retiendra ainsi :
Cinéphilie orthodoxe : cinéphilie moderniste (prisant donc la distanciation, la réflexivité, l'innovation formelle, l'image-temps au sens de Gilles Deleuze), volontiers masculine et métaphysique, pratiquant la critique artiste, orthodoxe parce qu'elle suppose un préréglage axiologique et une obédience (par exemple, on y remet difficilement en cause le génie d'Hitchcock, de Rohmer ou de Godard, o l''auteurisme).
Cinéphilie institutionnelle : En France part de la cinéphile orthodoxe, "liée" aux institutions. Positions ou itinéraires professionnels communs, pouvoir décisionnaire dans les financements publics...
Communauté cinéphile : ensemble de personnes à ontologie variable, organisées par la légitimation intersubjective et demandant la même chose au film ou posant le même regard (au nom du principe de grandeur) sur tel type de film. Ce qui ne signifie pas aimer les mêmes films mais s'entendre sur la hiérarchisation des critères de la qualité d'un bon film.
Critères de qualité du film : un bon film 1) a du succès, 2) est une réussite technique, 3) apprend quelque chose, 4) émeut, 5) est original et 6) cohérent. Toutes les communautés cinéphiles ne s'accordent pas sur le sens à donner à ses critères. Chaque communauté de façon quelquefois explicite, mais le plus souvent implicite, 1) précise quelles sortes de gens le succès doit toucher pour compter, 2) explicite le sens à donner au terme "technique", 3 définit le domaine d'instruction pertinent, apr. exemple, soi-même, le monde, l'histoire du cinéma, 4) dit quelle sorte d'émotion compte et qu'elle sorte est à fuir, 5) liste les traits susceptibles d'être originaux et 6) précise où exactement doit se situer la cohérence. Le livre étudie également deux critères de type contextuel, plutôt centrés donc sur l'expérience du film : a) l'adéquation avec les attentes, qui mesure l'écart entre ce que nous attendions du film et ce qui nous est donné b) l'adéquation avec la situation, qui évalue les retombées des investissements en temps, en argent et en sociabilité consentis pour voir le film.
Critique élitiste : notion développée par Luc Boltanski et Eve Chiapello pour designer la façon qu'ont les professionnels de l'expertise, dans le champ culturel de fustiger l'inauthenticité des œuvres (et particulièrement le sens du beau et du grand) qui découlerait de la standardisation et de la marchandisation censées caractériser l'industrie culturelle.
Situation cinématographique : ensemble des cadres entourant l'expérience du film. Plus simplement, moment de notre vie dans lequel prend place la vision du film incluant l'avant et l'après, les personnes qui nous accompagnent et leurs réactions pendant le film, la discussion qui s'ensuit,..
Spectateur ordinaire : notion développée par Jean-Marc Leveratto dans la lignée de l'homme moyen de Marcel Mauss, pour designer le spectateur qui, dans le cadre d'une situation cinématographique, essaie de ne sacrifier aucune dimension du spectacle au profit de la construction d'un plaisir autre (savant, militant, snob) que celui de sa propre expérience du film. Ce "spectateur sans qualité" n'est soumis à aucune contrainte professionnelle ni récompensé quand il rend publique son appréciation du film.
Partie 1 : Jugement de goût et cinéma
Laurent Jullier se refuse à expertiser le film pour lui-même, comme ensemble de données audiovisuelles qui peut être retrouvé intact quels que soient l'époque, le lieu et la situation. C'est bon pour les critiques professionnels. Pour lui, comme pour les sociologues, les partisans des études culturelles, ou pour la plupart des amateurs occasionnels, l'étiquette film désigne plutôt la situation cinématographique telle qu'elle donne lieu à une expérience qui ne sera jamais la même. D'où l'objet du chapitre premier : qu'est-ce qu'un bon moment de cinéma ?
Le second chapitre met en lumière les jugements de goûts parfois présentés avec autorité et sans aucun effort d'objectivité par la critique professionnelle dans le but d'asseoir son pouvoir symbolique.
Partie 2 : les critères de qualité d'un film
Le chapitre trois examine les critères ordinaires que sont le succès et la réussite technique. Le chapitre quatre étudie les deux critères communs à l'expert et au spectateur ordinaire: le film apprend quelque chose et nous émeut.
Le chapitre cinq est consacré aux critères distingués. Ceux ci sont très utilisés dans le monde de l'art car un film original et cohérent peut souvent s'inscrire dans une histoire de l'art ce qui est le métier des experts. Ils demandent beaucoup de travail ce qui est facile pour ceux dont c'est le métier. Ces deux critères sont aussi utilisés par le cinéphile. Mais déclarer un film original, c'est se condamner à ne parler qu'au sein d'une communauté qui peut débattre de l'originalité au regard d'un canon sur lequel tout le monde est d'accord. La cohérence est souvent difficile à prouver à la sortie de la salle car trop d'éléments sont à trier. En tous les cas l'usage de ces deux critères demande beaucoup d'espace et se démontre. Un travers consiste à célébrer la novation, en suggérant que l'originalité choquante d'aujourd'hui est la norme de demain
Préciser en quoi une œuvre est originale, c'est préciser d'abord par rapport à quoi elle est originale : nouveauté technique, nouveauté pour l'époque, nouveauté du côté de l'artiste. Le choix des traits pertinents; refus de l'excès de prévisibilité dans le scenario et clichés trop connus. Or, souvent, le béotien ne voit que répétitions. C'est le fan qui décèle les différences. Les spécialistes "se rendent sensibles" comme l'avait dit Lyotard dans sa description de la modernité.
Le critère de la cohésion est plus simple à prouver. La recherche de l'originalité suppose une comparaison avec beaucoup d'autres œuvres, tandis que la cohésion autorise à demeurer dans les limites du seul film
Le critère de la cohérence est hégélien, au sens où son emploi fait de nous des connaisseurs attachés à juger de l'adéquation des moyens artistiques déployés par le film à ce qu'il entend produire comme sens et comme effet... Georg Simmel part (ainsi) du principe que l'artiste se donne un programme parce qu'il a quelque chose à dire et doit trouver le moyen d'y parvenir. Pourtant la plupart des critiques français ont loué Elephant parce qu'ils n'y ont pas vu de programme. Pour avancer prudemment disons qu'il y a deux moyens de l'aborder, côté producteur de l'œuvre et côté spectateurs : coté producteur, c'est la cohérence artistique qui va compter. Jean Renoir confia en 1949 à Satyajit Ray alors qu'il préparait Le fleuve à Calcutta : "On n'a pas besoin de mettre beaucoup de choses dans les films, mais il faut prendre grand soin de ne mettre que des choses justes. La cohésion est l'ajustement de la forme aux impératifs de l'histoire racontée ou, au pire, son ajustement à des canons implicites (dans les œuvres prototypes) ou explicites (manifestes, déclarations d'intentions). Elle consiste donc pour l'artiste à ne mettre que des choses justes dont parle Renoir, à charge pour le spectateur d'y être attentif, ou de faire un peu d'histoire génétique pour aller voir comment le film a été conçu au départ.
Coté spectateur, c'est la façon d'éprouver l'accord entre esthétique et éthique ou entre émotion et édification. (Implication des acteurs, pas de baisse de régime). Si l'on dépasse la notion de film-texte, l'adéquation aux attentes (bande-annonce, prix) est une forme de cohérence
On peut être attentif à la cohérence notamment au début du film. Les cinéastes classiques usent de mille précautions dans le but de nous introduire au mode diégétique, en nous faisant tomber du ciel via une caméra plongeante (Le grand couteau) ou arriver en train dans la ville où l'action se déroulera (Chaines conjugales). D'autres se résument : Le lauréat s'ouvre sur un plan de son héros transporté par le trottoir roulant d'un hall d'aéroport, avec une pancarte "Do they match ?". "Vont-ils ensemble ?" est une interrogation qui couvre à la fois les aspirations de Ben à former un couple (Helen et Ben sont-ils bien faits l'un pour l'autre ?) et ses hésitations existentielles (suis-je comme une valise transportée sur un trottoir roulant, un objet sans volonté qui se laisse dicter sa conduite, et sinon que faire ?)
Mais ce qui est le plus apprécié par les cinéphiles est la mise en retrait, sinon la dissimulation, comme dans les textes cryptés et les grimoires, de la cohésion. L'expert sait toujours gré à l'énonciateur de déménager le sens, pour le rendre plus léger, plus secret, promettant un plaisir plus intime, dans un coin reculé de l'écran. Dans Dernier caprice, Ozu s'arrange par exemple pour placer ou cadrer des néons ou de discrètes affiches où l'on peut lire le mot "new" (le second plan du film montre un néon "new japan"). Même chose, toujours chez Ozu dans Bonjour : On y voit l'affiche originale de La chaine (Stanley Kramer, 1958) car, à l'instar des deux forçats évadés de ce film unis par une chaine dans leur défi de l'autorité carcérale, les deux enfants du film d'Ozu sont unis par leur promesse de cesser de parler dans leur défi à l'autorité parentale. Le cut qui unit la défloration de Lara à un gros plan de neige taché de sang bolchevique (Le docteur Jivago) apparait de nos jours scandaleusement lourd tout comme l'insistance finale dans le même film sur la figure du barrage qui retient l'eau sans réussir totalement à l'empêcher de passer, censé suggérer combien le régime soviétique est impuissant à retenir les torrents d'amour qui emportent la jeune génération.
Les modernes font aussi attention au début des films, ainsi Zemeckis dans Seul au monde. Le film commence par un panoramique latéral suivant un pick-up qui file sur une route en rase campagne. Mais la caméra va trop vite et le véhicule sort du champ pour y revenir en fin de panoramique. Ce plan annonce la trame narrative, l'histoire de quelqu'un qui est là, puis qui sort du champ (quatre ans sur une ile déserte) puis y revient. De même Lost Highway annonce tout de suite, classiquement, la vraie nature de Fred, son héros. Au septième plan du film, Fred traverse deux fois le cadre, c'est à dire que son reflet dans un miroir et sa vraie silhouette sont captés par la caméra, mais le cadrage est serré de telle façon qu'on ne puisse savoir qui est le reflet (inversé) et qui est le vrai Fred. Cette hésitation durera tout le film (Fred est-il un saxophoniste tout ce qu'il y a de plus normal ou l'assassin de sa femme ?)
En 1955, Truffaut attribuait à l'incompétence des critiques leur incapacité à remonter aux intentions du réalisateur... Cependant, Truffaut faisait fausse route. Non seulement Paulhan mais Proust, Adorno, puis Barthes, Eco et des dizaines d'autres ont souligné le manque de fondements de la croyance selon laquelle analyser une œuvre c'est comprendre et amener au jour ce qu'a voulu dire ou faire son auteur
2-Commentaire
En analysant les motivations souvent diverses des jugements de valeurs sur le cinéma puis les critères sur lesquels ceux-ci s'appuient, Laurent Jullier dresse un panorama subtil et brillant des non-dits qui motivent souvent nos paroles, nos attitudes ou nos écrits à propos des films. Il propose aussi de solides notions qui permettent de mieux savoir qui nous sommes quand nous parlons d'un film. Les six critères proposés valent sans doute pour le spectateur ordinaire qui sort de la salle. Mais, ils ne sont qu'un point de départ pour celui qui prend ensuite le temps d'y réfléchir et de murir son opinion. Pour moi aussi, avant tout, un bon film est d'abord original et cohérent. Je lui demande aussi de m'émouvoir et de m'apprendre quelque chose. Accessoirement, je suis aussi sensible au fait qu'il ait du succès dans ma communauté cinéphile orthodoxe (et oui, c'est bien là que je me retrouve) et, pourquoi pas, qu'il excelle techniquement. Comme critique, rentré chez moi et mis en demeure de tenter de comprendre pourquoi j'ai vu ou non un bon film et avec le temps pour le faire, je tente de rendre sensible ces critères et de les prouver par quelques exemples ou scènes clés. Pour limiter la recherche de la preuve de l'originalité, je m'appuie sur l'esthétique de Deleuze qui me fait chercher cette originalité au sein de l'une des vingt écoles esthétiques qu'il a définies et dans laquelle je classe d'abord le film. Si l'originalité n'est pas suffisante sur le critère esthétique alors les filtres du genre ou des thèmes peuvent orienter mon choix pour prouver l'originalité.
Vient ensuite le temps de présenter une critique cohérente qui rende compte de la cohérence du film. C'est l'hypothèse du noyau créateur de Jean Douchet qui rentre alors en ligne avec son explicitation par Alain Bergala : repérer les choix personnels de mise en scène.
Jullier semble balayer cette hypothèse. Certes il évoque Georg Simmel qui part du principe que l'artiste se donne un programme parce qu'il a quelque chose à dire et doit trouver le moyen d'y parvenir. Mais "programme" semble signifier pour Jullier, non pas noyau créateur opaque dont on repère les signes, mais seulement programme scolaire trop évident quand on le perçoit. Pourtant il retient bien la jolie formule inspirée d'une remarque de Jean Renoir : "La cohésion est l'ajustement de la forme aux impératifs de l'histoire racontée" mais cet ajustement de la forme, cette façon de n'y mettre que des choses justes, il n'est pas certain que Renoir y pensait comme à une "recette" consciente. Plus probablement il se laissait guider par sa sensibilité sans savoir expliciter en quoi elle était juste ou pas. Or Jullier ne prend que des exemples qui relèvent de l'inscription consciente du sens dans l'image. Les exemples, notamment ceux pris chez Ozu, sont un peu anecdotiques ou transparents et ne rendent pas compte de la force du propos qui provient du désir créateur. S'appuyant ensuite sur une remarque de Truffaut et lui donnant tort, il balaie définitivement l'hypothèse du noyau créateur : on ne peut pas analyser une œuvre en faisant seulement référence à la vie de l'auteur. On partage bien entendu cette affirmation. Il ne s'agit pas comme les exemples de Jullier peuvent le laisser croire de trouver des explications au film dans la biographie de l'auteur mais de simplement lui supposer un désir créateur dont il n'a d'ailleurs souvent pas lui-même conscience ou qu'il ne cherche pas à expliciter. C'est là, selon Jean Douchet, le rôle même du critique.
Jullier affirme à juste titre que le travail sur l'originalité et la cohérence du film sont souvent très longs à mettre en œuvre... et ne suffisent pas puisque les quatre autres critères sont nécessaires à l'analyse. Il faut en effet au moins rendre sensible en quoi on peut ressentir une empathie avec le monde, un sentiment universel à la vision d'un film.
3-Conclusion
Qu'est-ce qu'un bon film ? rend humble vis-à-vis du discours critique à chaud comme à froid et nous avertit que notre parole ne peut être reçue que dans un contexte et au sein d'un public réduit.
Il n'en demeure pas moins, à mon avis, qu'une proposition critique argumentée peut toucher tous ceux qui ont envie de réfléchir après avoir vu un film pour étayer leur jugement (ce qui fait une sacrée communauté !). Le discours critique ne se substitue aucunement au jugement de chacun mais a pour fonction d'aider à le construire.
On retrouve là sans doute le rôle de passeur cher à Serge Daney et la nécessité de s'appuyer sur quelques autres grands critiques, Jean Douchet et son Art d'aimer (1961), ou Alain Bergala et son Hypothèse cinéma ou bien encore sur la communauté des bloggeurs qui partagent cette même envie d'échanger sur les films que nous voyons.
Jean-Luc Lacuve, le 05/08/2016