JIM HOBERMAN
The magic hour, Une fin de siècle au cinéma
The Magic Hour, Une fin de siècle au cinéma inaugure une série de traductions à paraître chez Capricci dans le but de faire connaître la vitalité de la critique américaine au public français. Cette première traduction française du critique réunit une quinzaine d'essais recueillis pour la plupart dans le livre du même nom, publié aux Etats-Unis en 2003.
Spécialiste de l'histoire culturelle et politique américaine, Jim Hoberman a fêté en 2008 ses trente ans au sein de l'hebdomadaire new-yorkais The Village Voice. A cette occasion, une rétrospective de films a été organisée par la BAMCinémathèque et son travail regroupé dans une dizaine d'ouvrages a été salué par la presse et par des personnalités comme David Cronenberg ou Mike Davis.
Sa méthode, à la fois historique et esthétique, ne manque pas de rendre justice à la qualité esthètique des films (La liste de Schindler marqué par le sentiment profond de l'absence du père) tout en soulignant comment ils travestissent souvent la vérité historique (L'holocauste n'est pas le sujet du film de Spielberg).
Pour des films de moindre envergure comme L'invasion des profonateurs de sépulture (article Sales cosses) ou Quiz Show de Robert Redford, il retrace dans un style aussi romanesque que documenté le contexte politique de l'époque.
La majorité des films portent sur des films. Outre ceux cités, on retiendra aussi ceux, brillantissimes, sur La Guerre des Etoiles de Georges Lucas et le mythe qu'il a instauré, sur la valeur politique comparée de Nashville et des Dents de la mer et sur Underground d'Emir Kusturica. D'autres articles portent sur des personnalités (Arnold Schwarzenegger, avatar nietzschien après tant d'acteurs placés sous les tutelles de Marx ou de Freud) ou des genres (le western, le film-catastrophe).
Deux résumés d'analyse
Comme Prévu
Dans Comme prévu, Jim Hoberman, se prête au difficile exercice d'examiner la responsabilité d'Hollywood dans la destruction des tours jumelles. Il y répond par l'affirmative en examinant le succès des films catastrophes précédant le 11 septembre 2001. Durant la période de douze ans séparant la chute du mur de Berlin de cette destruction, c'est pour le critique "l'heure magique" du cinéma américain. Les films catastrophes se sentent inconsciemment à la hauteur de la catastrophe à venir tout en pressentant leur devenir poubelle en tant qu'instruments capables de saisir l'histoire comme ils le firent durant tout le XXème siècle.
Detruire le monde
"L'homme qui imagine les désastres les désire en quelque sorte" écrivait Adorno il y a un siècle. Siegfried Kracauer avait aussi affirmé "les films d'une nation sont le reflet de sa mentalité (...) L'Allemagne a mis à exécution ce que son cinéma anticipait depuis le début. Tout c'est passé exactement comme sur les écrans". Rien d'étonnant donc dans la déclaration de Robert Altman à l'Associated Press : "C'est le cinéma qui donne le ton, et ces gens se sont inspirés des films. Personne n'aurait songé à commettre une atrocité pareille sans l'avoir d'abord vu au cinéma... Je crois tout simplement que nous avons créé cette atmosphère et que nous leur avons appris comment faire."
Car imaginer les désastres est précisément l'affaire du cinéma américain au travers de son genre le mieux reçu internationalement, le film catastrophe. La multinationale hollywoodienne, communément appelé Hollywood, produit en effet des blockbusters qui ont le pouvoir de féderer tous les publics. C'est la même impression familère de déjà vu que l'on ressent en voyant fuir les foules devant Godzilla, Independance day, Deep impact, Titanic, Pearl Harbor ou Air force one (1997).
En 2001, ce n'est hélas pas au fantasme prévu par Kubrick en 1968 auquel nous avons eut droit. Il a été remplacé par un autre : le vu pervers de ceux qui ont lâché des millions de bombes et n'en ont pas reçu sur leur territoire. Les Chinois et le reste du monde se sont retrouvé à la place des Etats-Unis, des spectateurs à l'abri surplombant la scène d'une destruction apocalyptique massive. André Bazin appelait ce type de plaisir cinématographique le "complexe de Neron" en référence au tyran décadent qui jouait de la lyre sur les hauteurs de Rome pendant l'incendie de la ville. Cette expérience esthétique d'exception a été démocratisée par le cinéma. Titanic, qui détrona La guerre des étoiles au box office est une mise en scène sans précédant bien que digitale d'une mort massive.
Après la vague d'émancipation des années 60 avec seulement
quelques attaques contre les entreprises polluantes ou la lâcheté
des dirigeants), les désastres se déchaînent durant les
années 70. La perte du Viêt-nam, le scandale du Watergate, la
crise du pétrole ont pris l'allure d'une punition. Mais cette punition
est infligée de l'extérieur. Dans les années 90, c'est
comme si l'Amérique se voyait punie pour avoir été son
premier fan, son premier trafiquant d'armes, son meilleur détracteur,
son adversaire le plus brutal ; bref encore et toujours parce qu'elle est
le numéro un.
Cette hégémonie incontestée a engendré son antithèse à l'échelle mondiale. La menace communiste écartée, l'ennemi pouvait venir de partout. Terroristes européens (Piège de cristal, 1998), narco-terroristes (58 minutes pour vivre, 1990), terroristes néo-nazis (Une journée en enfer, 1995), terroriste maison (Piège en haute mer, 1992), internationaux (Piège à grande vitesse, 1995), extra-terrestres (Independance day, 1996), micro organiques (Alerte !, 1995) dinosaures (Jurassik park, 1997) russes (Air force one, 1997), islamiques (Tru lies, 1994, Ultime decision, 1996, Couvre-feu, 1998).
Après l'attaque du WTC en 1993, l'explosion de la tour fédérale d'Oklahoma City en 1995, comment ne pas pressentir que lorsque dans Independance day, le gentil Will Smith conduit en héros son avion au cur de la citadelle des extraterrestres, cela peut donner des idée sur la destruction des tours jumelles ?
Hollywood s'auto-censure
Ce fut la fin de "la fin de l'histoire" et le début du "choc des civilisations". Le choc fut brutal et Hollywood s'interrogea : De quoi les films pouvaient-ils parler désormais ? Un producteur de DreamWorks a expliqué que l'atmosphère n'autorisait plus son studio a financer des films comme Le pacificateur ou Deep impact : "Nous faisons des films qui d'une manière ou une autre reflètent notre expérience à tous. Il y a simplement des films qu'on ne peut plus tourner maintenant."
La sortie de Dommage collateral fut repoussée. Dans ce film,
un pompier de Los Angeles décide de venger sa femme et son enfant tous
deux morts dans l'explosion d'un gratte-ciel dû à des narco-terroristes.
World war III film simulant une attaque nucléaire sur Seattle et San Diego. MGM suspend la production de Nose bleed dans lequel un laveur de vitres (Jackie Chan) déjoue un complot terroriste visant à faire sauter les Twins towers. The Agency l'emission de CBS élimina une référence à Oussama Ben Laden. Les images des tours jumelles furent coupées dans les épisodes de Sex and the City et supprimées de l'affiche de Rencontres à Manhattan par Paramount. Sony réalisa une nouvelle bande annonce de Spider man sans les images du Word trade center. Dans Men in black les plans des tours furent remplacées par d'autres du Chrysler buldind. DreamWorks changea la fin de The time machine qui devait initialement montrer une pluie de fragments lunaires tombant sur New York.
Le devenir poubelle du cinéma
Hollywood s'attendait à être punie. Elle a été appelée sous les drapeaux. Fin septembre, George Bush suggérait aux américains de se rendre à Disney world pour combattre le terrorisme. Le député Henry Hide, ennemi juré de l'amoralisme hollywoodien période Clinton, exigea que l'industrie cinématographique participe à une séance du congres pour élaborer une stratégie pour que les Etats-Unis puissent conquérir "les curs et les esprits" du monde arabe.
Forcé de reconnaître la proximité du fondamentalisme religieux arabe avec le notre, Hollywwod accepta de promouvoir les valeurs américaines de la tolérance et du divertissement.
La liste de Schindler
Dans La liste de Schindler, Jim Hoberman relève toutes les traces de sentimentalisme à l'uvre dans le film de Spielberg. Nombreuses, elles culminent ou plutôt touchent le fond avec la scène de la douche. Mais Spilebreg ne fait là qu'asumer le fonctionnement de la machine hollywoodienne qui transforme le plus atroce des épisodes du XXème siecle en divertissement agréable. Oui, Spielberg verse dans le sentimentalisme mais cela aurait pu être pire. Le pathos du père absent reste l'émotion la plus profonde de l'Univers de Spielberg. Oui, la liste de Schindler défile au son des violons de l'espoir mais Spileberg a le courage d'assumer son optimisme. Ceci dit Hoberman ne manque pas de souligner en quoi le film manque completement de traiter le sujet de l'holocauste.
Un exces de sentimentalisme
Mieux que la biographie écrite par le romancier australien Keneally, truffée de dialogues inventés et de détails superflus, Spileberg fait entrer tout ce qu'il peut, sacrifiant la vérité historique et cherchant à faire de l'effet. La terreur exercée par les nazis se caractérisait par sa nature aléatoire, brusque et imprévisible. Voulant la rendre intelligible, Spielberg reste informel lorsqu'il filme l'exécution d'un Juif. Il ne résiste pourtant pas à la tentation de clore la scène par un gros plan sur la trace de son sang dans la neige. Il ne peut non plus s'empêcher de cadrer serré les regards angéliques que s'échangent les médecins du ghetto lorsque les nazis prennent d'assaut leur hôpital et administrent à la hâte un poison mortel à leurs patients juifs. Impossible encore pour lui de ne pas donner le rôle de sauveur à un joli petit garçon ou encore de terminer la séquence de tuerie en surajoutant off à la musique sacrée façon John Williams le chant douceâtre d'enfants reprenant la berceuse yiddish Oyfn Pripitshik. Spielberg touche le fond avec ceux que l'on appelle "les juifs de Schindler" se retrouvent à Auschwitz, à quelques mètres de l'entrée des douches. Le texte de Keneally résume l'épisode en une phrase. Spielberg lui tourne une scène improbable mélangeant suspense de thriller et sauvetage à la dernière minute.
Comment representer l'irreprésentable
Des 1948, le film yiddish Unsere Kinder (Nos enfants), tourné en Pologne avec des rescapés des camps soulevait la question d'une éthique de la représentation. Des orphelins de guerre y accusaient une petite pièce de théâtre sentimentale montée dans le ghetto de Varsovie de sonner complètement faux. Aujourd'hui encore on se demande comment montrer l'irreprésentable et dire ce qui est innommable. Comment évoquer la réalité de meurtre de masse systématisés sans avoir recours à l'horreur pornographique ou aux clichés sentimentaux ? Des chefs-d'uvre aussi disparates que This way for the gas, ladies and gentlemen de Tadeusz Borowski, Maus d'Art Spiegelman et Shoah de Claude Lanzmann élaborent tous des stratégies pour monter l'Holocauste à travers des traces et des absences et révéler son horreur grâce à un bouclier réfléchissant.
Le cinéma comme religion du bonheur
Les juifs de Spielberg sont des personnages secondaires de leur propre tragédie, ils errent dans le ghetto de Cracovie. Il n'y a pas de débat, pas de conscience politique, pas d'angoisse, pas de trahison, aucun égard pour la multitude de classes et de castes entassées les unes sur les autres du simple fait de leur religion. Spielberg les contemple du haut de sa tour d'ivoire. C'est la raison pour laquelle ses juifs n'ont de présence qu'une masse. Dans son optimisme décomplexé, la liste de Schindler le héros est séduisant et le méchant tout aussi aisément identifiable. Seul sur scène se traitant de criminel et se blâmant de "n'en avoir pas fait assez", Schindler reçoit l'adoration des masses (il demande trois minutes de silence mais comme on est dans un film de Spielberg trois secondes ne se sont pas écoulées que le kaddish retentit déjà).
Shoah est un film sur la mort, à laquelle personne n'échappe jamais. Ici la plupart des Juifs survivent et semblent plutôt gentiment reconnaissants que violemment traumatisés. La liste de Schindler défile au son des violons de l'espoir. Les hochements de têtes ravis et les sourires satisfaits de ces juifs font songer à un groupe d'orphelins à qui on aurait offert une journée à Disneyland pour bonne conduite. L'extermination est désagréable est Spileberg qui veut croire à tout prix que chaque fois que l'on va au cinéma, la magie opère ett que le mal n'est pas inévitable. Spileberg qui en l'espace de douze mois a ressuscité les dinosaures et sauvé des juifs de Pologne a fondé une religion qui transfore du Zyklon B en eau.
Les cinéastes savent que les objets filmés pendant "l'heure magique" précédant le crépuscule baignent souvent dans un surprenant hallo doré. La fin de siècle jette sur tous les films des années 1990 cette même lumière de fin d'après-midi. Durant les douze années qui séparent la chute du mur de Berlin de celle des tours jumelles Le cinéma américain régnait alors en maître sur le marché international. Avec ses Blockbusters, le cinéma américain avait imbecilement, imprudemment et névrotiquement su se mettre à la hauteur de l'Histoire. En faisant semblant de détruire le monde, l'imbécillité des démonstrations hollywoodiennes mettait peut être en évidence l'obsolescence prochaine de l'appareil de cinéma qui a si bien caractérisé le XXeme siècle. C'est comme si la machine avait pressenti son devenir poubelle. La projection du désastre quelques années avant qu'il n'ait effectivement lieu était peut être une sorte de bravade.