Hushpuppy, 6 ans, vit dans l'un des bayous de La Nouvelle-Orléans, sur une zone inondable proche de l'embouchure du Mississippi que les autorités de la Louisiane ont abandonné à une peuplade de miséreux. La petite fille s'en réjouit, ici c'est les vacances bien plus d'une fois par an et comme son père, Wink, ne manque pas de lui faire remarquer, c'est le plus bel endroit du monde à l'écart des laides raffineries de pétrole qui marquent la fin de leur territoire.
Hushpuppy vit dans sa propre cabane et ne
rejoint celle de son père que lorsque celui-ci l'appelle pour manger,
parfois des poulets balancés à même le barbecue, parfois
des écrevisses ou des crevettes roses, rouges et dorées. Hushpuppy
aime écouter battre le cur des animaux : poussins, poules, cochons
et chiens : sans doute, dans leur langage codé, ceux-ci disent-ils
souvent qu'ils ont faim ou qu'ils doivent déféquer. Miss Bathsheeba
fait l'école en rappelant que tout n'est que chair, glorieuse ou appelée
à la putréfaction et cela depuis la nuit des temps, celle qui
vit les aurochs, dont elle porte des tatouages sur sa cuisse, dominer le monde.
Un jour; le père d'Hushpuppy disparait et celle-ci s'inquiète de devoir survivre toute seule, ce qui la conduira à tuer ses animaux domestiques pour survivre. Elle fait diversion à l'école pour cacher cette disparition. Chez elle, elle s'empare de la robe de sa mère, accrochée dans sa cabane, pour l'installer en face d'elle et suivre, comme si elle était encore là, ses conseils. Elle allume la gazinière au chalumeau mais se prépare sagement à manger. Et puis, soudain, son père est de nouveau là dans un étrange pyjama d'hôpital mais il repousse sa fille qui vient vers lui chercher des explications. A sa colère répond celle, non moins terrible, d'Hushpuppy qui incendie sa propre cabane tout en se refugiant dans une boite en carton pour y dessiner son histoire, destinée aux générations futures. Wink parvient, non sans mal, à la délivrer des flammes. Le père et la fille se disputent. Hushpuppy frappe Wink de ses petits poings et, soudain, celui-ci s'écroule. Hushpuppy s'affole, son père à terre c'est l'image d'un monde où tout n'est plus à sa place ; comme si, soudain, la banquise en fondant libérait les bêtes du sud sauvage, les fameux aurochs, qui ne demandent qu'à être délivrés de leur prison de glace.
Hushpuppy est partie chercher des médicaments chez Miss Bathsheeba mais, au retour, n'a plus trouvé son père là où elle l'avait laissé. Elle cache le bocal de plantes au creux d'un arbre et s'en retourne au centre de leur petite communauté. Là, tous s'inquiètent de la tempête qui s'annonce. La plupart s'enfuient avec leur voiture emplie de bagages mais la communauté des irréductibles, Walrus et sa compagne Little Jo, Joy Strong, Jean Battiste, Wink et Hushpuppy décident de rester. Wink s'est assuré que sa cabane, montée sur son bateau de fortune, pourra s'élever avec la montée des eaux. La nuit, il se saoule, tire au fusil sur la tempête pour s'apercevoir, au matin, que leur maison-embarcation flotte sur le bayou où le fleuve et la mer ne forment plus qu'une vaste étendue d'eau.
Bientôt pourtant, Wink et Hushpuppy retrouvent vivants Walrus, Little Jo, Joy Strong, Jean Battiste et trois petites filles. C'est l'occasion d'une grande fête où l'on honore les morts sans les pleurer. Wink raconte comment il a rencontré sa femme si belle qu'elle n'avait pas besoin d'allumer la gazinière ; à son passage, l'eau bouillait d'elle-même. Une fois qu'il faisait la sieste, elle l'avait sauvé d'un alligator qui allait le dévorer.
Une grande maison flottante avec petit jardin et animaux leur sert d'abri en attendant que les eaux refluent. Pourtant Miss Bathsheeba, les prévient : leur monde a bel et bien définitivement disparu car l'eau de mer va ronger la végétation du bayou et tuer toute vie. Pour Hushpuppy c'est comme si les aurochs s'étaient dégagés de leur glace et marchaient en troupeau vers eux, détruisant tout sur leur passage. Wink a néanmoins décidé de ne pas se laisser faire. Avec Walrus et Jean Battiste, ils partent en bateau pour la digue dans l'intention de la faire exploser. Miss Bathsheeba tente d'empêcher cet acte irresponsable mais Hushpuppy, qui s'était cachée dans le bateau, déclenche le détonateur qui fait exploser la bombe cachée dans la gueule d'un crocodile empaillé. La digue explose : l'eau qui submergeait le bayou reflue.
Miss Bathsheeba avait raison : la vie n'est plus possible sur la vaste étendue de boue salée qu'a libérée l'eau de mer. Les aurochs qui ne respectent rien sont proches. La preuve, les autorités viennent, de force, conduire les survivants à l'hôpital. Wink, dont la maladie s'est aggravée, est pris en charge par les médecins et Hushpuppy, cheveux coupés et peignés, habillée d'une robe, doit subir l'école. Wink se révolte et déclenche l'évasion collective. Il ne peut toutefois suivre sa fille à laquelle il annonce la maladie mortelle qui lui ronge les sangs et qui l'empêche de la suivre. Hushpuppy ne veut rien entendre et ramène son père avec les autres dans leur maison de fortune où son père agonise.
Hushpuppy, qui entretient avec sa mère disparue un dialogue illusoire lorsqu'elle voit une lumière clignoter à l'horizon, décide de partir à sa recherche en remarquant un phare sur une ile éloignée de la côte. Avec les trois autres petites filles, elle s'engage dans l'océan où elles sont portées toutes les quatre par une unique bouée. Bientôt, un bateau-phare les prend en charge jusqu'à une maison close flottante où elles sont accueillies en princesses. Hushpuppy s'attache à l'une des femmes, qui pourrait être sa mère, et qui lui prépare des beignets de crocodile et la porte dans ses bras comme elle fut à sa naissance par son père pour son plus grand bonheur.
Au retour, les aurochs les suivent de près. Mais Hushpuppy a vaincu ses peurs et les animaux préhistoriques du sud sauvage s'agenouillent devant elle. Hushpuppy ramène des beignets de crocodile à son père, son ultime joie avant la mort que constate Hushpuppy, allongée sur son cur quand elle entend celui-ci cesser de battre. Elle assume cette réalité comme elle assume la fin de son monde en rejoignant le nôtre, industriel et moderne. Sur la digue, elle brandit son drapeau noir, levé bien droit, devant le petit groupe de survivants déterminés dont elle est désormais le chef.
Au cur du film, une histoire familiale, banale et universelle, l'apprentissage de la vie solitaire pour une enfant jusqu'alors entourée d'un cocon protecteur. Les traumatismes auxquels doit faire face Hushpuppy s'accumulent : départ de la mère peu après sa naissance, mort prochaine du père et disparition de la chaleureuse communauté qui pourrait prendre le relais. Les problématiques sociales ou psychologiques d'une initiation aussi difficile à la vie adulte s'effacent au profit d'une confrontation plus directe avec la nature de l'être humain : sa capacité à courir plus vite que le malheur qui, sans cesse, menace de s'abattre sur lui.
Un lyrisme de feu, de glace de chair et de boue
Nul misérabilisme dans le parcours de Hushpuppy mais, bien au contraire, une exhaltaion des forces symboliques. Hushpuppy est associée au feu depuis la première image, sa cabane qui s'illumine violemment au crépuscule. Ce seront ensuite les bâtons de feu d'artifice qu'elle brandit en courant et sur lequel vient s'inscrire le générique (image de l'affiche du film), la gazinière allumée au chalumeau, l'incendie volontaire de sa baraque quand elle est désespérée de s'être fait rabrouer par son père. Cette force du feu, elle l'hérite de sa mère, qui n'hésita pas à faire le coup de feu contre le crocodile et qui avait la capacité d'allumer la gazinière en passant à proximité. L'explosion de la digue est l'application pratique de cette puissance potentielle.
L'eau et le fluide sanguin sont le domaine de Wink mais sur un mode maladif et élégiaque qui oscille entre la ballade du début décrivant les frontières du bassin et la crémation finale qui l'emporte vers la mort tel un héros nordique. Il plonge ses mains dans l'eau pour pécher. Il prend la tête d'une sorte d'arche de Noé qui ne tarde pas à ne croiser que la mort. Le bassin est un territoire condamné à la disparition, à la submersion. En dépit de ses efforts, Wink ne pourra le léguer à sa fille. Wink s'en prend à la tempête en lui tirant dessus mais ne peut contenir le flot de la mer qui vient détruire son monde tout comme Wink ne peut retenir en lui le sang qui en sortant de son corps le tue.
La vitalité glorieuse de l'enfant et la chair en décomposition de l'adulte sont une autre opposition visuelle qui coure tout au long du film. Car l'originalité des symboles ne va pas sans leur représentation toujours fragile qui permet à l'émotion de se déployer. Hushpuppy et son père n'habitent pas un pays mythique mais une utopie sans cesse menacée. La mixture infâme à base de pâté pour chien qui fait roter, la décomposition du sol en boue, la putréfaction de la vache ayant bue de l'eau salée ou du chien aux entrailles ouvertes se substituent à la chaire glorieuse et dorée des crevettes, des crabes et des écrevisses. Les humains font face à la décomposition qui menace par la force de l'esprit : le courage du père face à la maladie et l'inscription de la puissance des aurochs sur la chair même de la cuisse de Miss Bathsheeba.
Les aurochs, aperçus dans la glace lorsque la maitresse en parle, puis libérés de la glace lorsque Hushpuppy frappe son père et prend conscience de sa soudaine fragilité deviennent l'incarnation mentale des peurs de Hushpuppy. Le bruit et l'image de la glace s'effondrant précède de peu la chute du corps du père. Aurochs emportés dans leur bloc de glace, détruisant maison et poteaux, se dévorent entre eux sont à la mesure de la terreur qui envahit Hushpuppy. Jusqu'à leur poursuite en rentrant de l'expédition chez la mère où Hushpuppy craint de retrouver son père mort. Elle fait face aux monstres, accepte la mort de son père et devient le chef de la communauté
Réparer ce qui s'est cassé dans le monde
Les bêtes du sud sauvage emprunte le même symbolisme que celui de La nuit du chasseur, capable de raccorder l'enfant à l'univers. Il déploie également une ode identique à la capacité des enfants à résister aux malheurs d'adultes. S'il n'y a pas plus de misérabilisme au niveau psychologique qu'au niveau visuel, c'est parce qu'il ne s'agit pas pour Hushpuppy de s'apitoyer sur son sort mais de mettre en uvre sa capacité à réparer ce qui s'est cassé dans le monde. Elle ne peut tout réparer, son père mourra mais du moins, le fera-t-il en ayant retrouvé un accord avec le monde. Hushpoppy viendra alors en guerrière porter son fol espoir dans notre monde. La marche sur la digue est un ultime coup de boutoir pour sortir de la destruction et préserver des éclats de beauté sur un rythme musical tout à la fois entrainant mais ménageant toujours une plage élégiaque.
Zeitlin ne cherche pas à raffiner sur la psychologie. Wilk l'a définie une fois pour toute, Hushpuppy n'a qu'à regarder la réalité en face et à accepter le départ de sa mère, la mort de son père et le retour à la civilisation et tout cela sans pleurer. La conscience du malheur vient progressivement à Hushpuppy, toute occupée dans l'enfance à écouter battre le cur des animaux. Elle prend pour une curieuse robe, le pyjama d'hôpital que porte son père mais prend conscience que quelque chose se casse en entendant s'effondrer le bout de la banquise. Cette conscience visualisée par un symbole fort fait aussi l'objet d'une ellipse, la prise du bracelet d'hôpital. Celui-ci fait comprendre à miss Bathsheeba de quoi souffre son père. La vision des veines prêtes à éclater confirme sa prise de conscience de la mort prochaine de son père qui trouvera son expression mélodramatique dans la séquence de la bataille des coussins.
L'échec des médicaments retrouvés au pied de l'arbre, n'empêche pas Hushpuppy de refuser de laisser son père à l'hôpital où l'on branche les malades au mur, où le monde ressemble à grand aquarium sans poisson. Dans La nuit du chasseur, les enfants descendaient la rivière en bateau pour retrouver un accord avec la nature et l'univers féminin protecteur. Ici c'est la nage vers le restaurant-bordel qui permet de retrouver l'accord avec le ventre maternel. Là encore la forte dimension symbolique s'accompagne d'une remarque sur la fragilité sociale de l'ensemble : "La vie est une fête mais toi tu es la servante". Hushpuppy ramène le beignet à la chair de crocodile : la liaison du peuple avec l'univers est de nouveau possible.
Jean-Luc Lacuve, le 18/12/2012
Caméra d'Or, Prix Fipresci - Un Certain Regard, Prix Regard jeune au festival de Cannes 2012, Grand Prix du Jury à Sundance en 2012 où le film est également reparti avec le prix de la Meilleure photographie pour Ben Richardson, Grand prix et prix de la révélation Cartier au festival de Deauville 2012, Les bêtes du sud sauvage s'est présenté lors de sa sortie salle en France comme un phénomène art et essai qui a suscité l'agacement d'une part de la critique. Qui plus est, Les bêtes du sud sauvage est adapté de Juicy and Delicious, une pièce écrite par Lucy Alibar, une amie de Benh Zeitlin qui a coécrit le scénario avec lui. Il est probable que l'arsenal symbolique appartienne au théâtre. Zeitlin le magnifie par le choix des décors et des acteurs non professionnels qui donnent vie à l'attachante communauté du bassin.