Un voyageur japonais cherche à quitter le monde futuriste de 2046 sans en donner ses raisons et en sachant avoir peu de chance d'y parvenir.
1966, Singapour, en haut d'un escalier, Chow Mo-wan demande à Su Li-zhen de partir avec lui à Hong Kong. Elle acceptera s'il la bat au jeu : il tire un roi, elle un as.
Chow Mo-wan part seul pour Hong Kong où il arrive juste avant les émeutes. Le 24 décembre, il retrouve Lulu, l'une de ses maîtresses qu'il a connue à Singapour deux ans plus tôt et qui ne le reconnaît pas. Il lui rappelle la tragique histoire de son amant inconnu des Philippines qui mourut et la laissa seul à jamais. Lulu ayant trop bu, il la raccompagne dans la chambre de son hôtel, la 2046. En apercevant ce numéro familier, il se remémore que s'il n'avait pas rencontré Lulu ce soir-là, jamais, il n'aurait écrit son roman 2046.
Trois jours après, alors qu'il vient rendre la clé de la chambre de Lulu, il apprend qu'elle est morte la veille, assassinée par son amant du dancing. Il décide de rester dans cet hôtel, et, en attendant que la chambre soit refaite, loue la chambre 2047.
Chow Mo-wan est le témoin des amours de Wang Jing-wen, la fille du patron de l'hôtel et d'un japonais. Il les aide à échanger des lettres, mais l'histoire se termine mal et Wang Jing-wen est hospitalisée.
Le 22 mai 67 le couvre-feu est décrété. Des attentats sont commis et l'économie est en crise. Chow ne sort plus et écrit 2046, histoire d'hommes et de femme faisant tout pour aller à 2046 et basé sur des istoire personnelles dont le récent meurtre de Lulu par son amant du dancing, pleurant de la voir infidèle. Son roman de science-fiction érotique connaît un certain succès.
En septembre 1967, les émeutes cessent et la vie reprend son cour. La chambre 2046 est de nouveau occupée C'est Bai Ling, une jeune femme aux murs très libres, qui loue la chambre 2046. Elle plait beaucoup à Ah Ping qui demande à Chow de lui négocier une passe. Trop pressé, il se fit mettre dehors par Bai. Pour s'excuser, Chow lui offre un cadeau, des bas qu'elle finit par accepter après l'avoir giflé pour son audace. Plus tard Bai renvoie un amant infidèle. Chow la voit fumer sur la terrasse de l'hôtel oriental.
Hong Kong. 24 décembre 1967. Chow invite Bai pour faire les bars. Ils parlent de Singapour, Chow se souvient de Su : "Je bois, je dors, j'oublie". Il n'a que du temps à proposer. Dans le taxi qui le ramène saoul, ses mains se posent sur els cuisses de Bai. Elle devient sa maitresse même si elle le trahit lors d'un pari pour le paiement d'un banquet. L'amour naît, s'installe puis finit pour Chow Mo-wan.
Chow Mo-wan tombe alors amoureux de Wang Jing-wen, elle l'aide dans son roman, 2047. Il passe Noël 68 avec elle et l'incite à téléphoner à son amant au Japon. Une fois qu'il l'a perdue, il se remémore l'histoire d'amour avec l'androïde aux émotions différées de son roman.
En juin 70, Bai Ling revient demander à Chow de l'aider à trouver un travail d'hôtesse à Singapour. Lorsqu'elle lui avoue l'avoir attendue le soir de Noël 1969, il se souvient l'avoir passé à Singapour. Chow, pour Noël 1968, était revenu à Singapour mais n'avait pas retrouvé Su Li-zhen. Il raconte comment, en 1963, elle l'a aidé à refaire sa dette de jeu lorsqu'il était désespéré d'avoir perdu son grand amour qui s'appelait aussi Su Li-zhen.
Bai Ling voudrait revenir en arrière mais Chow refuse d'aller plus loin que d'être un compagnon de bar et refuse de l'aimer à nouveau. Bai Ling partira seule pour Singapour. Chow s'en va seul dans la nuit : "Il ne se retourna pas et eu l'impression de monter dans un train sans fin lancé dans la nuit insondable vers un futur brumeux et incertain."
2046 fait vivre à Chow Mo-wan quatre ruptures après celle avec Su Li-Zhen dans In the mood for love. Fondé sur l'art de la réminiscence et peuplé de fantômes en devenir, le film produit les images cristallines d'un monde en décomposition que l'Histoire de Hong Kong accélère. Le héros, à l'image de ses créatures androïdes romanesques, est victime d'émotions différées qu'il ne peut ressentir que trop tard. C'est cette esthétique du cristal en décomposition, repérée par Gilles Deleuze chez Luchino Visconti, que Wong Kar-wai magnifie avec un maniérisme splendide fait de répétions et de fragments, de travellings latéraux et de musiques mélancoliques pour le thème du temps perdu.
Quatre femmes à la suite de Su Li-zhen, perdue dans In the mood for love
C'est avec le souvenir de la première Su Li-zhen que débute le film, via le voyageur japonais qui part de 2046 :
"Quand on me demande pourquoi j'ai quitté 2046, je reste vague, je ne donne jamais la même réponse. Autrefois, quand on avait un secret que l'on ne voulait confier à personne, on allait dans la montagne creuser un trou dans le creux d'un arbre pour y chuchoter son secret. Puis on rebouchait le trou avec de la terre alors le secret était bien gardé pour l'éternité. J'ai aimé autrefois mais elle m'a quitté. Je suis parti pour 2046 dans l'espoir qu'elle m'y attende là-bas. Je ne l'y ai pas trouvée. Je ne peux m'empêcher de me demander si elle ne m'a jamais aimé. Question vaine peut-être : sa réponse est un secret que nul n'apprendra sans doute jamais."
Cet amour ancien empêche Chow de le revivre avec la nouvelle Su Li-zhen à Singapour. Apres avoir incité celle-ci à ses défaire des souvenirs de son passé, il se rend compte de sa méprise :
Ce que j'avais dit s'adressait en fait à moi-même : on ne remplace pas l'être aimé. J'avais cherché en elle la première Su Li-zhen s'en en avoir conscience. C'est elle qui avait dû s'en rendre compte.
Chow rencontre ensuite Lulu en décembre 1966. C'est le retour de Carina Lau qui interprétait Leung Fung Ying "qui se fait encore appeler Mimi ou Lulu" dans Nos années sauvages. Elle meurt assassinée.
Bai Ling repousse d'abord l'amour de Chow. Elle ne pourra le retenir et fera le voyage de Singapour. "Pourquoi ne peut-on revenir en arrière ?" sera l'une de ses dernières paroles.
Wang Jing-wen vient trop tard. On peut perdre l'âme sur si on la rencontre trop tôt (la première Su Li-zhen) ou trop tard (Wang Jing-wen) dira Chow Mo-wan. Il reste ainsi en transit permanent, dans sa façon de vivre, son travail, ses relations brèves avec les filles. Il ne peut plus avoir d'attachement à un cadre, à des rites autres que ceux du souvenir. Son attitude hautaine, détachée et souffrante est celle de celui qui ne croit plus à rien, qui refuse la notion de foyer et laisse échapper les promesses du bonheur.
Ces quatre femmes, comme autant de promesses de bonheur non tenues résonnent avec les romans 2046 et 2047. En 2046, la promesse de la Chine faite à Hong-Kong de respecter son statut se sera-t-elle matérialisée ?
En 1997, au moment de la rétrocession de Hongkong à la Chine, les autorités chinoises ont assuré que, pendant cinquante ans, elles ne procéderaient à aucun changement ; la fin de cette promesse absurde arrive en 2046. Je voulais faire un film sur l'idée de promesse, et y utiliser un opéra parce que la plupart des opéras traitent de ce thème, comme de celui de la trahison.
Une esthétique de la répétition et du fragment pour le thème du temps perdu
Plusieurs éléments proviennent de In the mood for love et sont éclatées en plusieurs facettes, répétés ou déformés.
Une nouvelle Su Li-zhen (interprétée cette fois par Gong Li et non par Maggie Cheung) permet à Chow de se refaire et de partir pour Hong Kong en 1966. Un bref flash-back permet de retrouver Maggie Cheung, revenue dans la chambre de Singapour en 1963 au moment où Chow dit à Su avoir aimé autrefois une femme au même nom qu'elle.
Le thème fameux du secret que l'on veut enfouir, pour lequel Chow fit le voyage au Cambodge devient ici omniprésent. Il est présent avec la séquence maniériste du générique où le trou dans le tronc est démesurément agrandi et déformé. Le film se boucle par le plan inverse où Chow et le spectateur sont absorbés dans le grand trou noir du temps.
La chambre 2046 où Su aida Chow à écrire son roman de chevalerie est ici l'une des chambres de l'hôtel Oriental où Chow projette de s'installer. Il occupera finalement celle contiguë, portant le numéro suivant, la 2047 mais pourra y voir et y aimer trois femmes qui l'occuperont : Lulu, l'ex-Mimi de Singapour, Wang Jing-wen, la fille du patron et Bai Ling.
L'hôtel rouge avec ses plafonniers de cette chambre sert de décor au train roulant vers 2046. Les chambres contiguës de cet hôtel, 2046 et 2047, qu'avaient louées les héros pour écrire un roman de sabre deviennent ici les romans 2046 et 2047. Le motif de la lumière artificielle éclairant la pluie est repris dans les deux épisodes de Singapour et le motif du contrapposto maniériste, abondamment utilisé dans In the mood for love lorsque les personnages se croisent dans le couloir trop étroit.
Les repères temporels, les 24 décembre 1966, 1967, 1968, 1970 et 1969, les "une heure, dix heures, cent heures plus tard" rappellent la fameuse minute avant 3 heures du 16 avril 1960 de Nos années sauvages.
Les mains qui s'étreignent, qui se cherchent et se fuient dans le taxi sont un souvenir de In the mood for love alors que le raccord des jambes de Carina Lau sur les chevilles de Faye Wong sont un hommage à L'homme qui aimait les femmes de François Truffaut
Les répétitions de l'as de pique, de la terrasse de l'hôtel oriental, des trains et des androïdes du roman sont de nouvelles figures propres à 2046. Le roi de pique revient face au roi de cur au début du film. On comprendra grâce au flash-back final que Chow Mo-wan savait qu'il allait perdre. Qu'il tire un roi de cur ou un huit de trèfle qu'importe puisque la carte du dessus de Su est toujours un as de pique. Su Li-zhen avait déjà par ce moyen refusé de raconter son histoire comme plus tard de partir à Hong Kong avec lui. Accepter le jeu, c'est ainsi déjà renoncer, accepter l'échec. Le train enfin figure le voyage dans le temps :
"En cette année 2046, la terre est prise dans un immense réseau ferré et un mystérieux train part régulièrement vers 2046. Le voyageur en partance pour 2046 n'a qu'une idée en tête : retrouver ses souvenirs perdus. Car on dit que rien ne change jamais à 2046. Mais on ne peut pas en être certain car nul n'en est jamais revenu ; sauf moi. Le voyageur qui tente de revenir de 2046, n'a pas toujours la tâche facile. L'un s'en va sans mal quand l'autre met un temps infini à y parvenir. Combien de temps ai-je passé dans ce train ? La solitude me pèse.
Ces fragments et répétitions sont magnifiés par de lents travellings latéraux parfois des ralentis, des caches d'une moitié de l'écran (par un pan de mur, rouge ou noir permettant le gros plan) et bien évidemment par la musique.
Jean-Luc Lacuve le 29/10/2004
Bibliographie : article de Jacques Mandelbaum, Le monde du mercredi 20 octobre 2004