C'est pneus crevés et remorqué par la dépanneuse que Charles Tatum arrive au Nouveau-Mexique en lisant le journal local, l'Albuquerque Sun-bulletin. Débarquant dans les bureaux du journal, il propose au patron, Jacob Q. Boot, de lui faire gagner 200 dollars par semaine. Apres tout, ancien reporter à New York, Chicago ou Detroit, il vaut 250 dollars par semaine et il propose de ne travailler que pour 50. En fait, il est descendu au bas de l'échelle, viré de pas moins de onze journaux prestigieux, pour diffamation, démêlés sentimentaux avec la femme de son patron et surtout alcoolisme. Boot, qui n'a rien à pendre, méfiant mais séduit, l'engage pour 60 dollars par semaine
Tatum est prêt à tout pour obtenir un bon "papier". Mais, après un an à croupir à Albuquerque, aucune occasion ne s'est présentée. Alors qu'il part sans espoir pour couvrir une chasse aux serpents, une occasion inespérée s'offre à lui. A Escudero, un homme, Leo Minosa, est enterré vivant dans une galerie de la montagne des sept vautours. L'homme cherchait des vestiges indiens, présents ici il y a 450 ans. Il a provoqué un éboulement par imprudence et il est bloqué sous terre et craint la vengeance des morts.
Plutôt que de faciliter le sauvetage de Leo Minosa, Tatum décide de tirer tout le parti de cette situation dramatique. Il s'assure l'exclusivité du "reportage" en mettant le shérif de son côté. Tatum rejoint l'homme enterré sous la montagne, et lui parle. Il tient le " scoop " de sa vie! Des mineurs lui proposent de dégager rapidement Minosa, mais Tatum leur dit de creuser un puits vertical, pour " faire durer " les choses. La nouvelle de ce sauvetage se répand : journaux et radios en parlent. Des centaines de curieux affluent, une fête foraine s'installe à proximité de la montagne, c'est le "grand carnaval". Tatum fait participer à cette farce tragique Lorraine, la femme de Minosa. Elle s'apprêtait à le quitter... elle reste, pour profiter de l'occasion. Mais tout a une fin : Minosa meurt. La fête est finie.
Tatum, pris de remords, va trouver Lorraine. Une scène violente éclate, Lorraine s'empare d'une paire de ciseaux et blesse mortellement Tatum. Celui-ci s'entête encore à vouloir couvrir la réélection du sheriff et pérore une dernière fois devant Boot avant de s'écrouler définitivement.
Le scénario du Gouffre aux chimères s’inspire d’un fait divers survenu dans le Kentucky en 1925. Tatum le relate, lorsque Herbie s'interroge sur le fait de savoir si plusieurs hommes sont bloqués sous la montagne. Tatum lui répond alors : "Un homme vaut mieux que plusieurs. On ne te l'a jamais appris ? On t'annonce que cent ou même deux cent hommes sont bloqués dans une mine ou qu'une famine fait crever un million de Chinois. Tu lis et tu passes. Mais un homme, c'est différent, ça t'intéresse. C'est ça un fait divers. Un homme seul comme Lindbergh au dessus de l'Atlantique ou bien Floyd Collins, 1925, Kentucky, un type seul dans une mine. Un des plus gros reportages qu'il y ait jamais eu. Un reporter est allé près de lui et a remporté le Pulitzer".
Critique du journalisme
Mais Wilder, dans ce qui sera l'un de ses rares échecs commerciaux, a bien compris que le journalisme peut être perverti. A la devise brodée de Boot "Tell the truth" (Ne dites que la vérité), il oppose la frontière, si vite franchie par Tatum : "On ne crée pas l'événement, on le commente". Car c'est bien ce que veut faire ce dernier pour avoir un bon papier, comme il l'explique à Herbie en partant en reportage. Au millier de serpents qu'on enfume en plein désert, il en préférerait 50 à Albuquerque, comme, se souvient-il, le léopard d'Oklahoma city. Il imagine la ville d'Albuquerque prise de panique : maisons barricadées et enfants évacués. Les hommes armés donnent la chasse aux 50 serpents et les tuent un par un : 20, 40 et enfin 49. Ou est le 50e ? Dans un jardin d'enfant, dans un ascenseur ? Non dans le bureau de Tatum mais personne ne le sait. Tatum aurait ainsi crée l'évènement : "On en parle pendant trois jours et je tire mon édition spéciale : le 50e serpent est découvert".
Cynique, Tatum estime inutiles les cours de journalisme suivis pendant trois ans par Herbie. Lui a commencé comme vendeur de journaux et sait que ce qui se vend le mieux ce sont les mauvaises nouvelles : "Une bonne nouvelle, ce n'est pas une nouvelle".
Eloge du trouble-fête
Personnage à la moralité douteuse, Wilder défend néanmoins son personnage pour son goût du risque et sa capacité à faire bouger les choses alors que les affaires ont corrompu la civilisation indienne comme le rappellent discrètement le plan des deux femmes indiennes devant le Sun-bulletin et le salut d'un "Chef" par Tatum au documentaliste d'origine indienne à l'entrée du journal. Cette possibilité de faire encore bouger les choses qui s'offre au journaliste a pour repoussoir la profession d'assureur. Dans Assurance sur la mort (1944), Keyes comme Boot portait aussi ceinture et bretelle. Au fameux gimmick où Neff allumait perpétuellement le cigare de Keyes, toujours en manque d'allumettes, se substitue ici l'allumette embrasée avec le rouleau de la machine à écrire avec le "cachotier" échangé avec Herbie qui prêche le faux pour savoir le vrai et demande à Tatum s'il est assureur. Le premier des touristes est un assureur en vacances.
Jean-Luc Lacuve le 21/02/2017