Avec : François Ruffin, Jocelyne et Serge Klur. 1h24.
François Ruffin aime Bernard Arnault. Du moins il le prétend en arborant fièrement un tee-shirt "I love Bernard". François a acheté quelques actions du groupe LVHM et, avec les bénéfices, a pu s'offrir un séchoir qu'il exhibe plus ou moins fièrement dans sa salle de bain. Il distribue aussi à tous des teeshirts à l'effigie de son héros. Lorsqu'il a appris que Bernard, l'une des plus grandes fortunes de France, avait demandé la nationalité belge, déchainant ainsi la colère des organisations syndicales et politiques, de François Hollande à Jean-Luc Mélenchon, il en a déduit qu'il faillait réconcilier Bernard avec les français et restaurer le dialogue entre eux. C'est la mission qu'il s'est fixée.
Il est parti avec sa fourgonnette à Poix-du-Nord, près de Valenciennes, sur les terres de Boussac Saint-Frères. Bernard Arnault avait promis de garder la plus grande partie des emplois du groupe textile. La promesse a fait long feu. Arnault voulait surtout acquérir Dior et "valoriser" la marque. C'est sur ce rachat et le dépeçage que l'entrepreneur a amorcé sa fortune. Une ouvrière, aussi âgée que pétillante, montre ce qui reste de l'usine Ecce : rien, des bâtiments déserts. Pourtant c'est toujours là que Bernard, dans un reportage télévisé, affirme que sont fabriqués ses costumes Kenzo. Un autre reportage télévisé apprend qu'il n'en est rien : l'usine a bien été délocalisée en Pologne.
Une autre ouvrière, ex-déléguée CGT, explique qu'elle est devenue ambulancière. Elle accepte de prendre une action LVMH pour perturber la prochaine assemblée générale. Des ex-vendeurs à la Samaritaine en font autant. François Ruffin, avec un inspecteur des impôts belge tente vainement d'entrer dans la filiale financière, tête de groupe, installée à Bruxelles. Bien décidé à toucher le cœur de son PDG, Bernard Arnault, Ruffin se rend à l'assemblée générale mais il est expulsé manu militari.
C'est alors que l'ambulancière fait rencontrer les Klur domiciliés à Forest-en-Cambrésis, à Ruffin. Serge et Jocelyne Klur ont été licenciés par Bernard Arnault il y a une dizaine d'années. Ils n'ont pas réussi à retrouver du travail, malgré leurs nombreuses démarches dans tous les domaines. Ils vivent avec deux RSA, 800 euros par mois, ce qui, une fois les factures payées, leur laisse 4 euros par jour. Mais ils tiennent. Comment ? " Ben on ne mange pas, on ne chauffe pas, on met 5 ou 10 euros d'essence dans la voiture pour aller chercher du travail", explique Serge avec un grand sourire.
Mais bientôt, c'est le drame : les Klur reçoivent un avis d'expulsion et de saisie de tous leurs biens. Un accident automobile impliquant leur fils Jérémy les a plongés dans le gouffre. La voiture accidentée est un 4 x 4, la facture s'élève à 25 000 euros et il leur est impossible de payer. Serge et Jocelyne ont passé tout leur temps libre à améliorer leur maison. Serge a tout fait lui-même. Le jardin leur permet de pouvoir manger. Si les huissiers viennent, dit Serge sur un ton très calme mais déterminé, ils mettront le feu, comme dans La petite maison dans la prairie, une série qu'ils suivent de près. S'ils ne peuvent garder leur maison, alors « les autres » ne l'auront pas non plus.
François Ruffin décide de combattre sous prétexte "d’aider Bernard Arnault à redonner un sens à sa vie". Une première action consiste à envoyer une lettre au PDG de LVMH pour expliquer la situation et menacer d'appeler la presse pour expliquer la situation des Klur dans son rapport avec la reprise de Boussac Saint Frères, épisode sur lequel Arnault est très discret. L'image du patron vaut bien un peu d'argent. L'attention de Bernard Arnault est attirée, il envoie un émissaire. François Ruffin se fait passer pour le fils des Klur, Jérémy, et négocie avec le représentant du patron. Le tout est filmé en caméra cachée. Contre toute attente, le groupe Arnault accepte de payer, une somme autour de 25 000 euros. Le représentant du patron fait signer une clause de confidentialité aux Klur, afin de s'assurer de leur silence. Ancien commissaire des renseignements généraux, il demande plusieurs fois aux Klur s'il y a un enregistreur caché quelque part, sachant très bien les ennuis que cela pourrait lui causer. A quoi les intéressés répondent benoîtement par la négative.
Mais ce n'est pas tout, Serge n'a obtenu qu'un CDD chez Carrefour et le patron n'a pas l'intention de le renouveler ou de la transformer en CDI. François, se faisant toujours passer pour Jérémy, dit que sa mère est harcelée par l'ex-déléguée de la CGT et qu'elle va être obligée de participer à une réunion de la section. La Compagnie Jolie Môme est mise à contribution pour organiser cette fausse réunion qu'enregistre François se faisant passer pour Jeremy : il est question d'une grosse manifestation où le sort de la famille Klur sera mis en avant.
Du coup le commissaire fait en sorte que Serge obtienne son CDI et fait savoir par le secrétaire général du groupe de luxe LVMH (par ailleurs maire PS de Val-de-Reuil et conseiller régional de Normandie) que le sort des Klur s'est réglé à l'amiable.. Et qu'il n'y a donc plus lieu de manifester.
François Ruffin a enregistré la conversation et peut faire valoir que c'est le groupe LVMH qui a fait tomber la clause de confidentialité en s'ouvrant de la transaction à un journaliste.
Qui plus est, ultime triomphe : le jour de l'assemblée générale de LVMH, un important service d'ordre avec CRS est mis en place; pour rien. François est juste venu s'assurer de son triomphe avec une timbale de moules-frittes qu'on ne lui laisse pas remettre à Bernard. La télévision apprendra que l'imposant service d'ordre a indisposé les actionnaires et rendu perplexe Bernard. François est "un peu triste" : ce n'est que le masque de carton-pâte de Bernard qui viendra partager les joies des gens simples et chaleureux du Nord.
La dimension romanesque du documentaire est presque incroyable : Ruffin manœuvre coup sur coup pour obtenir l'indemnisation de 35 000 euros, le CDI de Serge, la levée de la clause de confidentialité et la peur d'une intervention musclée lors de l'AG de LVMH. Et jamais, il ne perd sa détermination et la sympathique mauvaise foi assumée du personnage qu'il a décidé de jouer.
La dimension politique est certes réduite : une seule famille de sauvée de la misère avec une stratégie du piège et de la dissimulation qui ne peut être reproduite. En ce sens, il n'est ni un documentaire politique, ni un documentaire social mais davantage ethnographique. C'est la dimension humaine des conséquences des "restructurations" qui émeut. Le drame des Klur, chassés de leur petite maison dans laquelle ils ont investi tout leur temps, est une triste illustration de l'abandon dans lequel survivent les anciens ouvriers des anciens fleurons de l'industrie.
L'irresponsabilité du discours des patrons (spécialité dans laquelle Michael Moore est passé maitre) ne peut que susciter la colère. En face, il y a la chaleur de l'agit-prop : le barbecue, le piège autour de l'élu socialiste monté par les journalistes de Fakir, la fausse AG par La Compagnie Jolie Môme...
Jean-Luc Lacuve le 01/03/2016