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La règle du jeu

1939

Avec : Marcel Dalio (Robert de la Chesnaye), Nora Gregor (Christine), Roland Toutain (André Jurieu), Jean Renoir (Octave), Paulette Dubost (Lisette), Gaston Modot (Edouard Schumacher), Julien Carette (Marceau), Eddy Debray (Corneille), Mila Parely (Geneviève de Marrast). 1h50.

Une reporter de Radio-Cité commente l'arrivée de l'aviateur André Jurieu sur l'aéroport du Bourget attendu par une foule en liesse alors qu'il est 22 heures. Jurieu vient d'accomplir une performance étonnante : il a traversé l'Atlantique en vingt-trois heures. Ce faisant, il espérait reconquérir l'amour d'une femme, Christine. Mais celle-ci n'est même pas venue au Bourget pour l'attendre. Il proclame puérilement à la T.S.F. son désespoir. Son ami Octave lui en fait le reproche.

Christine de La Chesnaye a écouté la déclaration d'André Jurieu à la radio tout en se préparant à sortir. Elle discute avec sa camériste, Lisette, mariée depuis deux ans avec Schumacher. Elle le trouve peu gênant car il est resté sur le domaine de la Colinière alors qu'elle se réjouit d'être à Paris avec "Madame". Christine s'enquiert des amoureux de Lisette et de leurs désirs. Pour elle-même, elle souhaite entretenir des relations amicales avec les hommes, ce que Lisette trouve aussi impossible que de voir la lune en plein midi. Christine ayant fini de s'habiller, rejoint son mari, Robert, qui écoute aussi la radio. Il la libère du poids du mensonge en lui présentant sous un jour anodin l'amour que l'idéaliste Jurieu a évoqué à la radio. Christine l'en remercie et, en réponse à la question de son mari, lui dit qu'elle a toute confiance en lui. Robert, déjà joyeux de l'acquisition d'un nouvel automate qu'il collectionne avec passion, est touché par cette marque d'innocente confiance et téléphone immédiatement à Geneviève de Marrast pour la voir dès le lendemain matin.

Geneviève est troublée par cette demande inhabituelle de Robert qui ne s'embarrasse généralement pas de cérémonial pour venir chez elle. A ses amis réunis dans son salon pour jouer aux cartes, elle dit faire sienne la définition que Chamfort a donné de l'amour : "L'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes".

Le lendemain matin, Robert est chez Geneviève et celle-ci comprend vite qu'il veut rompre. Robert a soudainement décidé de mériter sa femme. Geneviève tient à Robert. Elle le menace à mots couverts de tout révéler à Christine qui ne pardonnera pas à son mari de lui avoir menti depuis le début de leur mariage. Robert, trop faible pour d'opposer à Geneviève, capitule et renonce à rompre.

Désespéré au point de vouloir mourir, Jurieu provoque un accident de voiture alors qu'il roule en compagnie d'Octave. L'accident est sans gravité mais suffit pour mettre en colère Octave. Ce dernier, autrefois ami du père de Christine, le vieux Stiller, considère celle-ci comme sa sœur même si Jurieu soupçonne qu'il en soit amoureux. Il veut la protéger et prendre soin d'elle, fragile dans ce pays qui n'est pas le sien. Touché par l'amour sincère de Jurieu, Octave promet à celui-ci qu'il fera tout pour qu'il revoie Christine.

Octave obtient des La Chesnaye, une invitation pour Jurieu à la partie de chasse qu'ils donnent dans leur propriété de La Colinière, en Sologne, où ils doivent se rendre le lendemain. "Sur cette terre il y a une chose effroyable, c'est que tout le monde a ses raisons", conclut Octave.

Robert de La Chesnaye, au cours d'une tournée sur ses terres, prend à son service le braconnier Marceau, malgré la vive opposition de son garde-chasse, Édouard Schumacher. L'après-midi, les invités sont au château. Il y a notamment l'encombrante Charlotte de la Plante ; la futile Madame de la Bruyère et son mari industriel, venus de Tourcoing ; Jackie, la nièce de Christine, amoureuse de Jurieu ; Le général, gardien d'un ordre moral de bon goût ; le fat Monsieur de St. Aubin, un invité sud-américain... Les derniers à rejoindre le château sont Geneviève et André Jurieu qui arrivent sous la pluie. Geneviève fait une déclaration publique d'amitié envers Jurieu. Robert, soulagé, propose de faire une fête pour Jurieu, le lendemain après la partie de chasse. Christine descend à la cuisine avec Mme de la Bruyère qui exige du sel marin dans ses plats. Le cuisinier déclare ensuite à ses apprentis de ne pas en tenir compte: "J'accepte les régimes mais pas les manies". Marceau vient prendre sa place de domestique et flirte immédiatement avec Lisette. Le soir les invités regagnent leur chambre. Christine, que son mari vient saluer, parle à Lisette de son désir d'avoir des enfants.

Le lendemain, au cours de la chasse, Christine découvre par hasard la liaison de son mari avec Geneviève de Marrast, alors même que celui-ci est en train de rompre définitivement. Rentré au château, Christine vient parler avec Geneviève qui s'apprête à partir. Elle la retient en faisant semblant de connaitre depuis longtemps les infidélités de son mari. Ce que celle-ci, dupe de son mensonge lui confirme cruellement. Schumacher offre un manteau capuchon à Lisette qui lui fait cruellement la remarque qu'il n'est pas très seyant. Elle rentre au château et flirte avec Marceau qui cire les bottes des invités. Lorsque Schumacher les surprend et veut les séparer, il en est empêché par Corneille qui le réprimande de sa présence et veut récupérer au plus vite els bottes confiées à marceau.

Le soir, de nombreux invités sont réunis pour la fête donnée en l'honneur de Jurieu. Christine, désemparée, quitte la scène, où l'on entonne une chanson à la gloire de l'armée française. Elle entraine M. de Saint-Aubin à l'écart pendant la danse macabre. "J'en ai assez de ce théâtre" lance-telle à Octave, déguisé avec une encombrante peau d'ours et qui s'inquiète de cette fuite. Schumacher, encore plus inquiet, cherche Marceau qu'il a vu à proximité de sa femme. Jurieu découvre dans l'entrebâillement d'une porte Christine et Saint Aubin, réunis dans une pièce à l'écart. Il gifle Saint-Aubin qui exige un duel pour le lendemain. Mais Jurieu préfère le boxer immédiatement. Revenu vainqueur du pugilat devant Christine, il a la surprise d'entendre celle-ci lui déclarer qu'elle l'aime et veut qu'il l'enlève immédiatement. Jurieu tergiverse et veut prévenir son mari qui l'a accueilli chez lui : "Christine quand même, il y a des règles" lui affirme-t-il, négligeant son émotion profonde.

Devant les invités, Robert présente son harmonium, dernière pièce de sa collection, dont il est très fier. Aux cuisines, Marceau et Lisette croquent une pomme quand ils sont dérangés par Schumacher. Marceau se cache pendant que Lisette tente d'occuper son mari et faisant semblant d'accepter de partir bientôt avec lui en Alsace. Mais Marceau fait tomber de la vaisselle et s'engage alors une course poursuite avec Schumacher poursuivant son rival avec un revolver dans les différentes salles du château. Christine se plaint à Octave, enfin débarrassé de sa peau d'ours, combien lui coute le sens des convenances de Jurieu et son soudain manque de passion. Schumacher poursuivant Marceau avec un revolver, Robert aperçoit Christine et Jurieu et se bat avec lui. Geneviève en profite pour tenter vainement d'entrainer Robert à sa suite et devient hystérique.

Octave, qui a entrainé Christine dehors, l'émeut avec ses souvenirs de son père. Robert excédé ordonne à Corneille " Faites- moi cesser cette comédie" ce à quoi le majordome répond "Laquelle monsieur le marquis?" pour s'entendre dire "Celle de Schumacher et Marceau". Dans un instant de calme, Robert et Jurieu s'entendent, le mari s'inquiétant de la situation financière fragile de celui qui lui enlève sa femme. Tous deux cherchent à rassurer les invités sur la soudaine disparition de Christine. Schumacher, incontrôlable, tire plusieurs coups de revolver. Il met en joue Marceau qui se cache peureusement derrière la grosse Charlotte quand Corneille parvient à le désarmer en lui faisant un croque-en-jambe. Le marquis renvoie Schumacher, l'auteur des coups de feu, et, par obligation morale, Marceau qui en est la cause et qu'il ne peut laisser près de Lisette.

A Christine qui se désole de savoir que tous connaissait l'infidélité de son mari, (y compris Lisette, qui lui apporte son manteau capuchon) Octave déclare : "Écoute, Christine, ça aussi, c’est un truc de notre époque. On est à une époque où tout le monde ment : les prospectus des pharmaciens, les gouvernements, la radio, le cinéma, les journaux ! Alors, pourquoi, veux-tu que nous autres, les simples particuliers, on ne mente pas aussi ?"

Marceau, ses valises à la main, quitte le château. Il est ému par la douleur de Schumacher qui pleure contre un arbre.

"Moi aussi j'ai cru que j'aurais mon mot à dire" se désole Octave auprès de Christine. Schumacher les voit et pense qu'Octave est en compagnie de sa femme puisqu'elle porte son manteau capuchon. Christine veut s'occuper d'Octave, il lui dit qu'il l'aime et l'embrasse. Cela excite la jalousie de Schumacher qui va chercher son fusil, accompagné de Marceau.

Lisette fait la morale à Octave, venu chercher son manteau et celui de Christine. Elle le ramène à sa réalité économique et, quand Jurieu survient, Octave lui donne son manteau et celui de Christine pour qu'il la rejoigne dans la petite serre. Dehors, Schumacher, ému, veut parler à sa femme quand survient Jurieu en courant. Schumacher l'abat decouvrant près de lui le corps évanoui de Christine. Marceau vient prévenir le marquis et Octave auquel il déclare à propos de son ami : "Il a roulé comme une bête qu'on abat à la chasse". Octave et Marceau s'en vont en se souhaitant bonne chance.

Devant leurs invités accourus et sceptiques devant "un simple accident de chasse", La Chesnaye et sa femme regagnent La Colinière en sauvant la face.

Lorsque Renoir commence La règle du jeu, il a conscience du désastre de la seconde guerre mondiale qui s'annonce. Pour en témoigner, pour porter cette angoisse, il a l'idée de partir d'un sujet plus éloigné. Sur le canevas des Caprices de Marianne, il introduit nombre d'éléments qui en font une des plus virevoltantes histoires d'amour où chacun a ses raisons tout en décrivant une société légère et décadente. La virtuosité de la mise en scène fait doucement monter en puissance la dimension tragique du film, où, in fine, la règle du jeu doit être respectée. Celle-ci, qui ne laisse aucune place à l'innocence, où l'on tue pour survivre, est bien le reflet d'un monde dont la légéreté conduit tout droit à un statu quo mortifère. La dimension d'œuvre d'art totale et complexe sera mutilée par des distributeurs soucieux de faire rentrer de l'argent avant la guerre. Il faudra attendre la découverte par deux cinéphiles passionnés de bobines inexploités du film pour que ressorte, en 1959, La règle du jeu dans une version intégrale qui en fait l'un des plus beaux films du monde.

Les caprices de Marianne sur un volcan

Alors qu'il est sur le tournage de La bête humaine et s'apprête à superviser le premier film de Jacques Becker, Renoir est prêt à prendre tous les risques pour être un auteur total : scénariste, acteur, réalisateur et même producteur puisqu'il fonde tout exprès La Nouvelle Edition française.

Il est alors impressionné, troublé, par l'état d'esprit d'une partie de la société française et mondiale. Il se veut le metteur en scène de cette société complexe. Un mot historique, prononcé le croit-il sous Charles X, lui donne l'idée générale du film :

"Mon ambition avant de commencer le film était d'illustrer : "Nous dansons sur un volcan". Il m'a semblé qu'une façon d'interpréter l'état d'esprit du monde à ce moment était précisément de ne pas parler de la situation et de raconter une histoire légère.... J'ai été cherché mon inspiration dans Beaumarchais dans Marivaux, dans les auteurs classiques, dans la comédie. Ce qui s'est passé sur La règle du jeu est ce qui se passe sur tous mes films. Je suis possédé d'une certaine idée générale. Cette idée générale est extrêmement forte et je ne trouve jamais au début, le véhicule qui permettra de la transporter. Je ne sais pas comment exprimer cette idée générale. Elle est là, elle me possède, elle est très présente mais comment la matérialiser, lui donner une forme, je n'en sais rien. Et puis, alors quand j'ai de la chance, je trouve une petite idée, une idée purement d'intrigue, une idée purement vaudevillesque. Par exemple, là j'ai eu l'idée d'essayer d'imiter une comédie de Musset. Ça c'est l'extérieur. Et alors, il arrive que cette idée secondaire peut servir de véhicule à mon idée générale, alors là je suis très content et ça va très bien. C'est ce qui m'est arrivé dans La règle du jeu.

Renoir part de la pièce de Musset, Les caprices de Marianne et de ses trois personnages principaux : Octave, Marianne et Célio, son amoureux. La pièce de Musset est déjà une fausse comédie qui se termine tragiquement. A partir de cette base, Renoir pense pouvoir accumuler des éléments personnels de sa vie, de ses lectures. Il débaptise les Caprices de Marianne pour La règle du jeu, qui doit représenter l'état des sentiments dans la bourgeoisie de son époque. Il développe le personnage du mari et des domestiques, le garde-chasse, la camériste et l'idée d'un braconnier. Au bout d'un mois, il a mis en place l'épisode parisien, puis celui en Sologne avec sa partie de chasse et sa fin tragique.

Seuls Carette et Renoir sont les comédiens prévus au départ. Simone Simon, sa comédienne de La bête humaine l'abandonne pour les Etats-Unis et le film est laissé de côté jusqu'à ce que Renoir rencontre Nora Gregor. Renoir est immédiatement séduit par Nora Gregor, actrice expérimentée après 20 ans de carrière en Autriche, en Allemagne et à Hollywood. Elle a fui le régime nazi avec son mari, le prince Daremberg. Renoir estime que Nora Gregor va hausser le chic de son film d'un cran. Dalio est choisi pout son aspect nerveux, virevoltant mais Renoir lui impose de posséder une classe digne de Nora Gregor. Au total, la troupe est composée d'acteurs très talentueux et ne comporte aucune vedette comme pour mieux en assurer la dimension chorale.

La règle du jeu

Prendre un véhicule de comédie pour porter une idée générale de tragédie impose une structure dramatique complexe où la structure légère de la première ne doit jamais être abandonnée au profit de la montée en puissance de la seconde. Elle conduit aussi à s'interroger sur qui sont ces innocents qui seront sacrifiés et quelle est cette règle du jeu qui les condamne.

La règle du jeu c'est d'accepter de bonne grâce les compromissions, les faux-semblants au détriment du surgissement de la vérité des sentiments. Ces louvoiements, parfois séduisants, conduisent néanmoins à la catastrophe. Le plus innocent, le plus pur, Jurieu, qui n'a hélas pas su l'être jusqu'au bout, est sacrifié pour que tout continue comme avant. Mais le contexte a changé, ceux qui regagnent ce qu'ils croient être une demeure sure, ne sont plus que des ombres.

Sans illusion sur les fins, Renoir aime chacun de ses personnages qui font preuve, tous d'une grande liberté et finalement se montrent tous admirables, sans exception. Le marquis Robert de la Chesnaye est certes un peu puéril et vaniteux devant ses automates mais, homme du monde accompli, comme le remarque son cuisinier, il quitte avec grandeur aussi bien sa maîtresse que sa femme si c'est pour son bonheur. Les invités aristocrates sont incultes (l'art précolombien assimilé à l'art nègre) mais drôles et assument leurs défauts avec bonne humeur. Le film semble longtemps se satisfaire du principe centripète énoncé par Octave : "Le plus terrible dans ce monde, c'est que chacun à ses raisons".

Jusqu'à l'épisode de la chasse, qui clôt la présentation des personnages le film respecte une tonalité de comédie. Il bascule dans la tragédie avec la découverte de l'adultère qui lors de la fête, fait plonger Christine dans un tourbillon dionysiaque qui réclamera sa victime.

Les innocents sont bien alors le couple Christine/Jurieu qui ne peut plus croire en l'amour sincère dans cette société décadente et qui seront séparés, amère ironie, par l'autre innocent du film, Schumacher qui ne comprend rien au marivaudage. A la question : "Qui ne joue pas la règle du jeu ?", Deleuze trouvait curieux que l'on est donné diverses réponses et que Truffaut par exemple dise que c'est l'aviateur. L'aviateur pourtant reste prisonnier de son rôle et se dérobe quand Christine lui propose de fuir immédiatement avec elle. Le seul personnage qui soit hors règle, interdit du château et pourtant lui appartenant, ni dehors ni dedans, mais toujours au fond, c'est le garde-chasse.

"Tu oublies que c'est une femme du monde et que ce monde là, ça a ses règles, et des règles très rigoureuses" avait dit Octave à André. Il faut savoir que l'on est dans un jeu. Le plus dramatique dans le monde n'est pas tant qu'il comporte une règle, chaque monde à la sienne, que le fait qu'il soit un jeu. Le monde est un jeu facile pour les aristocrates et pour les domestiques qui savent jouer le jeu du pouvoir (Corneille, Lisette, Marceau). Le monde n'est, en revanche, pas perçu comme un jeu par Christine, romantique éthérée ; par Jurieu qui croit sincèrement en l'amour ; par Octave qui, en parasite, toujours en position de demandeur subit le jeu des maîtres et par Schumacher qui ne comprend rien au marivaudage.

En cours de route, Renoir semble même rencontrer une idée plus basique encore : les premiers à ne pas jouer le jeu du monde, ce sont les animaux. Et c'est eux qu'il va magnifier en premier, eux les porteurs d'une vie innocente, frémissante et rapide. C'est pour leur beauté intrinsèque que sont montrés les deux petits lapins serrés l'un contre l'autre ou les deux faisans altiers et ces lièvres rapides. En face d'eux, existe un monde mécanique fait de coups de feu répétitifs, et ce, malgré le soin pris par Renoir de multiplier les angles de prise de vue. En restant d'un seul point de vue esthétique, il n'est pas difficile de choisir son camp entre la vie et la mort. La mort de Jurieu découle de la mort du lapin :

"Maintenant j'ai eu l'idée de la mort de Jurieu telle qu'elle a été faite -Jurieu était condamné avant que je commence le film- mais l'idée de le faire mourir comme il meurt m'est venue de la mort du lapin, que j'avais filmé d'abord. Dans mon idée, toute la chasse, primitivement, préparait la mort de Jurieu, Jurieu c'était l'innocent, l'innocence ne pouvait pas vivre là-dedans. C'est un monde romantique et pourri. Il se trouve qu'on a à faire avec deux êtres extrêmement innocents, elle et lui, Christine et Jurieu. Faut un sacrifice. Si on veut continuer, faut en tuer un, le monde ne vit que de sacrifice, alors il faut tuer des gens pour apaiser les dieux. Là cette société va continuer encore quelques mois, jusqu'à la guerre et même plus tard, et cette société va continuer parce que Jurieu a été tué. Jurieu, c'est l'être qu'on a sacrifié sur l'autel des dieux pour la continuation de ce genre de vie…Le monde ancien, et le monde moderne encore plus, tue, tue, tue, tue beaucoup, dans l'espoir que ces tueries feront que ça continuera"

On a vu, à juste titre, une annonce d'une aristocratie abattue par la guerre, dans la séquence finale où Renoir filme les ombres plutôt que les aristocrates eux-mêmes qui montent les marches. Il s'agit aussi d'une société expurgée de l'homme qui la mettait en danger, société vue comme un chœur uni de tragédie qui quitte la scène sur un crime honteux mais profitable.

En dépit de cette fin tragique, le film est admirablement gai. Certes, il se terminera mal pour Jurieu qui n'a pas su saisir sa chance et pour Octave, trop lucide. Mais Schumacher, en accomplissant ce qu'inconsciemment la société aristocratique souhaitait, récupérera probablement Lisette, maintenant trop marquée par le marivaudage pour que Christine l'accepte près d'elle.

Si le monde est un jeu, Renoir sait en montrer le pouvoir de fascination en renouant avec une tradition littéraire allant de Marivaux à Beaumarchais et à Musset.

Un film comme un cristal aux mille facettes

Le film donnait envie à François Truffaut de revoir le film chaque jour pour voir s'il s'y passait toujours la même chose :

La règle du jeu est certainement avec Citizen Kane le film qui a suscité le plus grand nombre de vocations de metteurs en scène. On regarde ce film avec un très fort sentiment de complicité. Je veux dire qu'au lieu de voir un produit terminé, livré à notre curiosité, on a l'impression d'assister à un film en cours de tournage. On croit voir Renoir organiser tout cela en même temps que le film se projette, pour un peu on se dirait :" Tiens , je vais revenir demain pour voir si les choses se passent de la même façon". Et c'est ainsi qu'à regarder souvent La règle du jeu, on passerait nos meilleurs soirées de l'année"

Aussi bien, l'art de Renoir est-il de jouer sans cesse, grâce à la profondeur de champ et au plan-séquence entre la gravité des situations et l'élégance de surface des rapports humains. La scène de l'aéroport, filmée dans un long plan séquence, dit l'amour contrarié mais puissant de Jurieu alors que toutes les petites scènes découpées, unies par la seule TSF dans le milieu bourgeois en marquent la dimension réduite, la dimension de simple chambre d'échos des vraies aventures humaines. Les retrouvailles de Jurieu et de Christine, filmées l'un très éloigné de l'autre, dans la profondeur de champs sont empêchés de se rejoindre par tous les autres invités. La fête de la Colinière et sa danse macabre trouvent un écho dans le ballet-poursuite de Schumacher et de Marceau.

Gilles Deleuze conteste le rôle de "pure fonction de la réalité " de la profondeur de champ que lui attribuait Bazin. Pour lui, elle a plutôt pour fonction de constituer l'image en cristal, et d'absorber le réel qui passe ainsi dans le virtuel autant que dans l'actuel.

La règle du jeu fait coexister l'image actuelle des hommes et l'image virtuelle des bêtes ; l'image actuelle des vivants et l'image virtuelle des automates; l'image actuelle des personnages et l'image virtuelle de leur rôle pendant la fête ; l'image actuelle des maîtres et leur image virtuelle chez les domestiques ; l'image actuelle des domestiques et leur image virtuelle chez les maîtres. Tout est images en miroir, échelonnées en profondeur. Mais la profondeur de champ ménage toujours un fond par lequel quelque chose peut fuir : la fêlure. Schumacher fait irruption malgré l'interdit, poursuit le valet braconnier, assassine par erreur l'aviateur. C'est lui qui casse le circuit, qui fait éclater le cristal fêlé et en fait fuir le contenu d'un coup de fusil.

Gilles Deleuze constate qu'il s'agit là d'un des rares films pessimistes de Renoir. D'habitude, suivant son tempérament, Renoir parie pour un gain : quelque chose se forme à l'intérieur du cristal, qui réussit à sortir par la fêlure et à s'épanouir librement. Ici les coups de feu du garde-chasse ont fait exploser le cristal, comme dans Partie de campagne où les remous de la rivière sous l'orage piquée par la pluie enfermeront le couple.

Tournage et distribution catastrophiques

Le tournage devait avoir lieu entre le 15 février et le 15 avril pour une sortie fin juin 39, comme deux ans plus tôt pour La grande illusion. Renoir sait aussi que la guerre risque d'empêcher sa sortie. Quatre périodes de tournage sont prévues. A Paris, en Sologne avec la chasse et les extérieurs, puis retour à Paris pour les scènes d'intérieur du château et enfin quelques extérieurs complémentaires. Les retards s'accumulent dès la deuxième phase en Sologne qui passe de quinze jours à cinq semaines du fait de la pluie qui ne cesse de tomber. Lors du retour à Paris, il reste la moitié du film à tourner et moins d'une semaine sur le plan prévu initialement. Le budget est dépassé.

Renoir se bat, fait appel à la Gaumont pour renflouer le film. Ses techniciens le respectent et l'appellent le patron, bien avant ce surnom qui lui donnera la nouvelle vague. Mais Roland Toutain est parti au Maroc au 15 mai. Le 30 mai, Renoir tourne la scène chez Geneviève. Celle du Bourget est tournée à la mi-juin sur un petit aérodrome à quelques kilomètres de Versailles, trois semaines avant la sortie en salle. Renoir est partagé entre Marguerite sa compagne depuis sept ans et la script, Dido Freire, qu'il épousera cinq ans plus tard et qu'il rencontre sur ce film.

Les premières mutilations sont des coupes sur le scénario puis des coupures au montage lorsqu'il y a des extérieurs en Sologne et pas de scène en studio pour les raccorder. L'accident d'auto est supprimé car Renoir ne le tourne pas comme il l'a voulu. Les projections de presse sont mauvaises et Renoir coupe alors à la demande des producteurs. Cette troisième étape dans les coupures affecte surtout l'amitié amoureuse d'Octave et Christine car Renoir a perdu confiance en ses qualités d'acteur ainsi qu'en celles de Nora Gregor. L'accent de Nora Gregor ne plait pas, et on rapelle à Renoir que c'est une étrangère et que l'époque à la phobie de "la cinquième colonne". Renoir déséquilibre son film en perdant un quart d'heure et quarante plans.

Le film est très attendu et sort le 7 juillet dans deux salles parisiennes, huit semaines avant la déclaration de guerre. La sortie fut, selon la légende un nouveau Sacre du printemps, une nouvelle bataille d'Hernani. En fait c'est moins le public qui a fait défaut qu'une bonne distribution. Le public, début juillet, a commencé a déserté les salles. La tension internationale rend peu attrayant un film au sujet léger et à la narration complexe. Les coupes l'ont rendu difficilement compréhensible.

En première partie est présenté un court métrage à la gloire des colonies françaises. Une certaine presse règle des comptes. L'extrême droite mène le chahut dans les salles et se venge enfin du cinéaste du front populaire. Elle organise une cabale avec des manifestations devant les deux salles avec des gros bras pour intimider les spectateurs. L'extreme droite s'offusque que Marcel Dalio, qui a joué le prisonnier juif Rosenthal de La grande illusion, qui joue tous les personnages de juifs et métèques, soit choisi pour interpréter un marquis à la française. Pourtant, ici, lorsque La Chesnaye est traité de métèque (La Chesnaye père était un Rosenthal), il fait intervenir le cuisinier qui dit que La Chesnaye, tout métèque qu'il est, c'est un homme du monde en déroulant une longue anecdote sur sa connaissance de la préparation des pommes de terre. Autre preuve de l'absence d'antisémitisme de Renoir, ce cusinier se prénome Jean.

Le courrier des lecteurs montre que le public est divisé. Renoir, qui est revenu de ses illusions politiques perd son public de gauche. Les rapports entre maitres et valets sont à l'inverse de ce que l'on pouvait attendre sur l'aliénation des domestiques, sur le grand capitalisme et les grands propriétaires terriens. Ce qui intéresse Renoir c'est les rapports de séduction réciproque. Le film est aussi un échec car le ton, très nouveau, le différencie des films avec personnages sympathiques et antipathiques et où scènes gaies et scènes tristes sont clairement réparties. Ici tout est mélangé. Néanmoins, même Jean Renoir comédien est trouvé savoureux. Le premier samedi, de dix heures du matin au soir les salles sont combles. Mais devant le chahut, les deux directeurs de salle demandent des coupes. Renoir envoie sa monteuse dans les salles et pratique des coupes à même les copies pour une dizaine de minutes en moins. Le film devient encore moins compréhensible. Les gens ne sont pas choqués mais trouvent le film sans queue ni tête.

Avec la guerre, le film est retiré des écrans. Fin juillet 1939, Renoir qui se plaint d'être incompris en France se rend dans l'Italie de Mussolini pour préparer La Tosca qu'il ne réalise pas puis s'exile aux Etats-Unis. Pour partir Renoir écrira au directeur de la radio et du cinéma de Vichy deux lettres à forte connotation antisémite qui lui seront trés souvent et à juste titre repprochés.

Deux rééditions de La règle du jeu, en 1945 puis en 1948, sont sanctionnées par l'échec commercial mais les cinéphiles le découvrent. Ce film leur apparait moderne : ses trous dus aux coupes, ce sont des ellipses. La réputation du scandale donne un aspect romantique à ceux qui aiment le film. De plus, on peut y mettre ce qu'on veut : peinture de société, salade des sentiments, prouesses techniques.

En 1958, Jean Gaborit et Jacques Maréchal créent la société Les Grands Films Classiques. Ils rachètent les droits de La règle du jeu et découvrent qu'il y a environ 200 bobines qui dorment dans un laboratoire. Ils reconstituent une version plus longue (avec l'accident, Octave chef d'orchestre, la scène de la passerelle, du couloir, le baiser dans la serre). Personne n'a alors jamais vu le film ainsi, pas même Jean Renoir. A l'été 59, ils le montre à Renoir qui, en larmes, ne dit pas un mot. Le film est ovationné au festival de Venise. En 1965, lorsque le film sort en version intégrale, Renoir confirme qu'il ne manque qu'une seule scène tournée avec Toutain sur l'intérêt sexuel des bonnes. La scène d'Octave en chef d'orchestre à la fin du scenario original de La règle du jeu est déplacée au centre de la fête. La règle du jeu devient le film préféré des réalisateurs de la Nouvelle vague... et sans doute le notre.

Jean-Luc Lacuve le 15/09/2011

Vidéo- Bibliographie :

  1. La joie de vivre, Jean Renoir (Claude Barma, 1957)
  2. Pour tout vous dire, entretiens avec Jean Renoir et Jean Serge (archive sonore, 1958)
  3. Les écrans de la ville, La règle du jeu (1965, Colette Thiriet)
  4. Cinéastes de notre temps, la règle et l'exception (Jacques Rivette, 1967)
  5. François Truffaut, Un festival Jean Renoir, 1967 repris dans Les films de ma vie. 1975, P.61
  6. André Bazin : Jean Renoir, éditions Champ Libre, 1971.
  7. Grand écran, François Truffaut La règle du jeu (Raoul Sangla, 1972)
  8. Jean Renoir, Entretiens et propos, éditions de l'étoile, 1979
  9. Giles Deleuze : L'image-temps (chapitre 4 : les cristaux de temps), 1985
  10. Paulette Dubost à la Ferté-Saint Aubin (Alexandre Moix, 2001)

 

Test du DVD

Editeur : Montparnasse, septembre 2011 pour l'édition DVD.

Suppléments : ll était une fois… "La Règle du jeu" par Serge July (52 mn). Jean Renoir, le patron : La Règle et l'exception (49 mn). Extrait de Cinéastes de notre temps, réalisé par Jacques rivette en 1966. Olivier Curchod présente "La Règle du jeu" (27 mn.) "Ma" Règle du jeu (16 mn.) Entretiens réalisés par NT Binh avec Claude Chabrol, Noémie Lvovsky, Eduardo Serra. "La Règle du jeu" dans la série Image par Image (42 mn.). Documentaire réalisé par Pierre-Oscar Lévy, sur des textes de Jean Douchet. Bande-annonce originale de 1939 (2 mn.)