Le mécanicien Jacques Lantier, aide du chauffeur Pecqueux, conduit sa locomotive " la Lison " entre le Havre et Paris. Il s'éprend de Séverine la jeune et jolie épouse de Roubaud, le sous-chef de gare du Havre. Celui-ci pourtant très jaloux, laisse cette liaison se nouer sous ses yeux car il pense que Lantier le soupçonne - malgré l'arrestation du braconnier Cabuche- d'être le meurtrier du châtelain Grand-Morin. Lantier ne voyageait-il pas dans le même wagon le jour où il tua l'ancien amant de sa femme, en obligeant celle-ci à être sa complice?
Séverine, devenue la maîtresse de Lantier, lui suggère bientôt de supprimer son encombrant mari. Mais il est victime d'une lourde hérédité alcoolique qui le pousse à tuer les femmes qu'il approche; aussi dans une crise de folie assassine-t-il sa jeune maîtresse. Fou de chagrin et de remords et désespéré de cette impuissance à se dominer, il se jette sur le ballast alors que sa " Lison " roule à pleine vitesse.
Le projet de cette adaptation contemporaine de Zola n'émane pas de Renoir mais du producteur Raymond Hakim et c'est Gabin qui demanda à être dirigé par Renoir.
Genèse
Gabin tenait à ce personnage populaire : "Un cheminot c'est de la force en marche, c'est du travail en cadence, c'est de l'ouvrier qui se déplace "
Le roman plaît à Renoir qui ne l'avait pas lu auparavant. Il écrit un scénario en douze jours qu'il ne suivra que partiellement. Gabin conduit la locomotive plusieurs fois entre Le Havre et Paris. Renoir tient à Simone Simon : "Les vamps doivent être jouées par des veuves avec une figure innocente. Les femmes avec une figure innocente sont les plus dangereuses." Bien aidé par les Chemins de fer , le tournage sera néanmoins difficile lorsque la locomotive accompagnée de son wagon plat empli d'éclairages atteint les 100 km/h... poussée par une autre locomotive.
Symphonie tragique
Beaucoup des personnages de Renoir dans ses films d'avant-guerre sont des créatures tragiques. Ici la fatalité "ce personnage qui doit figurer dans toute grande uvre" (dixit Renoir) est beaucoup plus présent que dans ses autres films. Chez Lantier, elle est pathologique, inscrite dans son sang et son hérédité. Elle n'est pas moins présente chez Roubaud, personnage qui serait falot si la jalousie et la passion morbide pour sa femme ne le transformait en criminel démoniaque et sans remords. Elle a presque autant d'importance chez Séverine qui, malgré sa séduction, ses calculs à la fois enfantins et pervers se sait exilée du bonheur".
De cette tragédie naturaliste, Renoir essaie de tirer une uvre quasiment musicale, une symphonie en noir et blanc où chacun interprète et apporte son ton et sa note personnels : opacité lourdaude et inquiétante de Ledoux, affectation féline de Simone Simon, romantisme lyrique de Gabin, ironie goguenarde et amicale de Carette, témoin impuissant de la tragédie. ( )
La figure-mère du film est cet interminable élancement vers la sortie du tunnel, quand les personnages espèrent enfin voir surgir la lumière et vont en fait à la rencontre inévitable de leur destin et de leur mort.
Jacques Lourcelles, dictionnaire du cinéma (extraits)
Jean Renoir interprète Cabuche, le cantonnier injustement accusé du meurtre de Grandmorin, le grand bourgeois, et vraisemblablement condamné à mort. Pour Daniel Serceau : "L'adverbe s'impose puisque le personnage disparaît de la fiction. Le spectateur ne sait donc rien de son devenir. Discutant de cette accusation avec les vrais coupables, Séverine et Roubaud, Jacques Lantier qui a été témoin des circonstances du meurtre s'exclame "Voyez-vous, ce qui m'embête là-dedans, c'est cette histoire de Cabuche (..) S'ils le condamnaient, hé ben j'sais bien ce que j'f'rais, j'irais les trouver (..) Parce qu'il n'est pas coupable". Sa déclaration d'intention s'arrête là. A son tour, il ne fera plus allusion au pauvre cantonnier.
En conférant au personnage de Cabuche l'aura de sa propre interprétation,
Renoir lui accorde une importance particulière. Il ne joue plus là
le rôle d'incitateur comme le père Poulain dans Partie
de campagne. Ainsi que le souligne l'occultation narrative du personnage,
Cabuche est une victime désignée, sa situation de classe (il
longe les wagons de première classe avant de monter en troisième)
et son franc parler, conséquence de celle-ci, sont les causes explicites
de son accusation. Le silence fait sur son sort permet au récit de
se poursuivre. Si Lantier avait mis sa menace à exécution, son
histoire ne devenait-elle pas sans lendemain ? Ainsi l'arrestation de Cabuche
fait-elle l'affaire de tous. De la police et de la justice qui clôturent
prestement une affaire ; de la bourgeoisie qui évite un scandale ;
de Séverine et de Roubaud ainsi lavés de tout soupçon
; de Lantier enfin qui accède à l'amour, le grand interdit de
sa vie.
Si Roubaud est coupable, Séverine et Lantier complices, faut-il rappeler que toute cette cascade de souffrances a son origine dans le comportement de Grandmorin usant de ses domestiques et de leurs filles à la manière d'un grand seigneur bénéficiant du droit de cuissage ? Pour Séverine l'amour (l'amour sexuel) est devenu un sentiment inaccessible. Grandmorin en porte historiquement la responsabilité ; Cabuche subit à son tour la loi du vieux maître mais par ricochet. La faute initiale en génère une série d'autres dont il devient l'ultime relais.
Occupant dans la fiction le position du "dernier des hommes", Cabuche
recueille et concentre sur sa personne tout le système des injustices
et des transferts de culpabilité. Selon la formule popularisée
par René Girard, Cabuche devient un bouc émissaire. Formule
que Renoir aurait certainement reprise à son compte. Ne dit-il pas
à propos de la mort d'André Jurieu dans La
règle du jeu (1939) :"Faut un sacrifice". Cabuche permet
à la narration de se poursuivre et à l'amour de triompher, du
moins provisoirement. Cette solution correspond aussi aux vux des spectateurs
prompts à sacrifier certains personnages secondaires afin de mieux
assurer la survie ou le bonheur des "héros".
Renoir aurait certes pu se dispenser de l'interrogation de Lantier et montrer l'exécution de Cabuche sans indiquer la réaction des principaux protagonistes. Mais Lantier se sacrifiant lui-même au nom de la vérité aurait fait de la Bête humaine un film bien pensant. Lantier sacrifiant Cabuche fait de La bête humaine un moment de vérité humaine.(Analyse de Daniel Serceau, plus complète dans : Jean Renoir post-celluloïd dans CinémAction n°124. Le cinéma au miroir du cinéma. 2007.)