Le navire de Jaffar entre dans le port de Bassora. Il demande des nouvelles de la princesses à sa fidèle servante, Halima. Lorsque celle-ci lui confirme que son état de léthargie est stationnaire, Jaffar s'enquiert du jeune mendiant aveugle qu'elle devait rechercher. Elle l'a trouvé. Sur le marché, celui-ci demande la charité au nom d'Allah. Quand un marchand lui donne une fausse pièce, son chien s'en aperçoit immédiatement et suscite ainsi colère, interrogation puis émerveillement du marchand. Passant devant le jeune aveugle, Jaffar demande à Halima de le conduire dans son palais. Dans celui-ci, il retrouve la princesse endormie qui, à la stupéfaction de ses docteurs, reste prostrée dans une léthargie qui ne semble pouvoir être guérie que par le prince dont elle est amoureuse. Jaffar se fait fort de lui enseigner le véritable amour une fois que le sortilège aura cessé.
Le mendiant, Ahmad, conduit au palais par Halima, raconte son histoire aux belles suivantes du maitre de celles-ci dont il ignore que c'est Jaffar... qui l'écoute aussi avec attention. Ahmad ne veut aujourd'hui que retrouver sa bien-aimée mais son histoire commence alors qu'il était fils de roi et que le chien à ses pieds était un jeune voleur de Bagdad :
Le jeune Ahmad, légitime prince de Bagdad, ne connaissait rien au pouvoir et laissait gouverner son grand vizir, le sinistre Jaffar qui maintenait le peuple sous la terreur. Comme Ahmad demanda à savoir ce que pensait le peuple, Jaffar lui conseilla de se rendre incognito dans sa ville le soir. Il en profita pour le faire arrêter et jeter en prison. Dans la cellule d'Ahmad est bientôt jeté Abu, un petit voleur rusé qui fait semblant de larmoyer pour mieux subtiliser la clé de son geôlier. Le prince et Abu fuient vers Bassora. Là, Ahmad tombe amoureux de la princesse, fille du Sultan, le collectionneur aux 40 000 jouets.
Mais Jaffar est venu offrir un cheval volant au sultan, car il convoite lui aussi la princesse. Le sultan, incapable de résister au plaisir de détenir le cheval volant, offre sa fille à Jaffar. Celle-ci s'enfuit vers Samarkand non sans faire prévenir Ahmad. Mais celui-ci a déjà été capturé dans le jardin en compagnie d'Abu. Tous deux sont trainés devant le sultan et Jaffar. Celui-ci, pour éviter que ses ennemis ne révèlent sa fourberie, rend Ahmad aveugle et transforme Abu en chien.
Ayant raconté sa triste histoire, Ahmad est conduit vers la princesse. Celle-ci est revenue à Bassora après avoir été vendue à un marchand et être tombée en léthargie. La présence d'Ahmad la réveille immédiatement. Les deux amants s'embrassent. Mais leur joie est de courte durée. Halima les sépare car son maitre est de retour. La princesse, consternée de savoir son Ahmad aveugle, demande conseille à Halima qui la conduit sur le bateau de Jaffar. Celui-ci lui affirme qu'Ahmad retrouvera la vue dès qu'elle acceptera d'être dans ses bras. La princesse accepte son étreinte et, immédiatement, Ahmad retrouve la vue et Abu son apparence humine. La princesse est apprêtée pour sa nuit avec Jaffar mais celui-ci renonce à la soumettre par sa magie car il veut son amour. La princesse voit qu'Ahmad est parti à son secours sur un frêle esquif. Jaffar fait se lever la tempête.
Abu est jeté sur une plage où il découvre, dans un flacon abandonné depuis fort longtemps, un génie emprisonné. L'ayant libéré puis enfermé par ruse, Abu se voit accorder trois vux par le génie en échange de sa liberté. Il demande à manger puis à savoir ce que son ami est devenu. Il devra pour cela s'emparer du rubis magique "L'il-qui-voit-tout" dans un temple indien et combattre une araignée géante dans un temple perdu au sommet d'une montagne.
Grâce à "L'il-qui-voit-tout", Abu voit son ami perdu dans les montagnes près de Bassora. Sans faire usage d'un vu, il demande au génie, qui doit lui obéir, de le conduire auprès de son ami. Tous deux voient alors dans "L'il-qui-voit-tout" Jaffar faire respirer la rose bleue qui provoque l'oublil à la princesse. Celle-ci, dès qu'elle a respiré la rose oublie Ahmad et croit Jaffar qui la dit amoureuse de lui. Ahmad en est tellement meurtri qu'il se dispute avec Abu lui refusant son amitié si elle n'est pas capable de le ramener près de la princesse. "Je souhaite qu'il en soit ainsi" énonce alors Abu, perdant son ultime vu et se retrouvant prisonnier des montagnes.
Le génie l'ayant quitté se moquant de son bon cur, Abu dépité, jette "L'il-qui-voit-tout". La montagne s'écroule alors et fait apparaitre un désert où se dressent des tentes de bédouins. Dans celles-ci, Abu est accueilli par "Le roi de la terre de légende" qui dit l'attendre depuis 4000 ans afin de lui léguer sa couronne. Les descendants de l'âge d'or se sont pétrifiés quand les hommes ont perdu leur âme d'enfant mais tout est désormais possible à celui qui voit avec les yeux d'un enfant. Abu ne veut pas être roi mais s'empare volontiers du symbole de la royauté, l'arbalète de justice qui tue les tyrans. Il vole aussi le tapis magique et file droit vers Bagdad où Ahmad va être exécuté.
Celui-ci a en effet retrouvé la princesse mais, à peine dans ses bras, a été immédiatement arrêté par les gardes de Jaffar. Le jour de son exécution, et conforment à la prophétie attendue dans la ville, un jeune garçon arrive dans le ciel et abat le bourreau qui s'apprêtait à trancher la tête d 'Ahmad. C'est le signal de la révolte. Jaffar tente de s'enfuir sur son cheval magique mécanique mais il est abattu par l'arbalète d'Abu.
Ahmad et la princesse règnent sur Bagdad et sont acclamés par le peuple. Le nouveau roi annonce qu'Abu sera plus tard son grand vizir. Mais lorsque le jeune Abu, déjà mal à l'aise dans son costume d'apparat, apprend qu'il devra aller à l'école, il s'enfuit sur son tapis magique. Il reconnait qu'Ahmad a trouvé en la princesse ce qu'il cherchait mais il s'enfuit afin de trouverpour lui-même la joie et l'aventure.
Dans cette grande fantaisie orientale, c'est la puissance du regard qui est exaltée, ses dangers, ses leurres tout autant que sa capacité à appréhender le monde. Jaffar et le Sultan cherchent à posséder ce qu'ils voient, Ahmad et la princesse à le partager et Abu, le petit voleur de Bagdad à délaisser tout ce qu'il trouve pour chercher toujours du nouveau ou, ce qui revient au même, la joie et l'aventure.
De l'il inquisiteur aux yeux des enfants
Le motif de l'il inquisiteur est présent dès le premier plan avec l'il à la proue du bateau de Jaffar qui grandit jusqu'à occuper tout l'écran et se résoudre sur un fondu-enchainé sur Jaffar. Celui-ci tente de maitriser le peuple de Bagdad depuis le haut du palais où il le domine du regard. Il refuse toujours de se mêler à la foule préférant voyager incognito en chaise à porteur alors qu'il envoie Ahmad se mêler au peuple pour mieux le piéger. Ses pouvoirs magiques opèrent grâce à son regard hypnotique qui lui permet de rendre aveugle Ahmad et de transformer Abu en chien. Jaffar teste pourtant les limites du regard. Il renonçant à hypnotiser la princesse pour la soumettre à ses désirs.
Pour la princesse, le regard est d'abord trompeur. En apercevant Ahmad dans l'eau du bassin, elle le prend pour un génie. Apres avoir respiré la rose bleue de l'oubli, elle pourrait aussi tomber amoureuse à la vue de Jaffar. A l'inverse, c'était lorsqu'elle était emprisonnée dans le sommeil que son amour s'était manifesté de la façon la plus forte. De même pour Ahmad la beauté de la princesse restera éternelle lorsqu'il se croit aveugle pour toujours et c'est en retrouvant la vue que le désir le fait souffrir : une première fois lorsqu'il voit s'éloigner le bateau de Jaffar avec la princesse, une seconde fois lorsqu'il la voit succomber à Jaffar dans l'il qui voit tout.
C'est en jetant à terre L'il-qui-voit-tout qu'Abu fait s'écrouler les montagnes de pierre qui emprisonnaient Le roi de la terre de légende. Abu se retrouve perdu comme un enfant et c'est ce qui le sauve car, dans La terre de légende tout est possible quand on le voit au travers des yeux d'un enfant. Abu ne cherche à dominer personne ni à posséder quoi que ce soit. Son regard est toujours tourné vers de nouvelles aventures et ses larmes (avec le geôlier auquel il dérobe la clé) ne sont que simulacre.
Le sultan amateur d'automates, puéril et inconséquent est la caricature d'Abu. Sans doute parce qu'il collectionne alors qu'Abu ne cesse de se débarrasser de ce qui l'encombre.
Voir c'est désirer
Le problème des humains s'incarne en effet dans ce dilemme que voir c'est désirer. Désirer le pouvoir comme Jaffar, des jouets comme le sultan et rarement rien d'autre que l'aventure comme Abu. Le sous-texte du désir sexuel est particulièrement travaillé par Powell. Le voile rose délicatement repoussé sur les cheveux de la princesse et sa robe rose entrouverte sont des symboles sexuels féminins manifestes tout comme sont particulièrement masculines les colonnes associées aux deux hommes qui la désirent.
un même "colossal" désir
sexuel chez Jaffar et Ahmad
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Ce qui ne veut pas dire posséder
En tenant sans cesse le fil de la puissance du regard et de ses dangers au milieu de la féérie constante de ses aventures, le film lui-même semble vouloir échapper au désir de possession et ne proposer un plan magnifique que pour sauter au suivant. Un gros plan sur les yeux d'Abu transformé en chien puis sur ceux de Jaffar servent de points d'entrée et de sortie au flash-back. Le film ne cesse de proposer des images inoubliables, des décors de Bassora ou de Bagdad, le génie, l'araignée, la rose bleue de l'oubli, le tapis volant.
Un auteur entouré de quatre artisans
La thématique du regard et de ses dangers ainsi que le rôle de l'inquiétant mais bien séduisant Jaffar attribué à Conrad Veidt qui avait joué dans L'espion noir (1938) et Espionne à bord (1940), les deux précédents films de Michael Powell font de ce dernier le véritable auteur du Voleur de Bagdad. C'est cependant le rôle moteur d'Alexander Korda, le producteur et des trois autres réalisateurs, Ludwig Berger, Tim Whelan et Zoltan Korda qui élève le film au rang des meilleurs films d'aventures, pouvant rivaliser avec le meilleur de la production hollywoodienne en ce domaine. La version du Voleur de Bagdad (1924) de Raoul Walsh reste aussi moins intéressante que celle-ci.
Lorsqu'en 1938, Alexander Korda décide de la mise en route du film, il s'entoure de proches collaborateurs Ainsi, le rôle titre échoit au jeune acteur indien Sabu, révélé dans deux de ses productions d'aventures exotiques : Elephant boy (Robert Flaherty et Zoltan Korda, 1937) et Alerte aux indes (Zoltan Korda, 1938). Pour incarner le méchant Jaffar, Korda fait appel à Conrad Veidt, comédien allemand mondialement connu après son rôle de César le somnambule dans Le cabinet du docteur Caligari et alors en exil à Londres.
Pour la mise en scène, Alexander Korda fit d'abord appel à Ludwig Berger, un réalisateur allemand dont le travail l'enthousiasme. Pourtant, dès la préparation du tournage, l'atmosphère s'assombrit. Berger veut employer le compositeur Oscar Straus avec lequel il venait de collaborer sur une opérette filmée nommée Trois valses. Straus écrit la musique avant que le tournage ne commence, et Berger veut demander aux acteurs d'évoluer au rythme des partitions, ce qui aboutit à des résultats jugés décevants. Qui plus est, au cours des essais, Berger favorise direction des comédiens sur la mise en valeur des décors et le caractère spectaculaire des séquences. Finalement, dès le début du tournage, Alexander Korda lui met des bâtons dans les roues. Il s'incruste sur les plateaux où tourne Berger, lui impose ses quatre volontés, voire tourne lui-même certaines scènes. La musique de Straus est remplacée par celle composée par un musicien alors peu connu : Miklos Rosza.
Korda fait appel à Tim Whelan, un réalisateur américain pour s'occuper des séquences d'action, tandis que Powell dirige des passages à grand spectacle. Finalement, le tournage s'interrompt avec l'arrivée de la seconde guerre mondiale. Il sera achevé par Alexander et Zoltan Korda, exilés aux Etats Unis. Ainsi, alors que certains extérieurs doivent être captés dans des pays exotiques, comme l'Egypte, l'équipe les filme dans des parcs naturels américains. Après deux années de production, Le voleur de Bagdad sort dans les salles américaines et anglaises en décembre 1940.
Jean-Luc Lacuve le 14/12/2011