Longtemps jai habité la banlieue. Mon premier souvenir est un souvenir de banlieue. Aux confins de ma mémoire, un train de banlieue passe, comme dans un film. La mémoire et les films se remplissent dobjets quon ne pourra plus jamais appréhender.
Longuement jai habité ce quartier de Courbevoie. Les bombes démolirent les vieilles maisons, mais léglise épargnée fut ainsi dégagée. Je troque une victime contre ces pierres consacrées ; cétait un camarade décole ; nous chantions dans la classe proche : « Mourir pour la patrie », « Un jour de gloire vaut cent ans de vie ». Les cartes de géographie Vidal de Lablache éveillaient le désir des voyages lointains, mais entretenaient surtout leur illusion au sein même de nos paysages pauvres. Un regard encore pur peut lire sans amertume ici où le mâchefer la poussière et la rouille sont comme un affleurement des couches géologiques profondes.
Palais, Palace, Eden, Magic, Lux, Kursaal La plus belle nuit de la semaine naissait le jeudi après-midi. Entassés au premier rang, les meilleures places, les garçons et les filles acquittent pour quelques sous un règne de deux heures. Parce que les donjons des Grands Moulins de Pantin sont un « Burg » dessiné par Hugo, le verre commun entassé au bord du canal de lOurcq scintille mieux que les pierreries. A quinze ans, ce nest rien de dépasser à vélo un trotteur à lentraînement. Le vent dhiver coupait le polygone du Bois de Vincennes ; moins sévère que le vent de lhiver à venir qui verrait les Panzers répéter sur le terrain. Promenades, premiers flirts au bord de la Marne, ombres sombres et bals muets, pas de danse pour les filles, les guinguettes fermeraient leurs volets. Les baignades de la Marne, Eldorado dhier, vieillies, muettes et rares dorment devant la boue. Soudain les rues sont lentes et silencieuses. Où seront les guinguettes, les fritures de Suresnes ? Paris ne saccordera plus aux airs daccordéon.
La banlieue entière sest figée dans le décor préféré du film français. A Montreuil, le studio de Méliès est démoli. Ainsi merveilles et plaisirs sen vont, sans bruit. "La banlieue triste qui sennuie, défile grise sous la pluie" chantait Piaf. La banlieue triste qui sennuie, défile grise sous la pluie. Lennui est le principal agent dérosion des paysages pauvres. Les châteaux de lenfance séloignent, des adultes reviennent dans la cour de leur école, comme à la récréation, puis des trains les emportent. La banlieue grandit pour se morceler en petits terrains. La grande banlieue est la terre élue du ptit pavillon. Cest la folie des ptitesses. Ma ptite maison, mon ptit jardin, mon ptit boulot, une bonne ptite vie bien tranquille.
Vie passée à attendre la paye. Vie pesée en heures de travail. Vie riche en heures supplémentaires. Vie pensée en termes dassistance, de sécurité, de retraite, dassurance. Vivants qui achètent tout au prix de détail et qui se vendent, eux, au prix de gros. On vit dans la cuisine, cest la plus petite pièce. En dehors des festivités, la salle à manger nouvre ses portes quaux heures du ménage. Cest la plus grande pièce : on y garde précieusement les choses précieuses. Vies dont le futur a déjà un passé et le présent un éternel goût dattente. Le pavillon de banlieue peut être une expression mineure du manque dhospitalité et de générosité du Français. Menacé il disparaîtra.
Pour être sourde la lutte nen est pas pour autant silencieuse. Les téméraires construisent jusquaux avants-postes. Lagglomération parisienne est la plus pauvre du monde en espaces verts. Cependant la destruction systématique des parcs anciens nest pas achevée. Massacre au gré des spéculations qui sert la mode de la résidence de faux luxe, cautionnée par des arbres centenaires. Voici venu le temps des casernes civiles. Univers concentrationnaire payable à tempérament. Urbanisme pensé en termes de voirie. Matériaux pauvres dégradés avant la fin des travaux. Le paysage étant généralement ingrat. On va jusquà supprimer les fenêtres puisquil ny a rien à voir. Les entrepreneurs entretiennent la nostalgie des travaux effectués pour le compte de lorganisation Todt. Parachèvement de la ségrégation des classes. Introduction de la ségrégation des âges : parents de même âge ayant le même nombre denfants du même âge. On ne choisit pas, on est choisi. Enfants sages comme des images que les éducateurs désirent. Jeux troubles dans les caves démesurées. Contraintes des jeux préfabriqués ou évasion ? Quels seront leurs souvenirs ? Le bonheur sera décidé dans les bureaux détudes. La ceinture rouge sera peinte en rose. Qui répète aujourdhui du peuple français quil est indiscipliné. Toute une classe conditionnée de copropriétaires est prête à la relève. Classe qui fait les bonnes élections. Culture en toc dans construction en toc. De plus en plus la publicité prévaut contre la réalité.
Ils existent à trois kilomètres des Champs-Élysées.
Constructions légères de planches et de cartons goudronnés
qui senflamment très facilement. Des ustensiles à pétrole
servent à la cuisine et à léclairage.
- Nombre de microbes respirés dans un mètre cube dair
par une vendeuse de grands magasins : 4 millions
- Nombre de frappes tapées dans une année par une dactylo :
15 millions
- Déficit en terrain de jeux, en terrain de sport : 75%
- Déficit en jardin denfant : 99%
- Nombre de lycées dans les communes de la Seine : 9. Dans Paris :
29
- Fils douvriers à lUniversité : 3%. A lUniversité
de Paris : 1,5%
- Fils douvriers à lécole de médecine : 0,9%.
- A la Faculté de lettres : 0,2%
- Théâtre en-dehors de Paris : 0. Salle de concert : 0
La moitié de lannée, les heures de liberté sont dans la nuit. Mais tous les matins, cest la hantise du retard. Départ à la nuit noire. Course jusquà la station. Trajet aveugle et chaotique au sein dune foule serrée et moite. Plongée dans le métro tiède. Interminable couloir de correspondance. Portillon automatique. Entassement dans les wagons surchargés. Second trajet en autobus. Le travail est une délivrance. Le soir, on remet ça : deux heures, trois heures, quatre heures de trajet chaque jour. Cette eau grise ne remue que les matins et les soirs. Le gros de la troupe au front du travail, larrière tient. Le pays à ses heures de marée basse.
Lautobus, millionnaire en kilomètres, et le travailleur, millionnaire
en geste de travail, se sont séparés une dernière fois,
un soir, si discrètement quils ny ont pas pris garde. Dun
côté les vieux autobus à plate-forme nont pas le
droit à la retraite, ladministration les revend, ils doivent
recommencer une carrière.
De lautre, les vieux travailleurs. Vieillesse qui doit, dans lesprit
de chaque salarié, indubitablement survenir. Vieillesse comme récompense,
comme marché que chacun considère avoir passé. Ils ont
payé pour ça. Payé pour être vieux. Le seul âge
où lon vous fout la paix. Mais quelle paix ? Le repos à
neuf mille francs par mois. Lisolement dans les vieux quartiers. Lasile.
Ils attendent lheure lointaine qui revient du pays de leur enfance,
lheure où les bêtes rentrent. Collines gagnées par
lombre. Aboiement des chiens. Odeur du bétail. Une voix connue
très lointaine
Non. Ils pourraient tendre la main et palper la
page du livre, le livre de leur première lecture.
Les squares nont pas remplacé les paysages de LIle de
France qui venaient, hier encore, jusquà Paris, à la rencontre
des peintres.
Le voyageur pressé ignore les banlieues. Ces rues plus offertes aux
barricades quaux défilés gardent au plus secret des beautés
impénétrables. Seul celui qui eût pu les dire se tait.
Personne ne lui a appris à les lire. Enfant doué que ladolescence
trouve cloué et morne, définitivement. Il na pas fait
bon de rester là, emprisonné, après y être né.
Quelques kilomètres de trop à lécart.
Des années et des années dhôtels, de « garnis
». Des entassements à dix dans la même chambre. Des coups
donnés, des coups reçus. Des oreilles fermées aux cris.
Et la fin du travail à lheure où ferment les musées.
Aucune promotion, aucun plan, aucune dépense ne permettra la cautérisation.
Il ne doit rien rester pour perpétrer la misère. La leçon
des ténèbres nest jamais inscrite au flanc des monuments.
La main de la gloire qui ordonne et dirige, elle aussi peut implorer. Un simple
changement dangle y suffit.