En 2009, près d'Orléans, une fabrique de lingerie féminine, Starissima, vient de faire faillite. Entre le dépôt de bilan et une éventuelle liquidation de l'entreprise prononcée par le tribunal, les employés ont six mois pour tenter de la racheter eux-mêmes et la transformer en société coopérative ouvrière de production (SCOP).
Arrivée sur place au moment où la responsable départementale des SCOP encourage les cadres à mettre en oeuvre le projet, Mariana Otero en suit la mue complexe entre mai et juillet 2009. Pour que cette utopie sociale voit le jour, une majorité de salariés doit en effet s'y rallier et s'engager à investir individuellement au moins un mois de salaire. En contrepartie, chacun des salariés, quel que soit son investissement dans le capital, disposera d'une voix. Dans un second temps seulement, les banques se prononceront sur sa viabilité.
Les six cadres les plus investis dans le projet, quatre femmes et deux hommes, l'ancien adjoint du patron et Denis, le chef des commerciaux, rédigent un protocole d'accord que devront signer les salariés pour marquer leur engagement dans le projet ou, au contraire, s'en exclure.
Dans l'atelier des accessoires, Muriel hésite mais décide d'aller de l'avant. Noami est plus réservée et Sylvie, la femme d'agriculteur davantage encore. Quant à Jeanne Rose, qui refuse de dire ce qu'elle pense à quiconque d'autre que son mari, il est clair qu'elle ne veut pas s'engager. Au fil des jours cependant, malgré les interrogations sur la somme qu'ils devront mettre, Muriel et Noami semblent de plus en plus décidées. Laurent, le délégué du personnel vient discuter avec elles des points qui posent problème et des espoirs de pouvoir tout changer : pauses, vacances...
Chez les cadres, Denis est choisi pour diriger la future SCOP. Bientôt la majorité des salariés a donné son accord, même Sylvie qui, après discussion avec son mari, a décidé de ré-investir sa prime d'intéressement qu'elle "n'a pas vraiment gagnée."
Fin mai, le patron fait une contre proposition qui parait obscure à tout le monde. Il propose de créer deux sociétés, la SCOP et une société de production qui lui passera commande et ira chercher les clients et dont, lui, sera le patron. Lors de la réunion du 4 juin avec les salariés, l'une des cadres lui fait sèchement remarquer que son projet leur fait perdre du temps car il suppose d'abord que la SCOP soit viable. Valérie, l'une des ouvrières, a bien compris que dans cette configuration la SCOP ne serait plus qu'une entreprise sous-traitante de celle de leur ancien patron. Décidemment ce projet ne convient pas.
Denis fête avec ses collègues le baptême de son fils, distribue les dragées, embrasse ses collègues. Mais l'euphorie est de courte durée. Quelques jours plus tard, il apprend aux maîtres d'oeuvre de la SCOP que, lors de la visite annuelle des commerciaux auprès des responsables de l'hypermarché Cora, on leur a appris le déréférencement des marques de leur entreprise. Ils perdent un tiers de leur chiffre d'affaires et n'ont plus que deux gros clients dont ils dépendent à plus de 80 %. Le groupe annonce la mauvaise nouvelle aux salariés qui espèrent encore qu'une solution est possible.
Muriel écoute sa collègue vietnamienne lui dire qu'elle regrette qu'ils n'aient pas fait le poulet, le rite religieux destiné à faire partir les mauvais esprits de l'entreprise. La responsable départementale des SCOP sonne le glas des espoirs en confirmant qu'aucune banque n'est prête à suivre après la perte de la clientèle de Cora. Aux ouvrières, elle dira que leur aventure a prouvé leur combativité et qu'ils peuvent être fiers du combat mené. C'est le sentiment de chacun et chacune qui chantent les louanges des SCOP dans une séquence de comédie musicale.
Dans cette aventure d'une réappropriation de leur outil de travail par les salariés, ce sont les ouvrières que Mariana Otero a choisi de suivre. Muriel, Sylvie, Noami et Valérie vont progressivement se décider pour la SCOP, aiguillonnées par Laurent, le délégué du personnel, et les questions de la réalisatrice.
Celle-ci c'est en effet donné pour but d'accompagner avec justesse le début d'une prise de conscience qu'un autre monde est possible, un monde ou l'on est plus attentif aux autres et où il est possible d'être inclus dans le processus de décisions.
Un petit sujet au plus près des ouvrières
Il s'agit là d'un tout petit sujet, bien loin des documentaires s'attaquant aux problèmes économiques. Mariana Otero laisse d'ailleurs de côté tout ce qui ne concerne pas directement son point de vu. Ce n'est ainsi que par des informations extérieures au film(1) que l'on apprend que l'entreprise n'assure que la conception des modèles et leur réalisation en quelques exemplaires avant qu'ils ne soient fabriqués en grande série en Chine et de revenir dans de grands cartons que des ouvrières reconditionnent alors pour la vente auprès de leurs clients. Il n'est pas indiqué non plus que c'est sur son temps de pause que Laurent, le délégué syndical, vient discuter avec les ouvrières. Sa fonction dans l'entreprise, peu spectaculaire visuellement, est de valider les commandes. On ne saura pas davantage si, comme le soupçonne Valérie, leur patron les a dénigrés auprès de Cora.
Mariana Otero s'interdit la voix off explicative, ou sa présence à l'écran. Elle intervient off pour poser des questions ou plutot tendre des perches sachant que la présence de sa caméra va inciter les ouvrières à donner une bonne image d'elles-mêmes, à être attentives aux questions et à l'écoute de leurs collègues. Autre accompagnement discret, le travelling de nuit dans les salles de couture désertées. Il avertit, juste après la fête du baptême, que des forces plus puissantes que la bonne volonté risquent de faire échouer le projet. Quelques plans de vent et de pluie sont en accord avec la tonalité triste d'une aventure qui échoue. Certes la mobilisation pouvait être amplifiée, un défilé organisé pour sensibiliser l'opinion mais, sans doute, était-ce trop pour ces ouvrières tout juste novices en révolte. La comédie musicale est une bien meilleure façon de leur rendre hommage.
Entrer dans l'usine pour changer le monde
La responsable départementale de la SCOP prend bien soin de tirer une morale positive de l'aventure. Mariana Otera fait de même avec son film en le bouclant sous la forme d'une sensible séquence de comédie musicale. Cette forme joyeuse, est potentiellement contenue dans l'aventure de la SCOP mais, sans cette conclusion, elle aurait probablement été vécue sur le mode de l'échec.
D'ailleurs les raisons d'espérer sont fragiles. On voit à quel point la conscience économique et politique des ouvrières est faible. Muriel n'est pas la Suzanne de Classe de lutte (1969) qui se métamorphose dans la lutte syndicale. Les ouvrières sont loin des ouvriers politisés de Un simple exemple qui, en 1975, avaient repris leur imprimerie. Sans doute sont-elles assez proches des ouvrières d'A pas lentes (1977) dont de longs et beaux entretiens avaient fini par révéler plus que la naïveté touchante dont font preuve ici les ouvrières en se laissant convaincre par leur mari ou par les cadres dont ils ne peuvent discuter la compétence.
Ce que révèle Entre nos mains, c'est que faire entrer une caméra dans une usine est sans doute l'antidote parfait à l'introduction de la télévision dans les salons. Qu'être accompagné par une caméra dans sa prise de conscience, c'est exactement l'inverse que de se laisser gagner par la veulerie du tout venant des propositions télévisuelles. Depuis Le dos au mur (Jean-Pierre Thorn, 1980) on n'en avait pas vu plus belle preuve.
Jean-Luc Lacuve le 12/10/2010
(1) Débat avec Mariana Otero au Café des images après la projection de son film le 11 octobre 2010.