A New York, la jeune comédienne de théâtre, Eve Harrington reçoit ce soir-là, d'un vieux comédien, le "Sarah Siddons Award", qui est l'Oscar de la meilleure actrice de théâtre de l'année. A cette occasion, trois de ses proches, Karen, l'épouse du dramaturge Lloyd Richards, Margo Channing, actrice célèbre dont Eve fut la secrétaire, et Addison De Witt, critique théâtral influent, évoquent leur relation avec la triomphatrice de la soirée...
Eve Harrington fut d'abord une petite comédienne inconnue qui vint un soir dans la loge de Margo Channing, la plus grande vedette de son temps, lui dire son admiration. Elle réussit à forcer son intimité et à devenir sa doublure.
Avec l'aide d'Addison De Witt, un critique important mais peu scrupuleux, Eve réussit à jouer à la place de Margo la nouvelle pièce de son auteur attitré, Lloyd Richards. Margo, se consolera en se décidant à épouser enfin son metteur en scène, Bill Sampson.
Karen Richards, d'abord complice d'Eve, se rend compte trop tard qu'Eve n'a fait que se servir d'elle... Eve triomphe dans la pièce de Lloyd. Elle sera consacrée, grâce à De Witt, meilleure actrice de l'année... Rentrant chez elle après cette soirée, Eve trouve sur son canapé une jeune admiratrice, Phoebe, qui va tenir auprès d'elle le rôle qu'elle a tenu auprès de Margo. La boucle est bouclée.
Pour Jacques Lourcelles, "Mankiewicz décrit un monde qu'il connaît bien et qui l'a toujours fasciné - le théâtre, à travers deux héroïnes principales : une comédienne célèbre et vieillissante, appréhendant avec angoisse ce que va être sa vie tant sur le plan sentimental que professionnel, et une jeune débutante ambitieuse, calculatrice et hypocrite, abordant au rivage du succès. Le relief de ces personnages qui ont une valeur universelle permet aussi à Mankiewicz de livrer une vision critique de la société américaine dans son ensemble où l'arrivisme, la fragilité psychologique, la tendance à la paranoïa, la peur du vieillissement et de la confrontation avec soi-même sont les caractéristiques essentielles.
Margo Channing subit dans une première approche de la vieillesse une double crise d'identité : comment conservera-t-elle l'amour d'un amant plus jeune qu'elle et surtout quels rôles pourra-t-elle jouer sur scène ? Quant à Eve Harrington, son hypocrisie et son mensonge fournissent, dans la réalité, une preuve tangible de son talent et de sa plasticité puisqu'elle réussit à se glisser dans l'intimité de Margo, de Karen et des autres grâce à un personnage imaginaire qu'elle a forgé de toutes pièces. Elle fait du théâtre non seulement sur les planches mais aussi dans la réalité. Hors de la scène qui est-elle ? Rien peut-être et c'est là, aux yeux de Mankiewicz, son problème essentiel.
Les sept récits en flash-back émanent de trois narrateurs (De Witt prenant la parole en 1er, 3e et 7e position, Karen en 2e, 4e et 6e et Margo en 5ème) et c'est uniquement par la voix que les narrateurs se succèdent, Mankiewicz ayant dédaigné de faire des retours au présent pour ponctuer et séparer les différents récits. Lourcelles note aussi l'originalité du flash-back sans image, purement oral, de l'évocation du passé d'Eve par elle-même à l'intérieur du premier récit de Karen. "Des images auraient été là une grande erreur : d'une part, il aurait fallu qu'elles fussent mensongères (puisque Eve ment), d'autre part, il était bien meilleur qu'elle convainque son auditoire -comme le public du film- par sa seule présence, par la seule persuasion de sa voix et de ses paroles, en bonne apprentie comédienne qu'elle voulait être. Comme souvent chez Mankiewicz la parole est utilisée ici comme une arme, à l'efficacité redoutable."
Pourtant, le film le plus célèbre de Mankiewicz, couvert de prix, d'Oscars et de récompenses, Jacques Lourcelle le considére comme moins émouvant que ses grands chefs d'uvres (le fantôme de Mme Muir, Chaînes conjugales ou La comtesse aux pieds nus) parmi lesquels il hésite un peu à le placer.
Sans doute parce que La comtesse aux pieds nus raconte les déboires d'un cur pur dans des milieux décadent alors que, All about Eve dessine un monde où "chacun est né avec son ego " et reprsente des personnages qui luttent pour le porter plus haut que l'autre sur la cruelle scène du monde. Sans doute aussi parce que Mankiewicz se livre ici à une mise en garde contre l'image ou la parole immédiate, toujours mensongère. Il faut le détour par le flash-back, la distance de la mise en scène, du cadre et du montage, pour redonner à l'image tout son poids.
Se sortir du double
Si Mankiewicz situe son intrigue dans le milieu théâtral, c'est que l'ensemble des personnages du film est enfermé dans la logique du double : Eve ne rêve que de devenir la star qu'elle voit dans les magazines ; Margo est enfermée dans son double, simple reflet du miroir dans lequel elle se complaît si souvent, actrice qui ne parvient pas à se faire aimer "pour ce qu'elle est" mais simplement, sur scène, pour ce qu'elle n'est pas.
Plus généralement, les personnages ne parviennent pas à vivre spontanément leur vie : ils répètent des mécanismes qui sont ceux de la fiction et ne cesseront, tout au long du film, de faire des références lucides aux genres fictionnels auxquels les scènes vécues se rapportent. Nous voilà dans le mélodrame remarquera l'une, dans le théâtre de boulevard remarquera l'autre, chez Shakespeare (Macbeth) ou dans un conte de fée. Ils reproduisent des répliques "clichés" comme de Witt le signalera à Eve lors de la scène de révélation, avant la représentation qui fera d'elle une star.
Bref, si Eve parvient à ne plus être "doublure" de Margo, reste que durant tout le film les personnages ne cesseront de "doubler" le réel comme on double un vêtement pas assez épais. Le réel n'existe pour eux que médiatisé par la référence à un reflet. Il est toujours contaminé par une image qu'on tente de s'en faire ou par laquelle on recouvre la douloureuse vérité de sa condition : Margo, lorsqu'elle se confiera dans la voiture sur sa douleur de ne pas réussir à être femme, rattrapera la scène en disant "Fin" comme pour signifier qu'on ne s'arrête pas sur cette douleur et que le masque est préférable car il en divertit.
L'intimité est donc rappelée par le masque fictionnel. La scène la plus emblématique est sans doute celle de rupture entre Margo et son amant qui se passe, par un concours de circonstances, sur la scène d'un théâtre vide : l'image pourrait être symbolique de la relation des personnages entre eux conçue, par eux, comme celle d'une pièce de théâtre ou d'un roman. L'intimité comme sur la scène donc.
Eve ne fera alors que pousser à son extrême cette idée d'un théâtre du monde en jouant afin d'obtenir ce qu'elle souhaite et en se créant un rôle de toute pièce. Elle parviendra à ses fins mais au prix de devenir un fantôme d'elle-même, extrêmement blanche dans son fauteuil lors de la dernière scène, simple reflet sans cur, déjà doublée par une nouvelle Eve lui retirant comme sa substance, "incapable d'aimer ni d'être aimée ".
Au contraire, Margo suivra le parcours inverse, délaissant son reflet ou l'image d'elle-même afin de devenir femme et non actrice de sa vie.
Le contrepoint cinématographique : la subtilité classique
Le moyen théâtral par excellence, la parole, est pervertie par le trop plein de références ou par le mensonge. L'image, quant à elle, n'est qu'un double illusoire (le bonheur des stars dans les magazines), une image de soi créée de toute pièce (image d'une Eve idyllique qui cache une "evil Eve" ; image de l'actrice sûre d'elle-même symbolisée par le grand tableau de Margo dans sa rampe d'escalier, qui masque pourtant une profonde solitude).
C'est en contrepoint de cette parole et de cette image galvaudées que Mankiewicz travaillera sa mise en scène, son cadre et son montage. Bref, l'image ne sera pas là pour aveugler, comme l'image de la gloire aveugle Eve, mais pour créer une communauté de regards avec le spectateur grâce à des jeux subtils qui alertent du mensonge et de sa progression, ou affirment une distance ironique. Le cadre, la mise en scène et le montage agissent comme un discours parallèle à celui des personnages : ils viennent faire sens, les contredire ou apporter une affirmation supplémentaire que le narrateur du flash-back n'aura pas remarquée.
Par exemple, le mensonge d'Eve peut être compris dès la première rencontre avec le milieu théâtral, dans les coulisses. La parole d'Eve est filmée comme une représentation : elle parle face à un public disposé en arc de cercle autour d'elle, elle est comme seule en scène ayant pour but de persuader son auditoire. Mankiewicz signale au spectateur qu'il s'agit ici d'un jeu et non d'une parole sincère. Autre point important de cette scène, le miroir : alors que Margo est d'abord seule face au miroir, le cadrage légèrement de côté permet d'insérer, dans le coin inférieur, le reflet d'Eve, comme si, dès la première rencontre, le destin était scellé. Eve grignotera petit à petit la place de Margo, se mettant dans un premier temps dans un coin pour finalement la remplacer face au miroir.
Les parcours d'Eve et de Margo se comprendront constamment par des signes de mise en scène, presqu'invisibles, qui utilisent le décor ou les gestes pour créer du sens : Eve était isolée lors de la première scène dans la loge, ce sera au tour de Margo de l'être physiquement, par une barrière la séparant du salon, lorsque Eve se rapprochera insidieusement de son mari juste avant la fête ; lors de cette fête, dans un premier temps Eve se charge des manteaux des invités en les montant dans la chambre. Par la suite, avec l'arrivée de de Witt, Margo se retrouvera ironiquement avec ce second rôle. Autre exemple d'échos dans la mise en scène : Eve (c'est son premier métier) s'occupe de baisser le rideau lors de la fin de la représentation. Son rôle est donc de masquer la scène comme, peut-être, elle tente de masquer son mensonge. Or, c'est par une ouverture de rideau au petit matin suivant, par la servante, que Margo prendra conscience du jeu d'Eve.
Les gestes, par l'écho, prennent alors presque une valeur symbolique, comme lorsqu'Eve portera la robe de Margo, à la fin d'une représentation, pour se regarder avec, seule dans un miroir. Margo la surprend, Eve porte alors la robe entre ses bras pour la lui donner. Mais la façon dont Eve porte alors la robe suggère qu'elle tient un cadavre, celui de Margo, qu'elle cherche à remplacer. Les signes de mise en scène dessinent donc le parcours d'éviction d'un ego par un autre. Ce sera également le cas lorsque de Witt interrogera Eve sur son passé à San Francisco : Mankiewicz filme cette scène sans Eve, qui se change dans la pièce d'à côte : elle disparaît donc de l'écran alors qu'elle est confondue dans son mensonge par de Witt. Elle perd toute présence, tout visage comme lors de la scène de révélation dans la chambre d'hôtel (de Witt lui explique qu'il a compris son jeu), puisqu'elle enfouira son visage dans des draps.
Le montage distille également, discrètement des indices. La fin de la scène de la fête chez Margo est marquée par un zoom sur un petit tableau représentant une femme entourée voire courtisée par deux hommes ; c'est cette même disposition que l'on retrouvera lorsqu'elle aura, une première fois, montré ses talents sur scène : Lloyd et Bill, autour d'elle, assise, la couvrent d'éloge. L'écho de montage et le souvenir du plan permettent de pointer du doigt l'ambition d'Eve. Autre jeu d'écho : la scène de ménage qui se termine sur le lit pour Margo qui perd son amant et pour Eve qui gagne, ironiquement et contre sa volonté, de Witt : les deux scènes se terminent par un visage perdu dans les draps (celui de la femme). Eve vit ce que son modèle a vécu : en gagnant la gloire, son intimité, symbolisée par le lit, se couvre de malheur (la perte d'un amant, la soumission à un autre). Dernier exemple d'écho de montage : la dernière scène dans laquelle une nouvelle Eve se crée et porte la robe de son modèle : écho profondément ironique à la scène où Eve portait la robe de Margo, lorsque le spectateur se souvient de tout le parcours hypocrite et cruel d'Eve. La mémoire chez Mankiewicz ne se limite donc pas à la construction en flash-back mais est au cur du travail du sens pour le spectateur : il doit se souvenir de ces scènes pour sentir l'ironie de l'écho. Par ces signes cinématographiques, Mankiewicz crée une communauté de regard avec le spectateur : il indique la véritable ambition d'Eve, son mensonge, l'ironie des parcours, bref, ce qu'on n'avait pas vu.
La subtilité classique de Mankiewicz permet de venir en contre-point d'une parole menteuse (cf. le discours d'Eve lors de la remise de la récompense) : ainsi lors du repas d'amitié entre Margo, Karen et leur mari. Karen revient des toilettes avec un dilemme profond (trahir son amitié envers Margo et donner le rôle de Caro à Eve, ou rester fidèle et laisser Eve ternir dans les media l'image de Margo). Avant ce passage aux toilettes, les couples sont en amitié : le cadre montre les quatre personnages ensemble, sur un même plan pour signifier l'harmonie retrouvée. Au retour de Karen, l'unité est en danger : le cadre ne montre plus que séparément les couples comme s'il y avait une scission en germe. Pourtant, les répliques insistent sur cette amitié que rien ne cassera à présent. Ce ne sera que lorsque Margo dira qu'elle ne veut pas le rôle (par un coup heureux du destin) qu'un plan réunissant les deux amis, Karen et Margo, sera à nouveau permis. Le cadre et le montage signifiaient le non-dit de la conversation : l'amitié en danger, sauvée in extremis.
Le rôle du flash-back : charger la première image de son ironie
La construction en flashes-back successifs à partir de la première scène et de l'arrêt sur image (Eve recevant son prix) se comprend en continuité avec le rôle du montage et de la mise en scène : elle permet de faire signe vers un sens que la parole des personnages cache. Grâce au détour par le flash-back, la première image prend tout son sens ironique : Eve n'est pas cette fille aux mains blanches (c'est un des premiers plans qui la présente en opposition aux mains occupées d'une cigarette) mais bien "Evil Eve" et la gloire ne se gagne que par une négation du cur. La construction du film est donc là pour réfléchir sur une image et lui donner tout son sens : les strass de la robe d'Eve sont l'illusion même, les pistolets derrière elle, accrochés aux murs, sont ceux dont elle s'est servie pour en arriver là. Combien est ironique alors cette dernière image d'une nouvelle Eve s'imaginant avec le trophée de meilleure actrice et diffractée en de multiples miroirs : sa gloire ne se payera que par une dissolution de soi dans les reflets d'un bonheur illusoire.
Antoine Bertot le 31/01/2011.