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Chroniques chinoises

2024

(An Unfinished Film). Avec : Hao Qin (Jiang Cheng), Xiaorui Mao (Xiaorui, le réalisateur), Xi Qi (Sang Qi), Xuan Huang (Ye Xiao), Ming Liang (Ah-Jian), Songwen Zhang (Tang), Jian Zeng (Le producteur). 1h45.

15 juillet 2019. Pékin. Xiaorui, un réalisateur, déverrouille un ordinateur sur lequel se trouvent les rushes d'un film tourné dix ans plus tôt. L'ordinateur redémarre à la deuxième tentative et ne nécessite heureusement pas de mot de passe pour accéder aux fichiers. L'un des rushes montre Jiang Cheng avec un travesti mais la bande sonore est absente. Les dossiers audio ont heureusement été gardés par Fu Kang.

Le dossier montage permet de visionner la déambulation de Jiang Cheng et du travesti, celui-ci étant devenu l'amant du premier après qu'il eut échoué à vivre avec Ye Xiao. Cette fois tout est prêt pour le projet de Xiaorui : terminer le film. Ne reste plus que l'essentiel : obtenir l'accord de Jiang Cheng. C’est pourquoi Xiaorui le convie à la rejoindre dans la salle de montage.

Xiaorui et Jian Zeng, le producteur, regardent la scène où Ye Xiao et Ah-Jian dorment dans le même lit, un peu gênés mais riants et complices. La dernière scène montée est celle de Jiang Cheng prenant le taxi pour Suqian. Jiang Cheng s'observe tel qu’il était dix ans auparavant et reste sceptique devant le projet de Xiaorui. Il était alors jeune et célibataire. Il avait accepté de tourner un scénario prometteur sans l'assurance d'être payé et n'en avait donc pas voulu au réalisateur quand le film s'était arrêté faute de fonds. Mais aujourd’hui il est marié et alterne films et publicités pour faire vivre sa famille. Sa femme attend un enfant pour décembre. A quoi bon tourner un film qui ne passe pas la censure ? Pourtant le charme opère et Jiang Cheng, même s'il prévoyait de passer du temps avec sa famille fin janvier accepte de terminer le film dans le sud du pays à Suqian où le personnage est devenu agent immobilier.

20 janvier 2020 au soir. Suqian. L'équipe du film prépare la journée de tournage du lendemain dans leur hôtel. Les feuilles de service sont distribuées à chacun. Dans les couloirs, Ah-Jian et Ye Xiao sont contents de se retrouver. Ce dernier explique toutefois qu'au péage de l'autoroute, on a pris sa température et que la situation semble critique à Wuhan. On parle de routes bloquées. Xiaorui et Jian Zeng regardent les scènes qu'il reste à tourner. Ce sont essentiellement des scènes avec Jiang Cheng et tout devrait être terminé dans deux jours, soit avant le nouvel an chinois, le 25 janvier. Tang, le régisseur vient les informer d'une requête de la direction de l'hôtel : le coiffeur de l'équipe doit s'en aller immédiatement car il vient de Wuhan. Sang Qi, la femme de Jian Cheng aussi est inquiète. Celui-ci dit tourner encore le lendemain et rentrer ensuite. L'hôtel est brièvement plongé dans le noir. Tous décident de partir et descendent au rez-de-chaussée mais c'est déjà trop tard : seuls Ye Xiao et Ah-Jian parviennent à monter à bord du van de retour. Toute l'équipe est confinée. Ye Xiao et Ah-Jian tentent d'approcher le van par la porte de derrière mais c'est peine perdue. Sur la passerelle, Jian Cheng tente de forcer le passage et est refouler sans ménagement vers sa chambre avec l'arcade en sang. Sa femme est inquiète mais il doit lui dire qu’il ne rentrera pas ce soir.

23 janvier. Deux jours avant le nouvel an. Jiang Cheng consulte els informations sur son téléphone. On fait état de fausses rumeurs propagées par un ophtalmo de Wuhan. Sang Qi s'inquiète de rester seule avec son bébé, la petite Paopao. Jian Zeng prévient Jiang Cheng que Xiaorui a de la température, même si celui-ci se contente de dire que son front est chaud. Jian Zeng se lave frénétiquement les mains et semble implorer d'être épargné par le virus.

24 janvier. Veille du nouvel an. Xiaorui fait un appel de groupe et recommande à chacun de tout filmer. Les repas sont apportés sur le pas de porte. Deux assistants ont été conduits à l’hôpital et Zeng alerte bientôt : Xiaorui aussi a été conduit à l'hôpital. Sang Qi pleure une nouvelle fois au téléphone trouvant injuste de voir leur ménage qui venait juste de trouver un équilibre soudainement brisé par l'éloignement. Jiang Cheng tente d'amuser la petite Paopao au téléphone et affirme qu'il comprend désormais l'importance primordiale de la famille. Jian Zeng lance un appel de groupe alors que chacun a reçu son repas de nouvel an.

25 janvier. 0h00. Grand split-screen : chacun se filme et regarde aussi les vidéos de Wuhan où les soignants dansent avec les malades. Les membres de l'équipe, joyeux, envahissent les couloirs. Ils sont bien vite refoulés dans leur chambre.

7 février 2020, mort du lanceur d'alerte, musique en son honneur. Sang Qi répond tardivement; elle aide Jiang Cheng à ce qu'ils s'endorment ensemble comme il le souhaite.

4 avril 2020,fête des morts. C'est une femme rendue presque folle par trois mois de confinement qui pleure et crie et halète pour courir filmer les feux de Wuhan qui, en hommage aux morts du covid, restent au rouge 3 minutes. Les voitures klaxonnent avant que les feux repassent au vert.

8 avril 2020 : fin du confinement de Wuhan. Le réalisateur est revenu de l'hôpital.

Décembre 2021 : les restrictions reprennent.

24 novembre 2022 : incendie de Ürümqi, dans la région du Xinjiang, tuant au moins 10 personnes qui avaient dû rester confinées. Brutalités policières pour réprimer les émeutes.

Début 2023. Regards complices de l'équipe, tous fiers d'avoir fait le film qu’il fallait, même si celui initialement prévu est resté inachevé. Celui-là est un film libre en des temps non-libres. Des bougies sont allumées sur les tables.

Les scènes du film dans le film où Ah-Jian et Ye Xiao rient au lit sont des rushes jamais montés de Nuits d'ivresse printanière (2019) car, dans la version finale du film, l’histoire de ces deux personnages a été coupée. Elle rend compte, comme la déambulation de Jiang Cheng et du travesti, de la liberté toute relative dont jouissait encore la jeunesse chinoise. Le projet initial de Lou Ye avec An unfinished film était de critiquer la chape de plomb de plus en plus lourde du régime communiste sur la jeunesse.

Le surgissement de l'épidémie a rendu encore plus critique le projet du film. Si la situation a bien été vécue par l'équipe du film avec les séquences enregistrées par téléphone; le film reste en partie fictionnel. Le rôle du réalisateur n'est ainsi pas tenu par Lou Ye mais par Xiaorui Mao. De même, c'est Hao Qin qui joue Jiang Cheng en 2019-2023. Si la situation confinée de Xi Qi est bien réelle, elle joue néanmoins un personnage, celui Sang Qi la femme de Jiang Cheng. L’actrice a tourné toutes ses séquences à la maison, via un téléphone portable. Elle venait d’avoir un bébé au moment du tournage. Elle était chez elle à s’occuper de son enfant tout en travaillant sur le film. Il s'agit donc d'un documentaire de fabulation où les personnages jouent un rôle très proche de ce qu'ils ont vécu réellement mais dans une fiction concoctée à cet effet par le réalisateur. 

Le désir de terminer un film qui n’était pas achevé depuis dix ans a été totalement perverti par la pandémie. La perturbation brutale due à la pandémie, qui a modifié la vie et le travail de tous, est fortement reflétée dans le film.Le film commence de manière traditionnelle, pour évoluer vers une sorte de patchwork.

L'improvisation y est constante. Les scènes utilisant Face Time en temps réel sont de véritables appels vidéo. L’incertitude de la pandémie donne le sentiment que les choses évoluent à un rythme plein d'aléas.

L’écran vertical combiné avec le sentiment de confinement devient un concept visuel associé aux documents réels recueillis sur internet. Dans le film, ce n’est qu’une fois que l’équipe du film est confinée à l’hôtel que commence l'utilisation des écrans divisés. Les écrans divisés deviennent partie intégrante du langage esthétique du film qui explore les connexions entre soi et les interfaces numériques qui enveloppent nos vies. La prévalence de la communication vidéo durant la pandémie a modifié les relations avec les images. L’ère pandémique est intrinsèquement celle des appels vidéos, une ère de connectivité virtuelle. À cette époque, la vie était complètement numérisée. L’isolement induit par la pandémie a modifié l’environnement et la vie des gens, modifiant ainsi l’image.

Jean-Luc Lacuve, le 27 octobre 2024.

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