1704. Au château royal, on pare de sa longue traine, celle qui depuis deux ans est la reine Anne. Elle est la fille de Jacques II et la sœur de Mary, épouse de Guillaume d'Orange qui régna sur l'Angleterre avant elle. Anne est la dernière héritière de la lignée des Stuart car aucun de ses 17 enfants, presque tous mort-nés, n'a survécu. Anne a bandé les yeux de sa favorite, Sarah Churchill et la conduit devant une maquette: celle d'un futur palace sur le domaine de Woodstock pour remercier son mari, le duc de Marlborough, de sa grande victoire de Blenheim en aout dernier lors de la guerre de succession d'Espagne acquise contre les français.
Pendant de temps, Abigail Hill voyage en calèche sous le regard concupiscent d'un soldat et de braves fermiers. A peine arrivée au château, elle est poussée dans la boue par le soldat. C'est ainsi que, toute crottée, elle se présente devant Sarah Churchill, sa cousine. Mais Abigail est déchue de son rang par un père que le jeu a ruiné et qui a incendié leur propriété. Sarah ne se fait pas faute de le lui rappeler et l'envoie comme servante aux cuisines.
Abigail se voit ainsi réduite à laver le sol. Ignorant que le seau contient de la soude, elle se brûle la main. Au petit matin, elle emprunte un cheval et va se préparer une décoction de plante pour soigner sa main. Dans les bois, elle croise le regard d'un beau jeune homme, le colonel Masham. Dans la nuit, elle est appelée pour bander les jambes de la reine Anne, victime d'une crise de goutte alors que Sarah la réconforte. Abigail voyant là un moyen d'échapper à son emploi de servante, ordonne au valet de lui laisser l'accès à la chambre de la reine pour lui appliquer sa pommade. Mais Sarah survient et ordonne d'infliger des coups de fouets à Abigail pour être entrée sans autorisation. Lorsque Sarah constate que la pommade fait effet, elle s'en attribue les mérites mais réduit le châtiment d'Abigail et, remarquant son intelligence, décide d'en faire sa femme de chambre.
C'est ainsi que parée de sa toute nouvelle fonction, Abigail croise le colonel Masham qui ne lui cache pas son désir d'elle.
Sarah règne à la place d'Anne, myope, gourmande capricieuse, instable, que de violentes crises de goutte mettent à plat, et que la mort de ses enfants a rendu dépressive et sous la coupe de sa favorite. Sarah domine même Godolphin, le ministre de la guerre, autant intéressé par les affaires du pays que par les courses de canards. Sarah et Godolphin, tous les deux du côté du parti Whig, poussent la reine à lever de nouveaux impôts pour financer la poursuite de la guerre. Anne, dont la bonhommie favoriserait plutôt la paix, est sensible au discours de Lord Harley, chef du parti Tory.
Lord Harley veut faire d'Abigail son alliée et favorise même Masham dans son entreprise de séduction qui s'avère d'abord piteuse devant la froide détermination d'Abigail. Sarah a néanmoins fort à faire pour défendre ses intérêts devant les parlementaires et laisse Abigail se rapprocher de la reine sans savoir que celle-ci a décidé de mettre à profit sa découverte de la relation amoureuse entre elle et la reine. Abigail, jouant la douceur, parvient ainsi jusqu'au lit d'Anne qui se lasse de la rudesse franche de Sarah. Abigail se voit néanmoins contrainte de trahir Sarah par Lord Harley. Devant le parlement, Lord Harley, informé par Abigail du revirement de la Reine, fait un discours préliminaire présentant la reine comme la protectrice de la paix, l'empêchant de déclarer la demande de fonds préparée par Sarah.
Abigail décide d'éloigner Sarah en empoisonnant son thé. Mais sa tentative va plus loin qu'elle ne le pense : Sarah chute de cheval en perdant connaissance. Grièvement blessée et défigurée, elle disparaît complètement de la circulation pour un moment, recueillie et soignée dans une maison close. Le champ libre, Abigail obtient alors de la reine son mariage, richement doté, avec Marsham.
Sarah est retrouvée par hasard par Godolfin, de passage au bordel, et revient au château. Mais, défigurée, elle ne plait plus à la reine qui laisse Abigail s'occuper d'elle. Abigail fait chasser Sarah du château et obtient même son exil du pays. Mais sa victoire est un désastre : sans but, elle se saoule toutes les nuits. Elle n'accorde plus qu'une étreinte triste et forcée à Anne, solitaire, de plus en plus traumatisée par le souvenir de la perte de ses enfants qui se mêle aux visions des lapins, ses "petits".
En s'appuyant sur un contexte historique solide, Yorgos Lanthimos délivre une fable sur le pouvoir moins désincarnée que lors de ses précédents opus. Le duel entre les deux favorites pour s'attribuer les bonnes grâces de la reine ne s'appuie ni sur les mêmes motivations ni sur les mêmes moyens. Sarah est franche et politique. Abigail est fourbe et égoïste. La mise en scène surinvestit dans les moyens qui permettent le triomphe de la seconde. Elle délivre ainsi une fable sur l'inanité du pouvoir pour le pouvoir.
Dans les silences de l'histoire
L'ensemble historique est avéré même s'il y a quelques arrangements avec l'histoire. Le Prince George de Danemark, époux de la reine Anne (père de tous ses enfants malheureux) n'est jamais vu ni mentionné, bien qu'Abigail soit entrée au service de la reine en 1704 et que George ne soit décédé qu'en 1708. Sa mort, ainsi que celle de leurs enfants, était l'une des raisons de la dépression d'Anne.
Les relations homosexuelles de la reine sont au mieux basées sur une rumeur. L'histoire ne dit rien de l'empoisonnement de Sarah par Abigail. C'est pourtant celui-ci qui conduira à la chute de la première, devenue laide, et au triomphe de la seconde, qui se marie richement.
Enfin en accumulant de petits faits anecdotiques, il est bien difficile de saisir la temporalité historique de 1704 à 1712, notamment la date du mariage secret d'Abigail auquel la reine assiste en 1707 alors qu'il faut attendre janvier 1711 pour que la reine exige de Sarah l'abandon de sa Clé d'Or (symbole de sa fonction de gardienne de la bourse privée, responsable des dépenses de la cour du souverain britannique). C'est le 29 décembre 1711, avant que les accusations ne soient examinées par le Parlement que la reine Anne, envoie une lettre demandant l'exil sur le continent des Marlborough qui sera effectif le 1er décembre 1712.
Le duel des favorites
Sarah et Lord Gondolfin, fervants partisans des whigs, abusent certes de la faiblesse de la reine pour défendre la stratégie de la guerre. Lord Harley, représentant des riches classes paysannes défend la paix et par là-même la réduction des impôts. La reine elle même, marquée durement par la vie, aspire au bonheur de ses sujets et est favorable à la paix. Tous sont animés du désir de défendre la grandeur de l'Angleterre.
Les hommes sont néanmoins en position de faiblesse, depuis le voyeur assis en face d’Abigail qui se masturbe en la regardant, à Lord Harley, qui a besoin d'Abigail pour connaître les plans de la reine (les hommes n’ont pas d’influence sur la reine, qui fonctionne par affect). Et que dire de Marsham, jouet de Harley pour obtenir les faveurs d’Abigail, qui, après s'être fait rosser dans les bois, avoir été repoussé lorsqu'il s'était perruqué pour elle, doit se contenter d'être masturbé distraitement lors de sa nuit de Noce par une Abigail préoccupée de lire son livre d'intrigues politiques ?
Cela lui est utile. Lors de la première scène de tir au pigeon, elle se croit tuée à bout portant par Sarah qui la domine. Dans la seconde, elle gagne la partie et éclabousse sa rivale du sang d'un pigeon abattu tout exprès tout près et triomphe du choix de la reine de l'appeler près d'elle à la place de Sarah.
Métonymie et métaphore
Abigail est projetée deux fois dans la boue par les hommes et se relève. Qu'importe pour elle, prête à tout pour s'imposer : brûlée à la soude, elle trouve le moyen d'être utile à la reine. Avec elle, l'histoire se fragmente. Individualiste, elle prend sa partie pour le tout. Le chapitrage du film suit cette structure métonymique. Chaque chapitre prend pour titre une phrase qui y est prononcée : "Cette boue empeste", "Je crains la confusion et les accidents", "Une tenue étonnante", Et si je coulais en m’endormant", "Eviter l’infection", " En rêve, je vous ai poignardé à l’œil"...
Dans les ellipses de l'histoire se glisse le bestiaire de Lanthimos : canards, blaireau, lapins, pigeons, homards. Tout fait métaphore, à l'image d'Abigail qui sait rebondir sur une remarque sur arrivée en retard à une soirée ou lors d'une guerre. Les canards sont dressés pour courir vainement tout comme les hommes courent sans but ; la reine ressemble à un blaireau quand elle ne fait pas attention à son maquillage.
Lanthimos comme Abigail fait feu de tout bois sans savoir si cela marchera ou pas, si cela a un sens ou pas. Ainsi les grands angles totalement injustifiés, la musique répétitive sur certaines séances (archet de violon ou quelques notes de piano); les pratiques curieuses de la cour (ball-trap, courses de canards, lancer d'oranges, élevage de lapins) ; mots crus et allusions à des pratiques sexuelles décomplexées de ce qui était alors être supposément tabou : masturbation, saphisme, sodomie, viol.
Lanthimos fragmente ainsi l'histoire pour la truffer de ses effets de mise en scène. C'est avec ces effets qu'il provoque le spectateur, sommé de leur donner sens. Qu'importe si cela ne marche pas à tous les coups; une nouvelle proposition ne tarde pas à suivre. In fine, sortant de sa partie fine pour caresser sans conviction une reine perdue dans son malheur, ses lapins se multipliant à l'infini, Abigail doit bien se demander si tout cela en valait la peine ; Abigail, sorte de Barry Lyndon au féminin.
Jean-Luc Lacuve, le 8 mars 2019 (voir version moins positive du 16/02).