La question humaine
Simon est psychologue dans le département Ressources humaines de la SC Farb, un groupe de l'industrie pétrochimique. Tout semble lui réussir. Un jour, Karl Rose, directeur adjoint qui se dit mandaté par les dirigeants de la maison mère allemande, lui demande d'enquêter discrètement sur Mathias Jüst, le directeur de l'entreprise. Pour ce faire, Simon prétend se renseigner sur un quatuor dans lequel jouait Mathias et qui s'est dissout plusieurs années auparavant.
Simon va donc multiplier les rencontres et les interviews, tentant de s’approcher et de comprendre l’étrange dirigeant à qui l’on reproche un comportement de plus en plus déviant. L’enjeu est pour lui de taille, puisqu’il cherche à se protéger psychologiquement mais également, ne pouvant se soustraire à la mission qu’on lui a confiée, à ménager les deux parties…
L'engagement politique très fort du couple Klotz-Perceval et les contacts étroits liés en amont du film avec politiques, philosophes et cinéphiles permet à leur film d'incorporer quelques bonnes idées pour tenir un propos sur la société capitaliste qu'il importe d'entendre. La question humaine comporte toutefois trop d'éléments disparates, ce qui dilue la force du propos.
La forme du film est hélas aussi beaucoup trop conventionnelle pour porter un récit exigeant qui,à la manière du roman dont il s'inspire, aurait sans doute réclamer le flash-back, l'omniprésence de la voix off et une forme hallucinée qui devrait aller beaucoup plus loin que le cabotinage des acteurs.
Des idées au service d'un propos souvent excessif
Les lettres anonymes que Arie Neumann envoie, à la fin du film, à Mathias Jüst et Simon sont un double bricolage. Elles reprennent une note technique de juin 1942, où un ingénieur dit comment améliorer le rendement pour éliminer des sureffectifs dans un camion. Mais les lettres, en allemand, sont expurgées des mots qui renvoient trop directement à l'extermination des juifs par le gaz pour en faire ainsi un texte qu'aurait pu écrire un cadre chargé de réduire le personnel d'une usine. Les lettres sont signées du père de Mathias Jüst dont le nom ressemble à celui de l'ingénieur, auteur de la note technique.
Le propos est donc d'indiquer que le langage déshumanisé des cadres dirigeants, recourant à des euphémismes, est de même nature que celui qui a permis l'accomplissement de l'holocauste. Elles sont une façon de rappeler que science sans conscience n'est que ruine de l'âme dans une société qui fractionne les responsabilités de chacun afin de ne rendre personne responsable.
L'analyse du langage est bien le propos premier du film. Au langage déshumanisé du capitalisme, Klotz oppose celui de la chanson : les six minutes, d'abord a capella, du chanteur argentin puis accompagné à la guitare. Durant ce dernier chant, Simon est appelé au téléphone portable, icône du langage comme asservissement moderne.
Le long texte de Arie Neuman au Mans a besoin de trous et de béances afin d'échapper à la neutralité moderne et permettre l'incarnation de l'horreur. La fin du film, le texte lu par Simon qui énonce les noms des juifs morts qui se confondent avec ceux des amis actuels de Simon, réclame pour Klotz un ton qui n'est pas celui de la neutralité.
Le film explore aussi l'opposition entre le monde fluide, froid et désincarné de jeunes cadres avec les forces obscures de l'homme. C'est l'épisode de la rave partie ou Simon fait preuve de violence et somme toutes de liberté qui ne peut trouver sa place lorsqu'il travaille, lui cet obsessionnel du dossier impeccable. Sans qu'on n'en comprenne bien le sens, ce sont aussi les masques africains dans le bureau de renvoient l'envoûtement.
Le propos est probablement de dire que la société capitaliste ne permet pas d'accepter sa part animale (qui ne peut alors ressortir que dans les raves ou dans la forme sublimée de l'art) et qu'on se prépare ainsi de terribles retours de bâton.
La culpabilité quant à son implication dans les rouages du dégraissage capitaliste torture ainsi finalement Simon et lui fait directement penser à l'holocauste dans un cauchemar. On y voit des femmes qui trient des chaussures et des militaires avec des chiens. Les costumes des militaires s'inspirent de la guerre en Bosnie pas des costumes nazis. La mise en parallèle via le cauchemar et l'actualisation de la barbarie est acceptable.
La mise en scène franchit toutefois la ligne jaune de la comparaison acceptable dans le plan d'ouverture des cheminées d'usine. Puisque le propos reste bien le rapprochement entre le désinvestissement des cadres allemands durant le nazisme d'eux-même et du langage qu'ils pratiquaient et le même désinvestissement du langage et de conscience globale des cadres actuels, faire un plan sur des cheminées qui fument ne peut manquer d'évoquer les cheminées qui fumèrent des fours crématoires. Là l'abus est manifeste et Klotz fait des paris apocalyptiques sur l'avenir en nous suggérant qu'il est dans la même position que Lang qui regarde le nazisme monter en réalisant M la maudit ou Le testament du docteur Mabuse.
Même franchissement de la ligne jaune dans la séquence de la rafle policière dans le café. Injustifiée narrativement, elle ne peut qu'évoquer les rafles de juifs par la police française durant l'occupation. Le propos de la séquence est ainsi de nous dire que la France participe à l'extermination des sans-papiers.
Enfin, l’entreprise pétrochimique pour laquelle travaille Simon s’appelle la SC Farb : allusion transparente à la IG Farben, le conglomérat qui, au sein de sa production, fournissait le gaz Zyklon B au régime nazi.
Les limites du cinéma commercial
Excessif dans son propos, le film est aussi excessif dans son remplissage narratif. Elisabeth Perceval, ne trouvant pas que le roman de François Emmanuel se prêtait à un récit cinématographique, a rajouté tout ce qui concerne la vie privée de Simon, sa relation avec sa compagne et les rapports avec les jeunes cadres de l'entreprise. Cette partie exprime de manière trop caricaturale ce que Klotz entend par la vraie vie : le chant, l'art, l'amitié le sexe et l'amour, dans des saynètes sur signifiantes.
En déplaçant l'intérêt de l'histoire sur la vie sentimentale de Simon, le film devient très conventionnel et je regrette que la forme de l'introspection du roman n'ait pas été respectée. Le sujet du roman de François Emmanuel était beaucoup plus concentré, lié véritablement au rythme de l'histoire personnelle de Simon qui découvre ses origines juives et dérive vers la folie. Le roman est aussi raconté au passé et déformé par la conscience torturée du personnage.
Ici le flash-back est refusé. Certes le second plan (juste après les contestables cheminées) cadre Simon qui nous dit qu'il a été sept ans chez SC Farb et qu'il va nous raconter son histoire. Mais le film se déroule en fait au présent et l'on ne comprend pas bien que Simon soit torturé par son métier avant de comprendre qu'il est peut-être manipulé. Le film se réduit à savoir quel est le plus méchant entre le directeur et son adjoint et laisse hors champs ouvriers licenciés et restructurations qui sont justement la marque de la machine à broyer d'un capitalisme sans conscience.
Klotz et Perceval revendiquent la forme riche pour parler des riches, l'emploi de trois générations d'acteurs (Lonsdale, Amalric) comme pour montrer qu'ils n'en ont pas peur. Louable défi mais un cinéma plus dépouillé et délibérément littéraire, celui d'une Marguerite Duras, d'un Philippe Garrel, d'un Vincent Dieutre ou d'un Julien Green aurait certainement mieux convenu.
Ici Mathieu Amalric est contraint de surjouer la lecture des lettres pour marquer la rupture avec un comportement froid et huilé qu'il a le reste du temps dans le film. C'est la mise en scène qui aurait gagnée à être plus fievreuse, les plans noirs peut-êre plus nombreux pour entendre simplement : Evacuation (Aussiedlung), Restructuration (Umstrukturierung), Réinstallation (Umsiedlung), Reconversion (Umstellung), Délocalisation (Delokaliesierung), Sélection (Selektion), Evacuation (Evakuierung), Licenciement technique, (technische Entlassung), Solution finale de la question (Endlösung des Frage).
Jean-Luc Lacuve le 23/09/07
voir aussi :
Avec : Mathieu Amalric (Simon), Michael Lonsdale (Mathias Jüst), Jean-Pierre Kalfon (Karl Rose), Lou Castel (Arie Neumann), Laetitia Spigarelli (Louisa), Edith Scob (Lucy Jüst), Valérie Dréville (Lynn Sanderson), Delphine Chuillot (Isabelle), Nicolas Maury (Tavera), Rémy Carpentier (Jacques Paolini). 2h21.