Paris, 1815, enceinte de l'Académie Royale de Médecine. Dans un amphithéâtre, le célèbre anatomiste Georges Cuvier montre à d'autres hommes le moulage en plâtre du corps d'une femme Hottentote. Il insiste tout particulièrement sur le tablier, excroissance des petites lèvres démesurément allongées comme celles d'un sexe masculin, ainsi que sur l'énormité du postérieur. Des mesures du crâne, il affirme " Je n'ai jamais vu de tête humaine plus semblable à celle des singes ". Il exhibe ensuite les organes génitaux qu'il a détachés d'un cadavre féminin. Le parterre de distingués collègues applaudit la démonstration.
Londres 1810. Piccadilly. La "Vénus hottentote" est montrée dans un établissement forain. Caezar, son maître, la fait passer pour une créature sauvage, qu'il empêche de se déchaîner sur le public mais qu'il est arrivé à dresser. Ce dressage a ses limites comme il le prouve par la médiocrité de son interprétation musicale. Le public siffle, méprise et veut toucher les énormes fesses de cette créature sauvage. En sortant le public conquis par cette expérience physique peut acheter des petits moulages de la Vénus en souvenir
Une fois le spectacle terminé La "Vénus hottentote" regagne les appartements qu'elle partage avec son maître et le frère de celui-ci qui lui sert d'assistant. Saartjie a accepté de quitter l'Afrique du Sud avec son ancien patron chez qui elle était nourrice et femme de ménage. L'Afrikaner a quitté le Cap, femme et enfant en espérant faire fortune en Europe avec son spectacle. Il promet à Saartjie la fortune prochaine et un retour triomphale au Cap où elle pourra épouser qui lui conviendra.
Le soir, il l'emmène dans un pub des bas fonds où ils rencontrent Réaux, un dresseur d'ours, et Jeanne, son assistante, qui défie avec succès un alcoolique dans un concours d'ivrogne. Réaux propose à Caezar de coucher avec Jeanne si cela lui dit.
Saartjie supporte de plus en plus mal les humiliations qu'elle subit dans le spectacle et demande à Caezar de lui offrir un rôle plus digne. Caezar refuse sachant que le public populaire aime la monstruosité de son spectacle. Il lui offre néanmoins deux domestiques noirs qui l'accompagnent dans une tournée des boutiques.
Sarratjie se révolte et, à la stupéfaction des spectateurs, chante une superbe berceuse. Caezar a bien du mal ensuite à conclure le spectacle sur le toucher du postérieur. Un article de presse dénonce la vulgarité du spectacle. Des représentants d'une société anti-esclavagiste londonienne demandent l'interdiction du spectacle.
Au cours du procès, Saartjie affirme qu'elle est libre et se considère comme une artiste qui interprète le rôle d'une esclave. Le juge prononce le non-lieu. Réaux fait miroiter à Caezar de gros bénéfices en France et les deux couples s'embarquent pour le continent.
Dans un cabaret parisien, c'est Réaux et Jeanne qui présentent en français le spectacle de Caezar. Réaux a accepté de laisser Saartjie jouer sa berceuse ce qui ne l'empêche pas de terminer le spectacle par les mêmes mortifications qu'elle doit subir lors du toucher de ses fesses.
Réaux est cependant plus ambitieux. C'est dans un salon aristocratique qu'il conduit Saartjie. Il présente une Saartjie qu'il domine de manière obscène en la chevauchant et propose à un cavalier de jouer à nouveau ce rôle. Il séduit ensuite plus franchement son auditoire en la laissant reprendre grâce à son "oreille absolue" les thèmes musicaux d'un violoniste puis en lui faisant exécuter une danse rituelle. Les jeunes femmes aristocrates sont prêtes à se l'arracher pour leurs futures réunions.
Un journaliste demande une interview mais, devant la triste histoire de Sartjie, concubine abandonnée par le père de son enfant lors de la mort de celui-ci, il préfère renoncer à publier la vérité : Saattjie sera une princesse noire contrainte d'émigrer devant la violence des Afrikaners.
La renommée de Saartjie attire des scientifiques qui veulent l'examiner. Elle refuse de retirer son pagne et Caezar est furieux. Il est aussi furieux qu'elle soit malade. Il renonce et, contre une forte somme d'argent, la cède par contrat à Réaux et retourne au Cap.
Réaux soigne Saartjie puis l'exhibe dans un salon libertin où il dépasse les limites de la dignité admise dans ce cercle. Saartjie, contrainte à se laisser toucher le sexe, cette fois pleure et ses larmes choquent et bouleversent les libertins qui font sortir Réaux sous les huées.
Réaux installe alors Jeanne et Saartjie dans une maison close. Mais Saartjie, touchée par la maladie, ère dans les rue jusqu'à en mourir.
Son corps est ramené par Réaux aux scientifiques qui la préparent pour la séance inaugurale, vue au début du film.
Dans le générique, des extraits télévisés montrent le retour de la "Vénus hottentote" dans son pays. Le moulage de son cadavre exposé au Musée de l'homme, à Paris, jusqu'en 1974, elle est devenue l'effigie, au sens littéral du terme, de la condition dans laquelle l'Occident a tenu la partie de l'humanité qu'il considérait inférieure. Saartjie Baartman, jeune femme d'ethnie khoisan, est ainsi devenue, après la chute du régime d'apartheid, un symbole pour l'Afrique du Sud nouvelle, qui a demandé et obtenu la restitution de ses restes.
Kechiche procède par grands blocs de narration. Treize grandes séquences structurent les 2h40 du film : l'académie royale, la baraque foraine, le pub de Réaux et Jeanne, la sortie de Saartjie à Londres, le second spectacle, le procès, le cabaret parisien, le salon aristocratique, le journaliste, l'examen de l'académie royale, le salon libertin, la maison close, le moulage du cadavre.
Cinq séquences sont consacrées aux spectacles de Saartjie et trois aux scientifiques, ce qui suffit à indiquer l'ambition de Kechiche : confronter le regard du spectateur à celui ou celle qu'il regarde, que le spectateur soit un amateur de spectacle, un journaliste ou un scientifique.
Des regards inutiles ou sectaires
Si presque aucun des personnages n'est sympathique, c'est de part leur impossibilité de voir l'autre, tous aveuglés qu'ils sont par l'argent ou la reconnaissance scientifique. Caezar tente de croire encore un peu à un retour glorieux en Afrique, le journaliste espère pouvoir vendre une jolie histoire, la ligue antiraciste se bat au nom de principes, Réaux croit à la fortune possible acquise dans les riches salons parisiens, Jeanne espère enfin que la prostitution leur permettra de vivre.
Seul le naturaliste prend le temps de dessiner Saartjie, respecte sa pudeur et lui accorde de son temps de façon désintéressée. On aura peut-être aussi reconnu là le spectateur de cinéma attentif à ce qu'il voit. Dans le premier spectacle, il n'y a pas d'uniformité du public mais les hommes et les femmes jouent leur rôle : excités, ahuris compatissants, vielles femmes choquées et jeunes femmes effrayées, autant de regards qui ne convergent pas moins vers la sauvagerie supposée de Saartjie.
Un martyre en cinq stations
Quand le spectacle prend forme (celui de Kechiche), quand la nation (L'Afrique du sud) prend forme et que tous deux revendiquent des principes, il n'est plus de mise non plus de revendiquer une liberté d'appréciation.
Il faut toute l'insistance de Kechiche, quasi expérimentale, cinq spectacles tous un peu semblables mais s'enfonçant toujours plus vers l'abject, cinq fois près de vingt minutes, soit la moitié du film, pour nous transformer en témoin de ce qui est au cur du film : le lent martyre de Saartjie. D'abord capable de quelques instants de colère, elle titube sous l'alcool et ne verse plus qu'une larme sur son sort. Toujours opaque, toujours dans les brumes de l'alcool, la forme qu'elle revendique, auprès de Caezar ou lors du procès, disparaît pour une exhibition d'un corps sans âme. Ce n'est qu'arraché à lui-même que le corps de Saartjie s'avoue vaincu.
Ni Kechiche, ni l'Afrique du Sud ne se sont résolus à cette défaite d'un autre âge.
Jean-Luc Lacuve, le 03/11/2010