Un intrépide explorateur blanc dans un pays d'Afrique marche à n'en plus finir pour échapper au souvenir de son épouse disparue qu'il n'a pu sauver de la maladie. Son chagrin ne peut s'effacer et le souvenir de sa femme le hante. Pour y échapper, il n'a pour unique solution que de se jeter dans la rivière aux crocodiles. La tribu qui l'accompagne est stupéfaite de ce geste et chante sa mort. Mille et une nuits plus tard, les villageois sont assaillis par l'image d'un crocodile mélancolique errant à côté de la femme de l'explorateur.
C'était un film de cinéma comme aurait pu nous en alerter la musique de piano, omniprésente, et le format noir et blanc et carré. Dans la salle, une unique spectatrice et, plus surprenant, le maintien du noir et blanc et du format carré. "Première partie : paradis perdu" s'affiche à l'écran ainsi que la date "28 décembre".
La spectatrice, Pilar, se rend à l'aéroport pour accueillir Maya, une jeune polonaise venant à Lisbonne pour assister aux rencontres cuméniques de Taizé. Maya, accompagnée de deux jeunes compatriotes, a certainement trouvé un logement plus excitant et elle décline l'hospitalité de Pilar en se faisant passer pour une amie de Maya chargée de lui dire qu'elle ne viendra pas. Pilar est déçue de se retrouver seule. C'est alors qu'elle est appelée au téléphone par Santa, la femme de ménage capverdienne d'Aurora sa voisine. Celle-ci, une octogénaire capricieuse et excentrique, est au casino d'Estoril où elle a perdu tout son argent et demande à ce qu'on vienne la chercher. Pilar se rend au casino et, lorsqu'elle reproche à Aurora d'avoir trahi sa promesse de ne plus jouer, celle-ci prend prétexte d'un rêve. Des hommes et des singes dialoguaient en parlant du jeu et de l'amour. Pour ne pas ruminer le sens de ce rêve, elle avait pris le risque de jouer à nouveau. Le soir, Pilar cherche son téléphone portable et le trouve dans son frigo. Elle vient sonner chez Santa pour lui donner son surplus de crevettes qu'elle avait prévues pour accueillir la jeune polonaise catholique. Santa les accepte avec réticence puis ses mange avant de se plonger dans la lecture de Robinson Crusoé.
Le 29 décembre, Pilar accompagne son vieil ami peintre dans la visite de catacombe faite par un guide bredouillant et délirant. Dans le bus qui les ramène, Pilar exprime son inquiétude vis à vis de la solitude d'Aurora. Chez elle, Aurora se met en colère contre Santa et exige des médicaments que celle-ci ne veut lui donner que si sa fille est d'accord. Aurora sonne en vain chez Pilar. Lorsque celle-ci rentre, elle trouve un message en forme d'appel au secours d'Aurora. Pourtant, celle-ci vient, comme de si rien n'était, lui rendre visite avec Santa. Aurora n'apprécie guère le nouveau tableau chez Pilar. Celle-ci le décroche du mur et explique qu'elle ne l'avait mis là que pour ne pas vexer l'ami qui le lui avait offert et pouvait lui rendre visite Aurora se dit satisfaite du cadeau de sa fille. Santa apprend néanmoins à Pilar que la fille d'Aurora n'est restée qu'un quart d'heure chez sa mère lors de sa dernière visite. Santa dédaigne la supplique de Pilar qui lui demande de veiller avec soin sur Aurora. Santa pense que chacun devrait s'occuper de ses affaires. Aurora suspecte sa femme de ménage de faire du vaudou à son encontre.
Le 30 décembre, Santa, qui suit des cours d'alphabétisation pour adultes, reçoit des félicitations pour sa dictée que la professeure attribue à sa passion pour la lecture de Robinson Crusoé. Elle aide Aurora à défaire les décorations de Noël mais se montre inflexible pour l'empêcher d'aller de nouveau jouer au casino.
Le 31 décembre, Pilar se rend près du séminaire des rencontres de Taizé pour retrouver l'amie de Maya afin de lui donner un cadeau pour elle. Maya l'accepte et la remercie de sa bonté. Pilar se rend dans une organisation altermondialiste où elle aide à dessiner les pancartes pour la manifestation du soir. Il s'agira de protester contre l'ONU qui laisse faire le génocide des singes. Le soir, Pilar retrouve son vieil ami au cinéma. Elle pleure alors que lui dort et, pire encore, doit accepter qu'il lui offre un second de ses tableaux. Elle voit de son balcon, ses voisins fêter la nouvelle année
Le 1er janvier 2011. Dans la nuit, Aurora fait une attaque. Avant de mourir, elle trace dans la paume de la main de Santa le nom d'un homme, Gian Luca Ventura, et son adresse. Pilar ne le découvre plus à son ancienne adresse chez son neveu, mais dans une maison de retraite. En rentrant vers Lisbonne, elle apprend par un coup de fil de Santa qu'Aurora est morte
Le 3 janvier 2011. Ventura est là, le jour de l'enterrement. Lorsque Pilar propose de prendre un verre, il raconte une histoire qui s'est passée il y a cinquante ans, peu avant le début de la guerre de colonisation portugaise. Cette histoire débute ainsi : "Elle avait une ferme en Afrique...
"Deuxième partie : le paradis". .... Aurora avait une ferme en Afrique au pied du Mont Tabou" répète la voix off de Ventura qui entame son récit. Aurora, jeune femme issue d'une riche famille a un solide caractère. A la mort de son père, elle est une chasseuse reconnue. Elle remarque un jeune homme lors de sa remise de diplôme en langues germaniques et, impressionnée par sa prestance et sa façon de danser la valse, l'épouse. Il est le propriétaire d'une ferme prospère. Son mari, attentionné, lui offre un jeune crocodile pour la distraire. Ventura est un génois qui a parcouru très tôt le monde et a fini par aboutir à Lisbonne où il rencontra Mario qui venait de renoncer à des études de séminariste. Mario l'avait convaincu de venir en Afrique où il l'avait hébergé et aidé à trouvé un travail.
Octobre. Ventura rencontre Aurora qui trouve chez lui son crocodile enfui. Le coup de foudre est immédiat. Le cuisinier sait qu'Aurora est enceinte et le fait savoir aux domestiques. Son indiscrète divination lui vaut son renvoi.
Novembre. Un grand félin terrorise le mont Tabou. Si beaucoup cherchent à le capturer, c'est Mario qui s'en empare. Il le vent à un émir qui lui verse la moitié d'une grosse somme d'argent. Escomptant la seconde partie, sans se douter de la révolution socialiste dans l'émirat l'en privera. Mario s'endette notamment pour enregistrer le premier disque du groupe.
Décembre. Quand le crocodile s'enfuit de nouveau, Aurora se rend, décidée, chez Ventura qui en fait immédiatement sa maitresse. Le crocodile trouve un nom romantique : Dandy.
Janvier. La révolution se prépare et réunit la colonie blanche. Pendant que certains s'exercent au tir, Ventura et Aurora attribuent des formes humaines ou animales aux nuages. Quand Aurora chasse dans la steppe, elle rate dorénavant parfois ses cibles. Les villageois attribuent cette inhabituelle maladresse à la maternité.
Février. Aurora et Ventura profitent de la révolution qui gronde et des dérisoires entrainements de la colonie blanche pour faire l'amour en cachette chez l'un ou chez l'autre.
Mars. Un jour de fête chez une femme de la colonie abandonnée par son mari dont le père se soule tout en jouant à une sorte de roulette russe et dont le fils s'exerce à la boxe française contre des ennemis imaginaires, un jour de fête donc, Ventura avoue à Mario sa relation adultère. Mais Mario est lié par un pacte d'honneur avec le mari d'Aurora qui, autrefois lui sauva la vie. Il lui ordonne d'arrêter cette relation.
Ventura accepte donc de partir pour quelques mois dans l'hôtel d'une riche admiratrice de l'orchestre pop de Mario. Durant cette séparation, ils échangent des lettres où s'affirme la passion d'Aurora.
Juin. A son retour pourtant, les amants reprennent leur relation qui se poursuit tout juillet.
Aout. Ventura oublie un blouson chez Aurora que Mario découvre et lui ramène. Cette fois son ultimatum est sans appel. Ventura enlève alors Aurora sur sa moto. Dans le village où ils trouvent refuge, Mario vient les surprendre. Aurora, à bout de nerfs, abat Mario d'une balle de revolver. Les villageois l'aident ensuite à accoucher d'une fille. Ventura sait son histoire avec Aurora sans avenir et prévient le mari de celle-ci. Celui-ci l'emmène et laisse faire de Mario la première victime officiellement revendiquée par les indépendantistes.
Ventura s'exila en Inde, appris le décès du mari d'Aurora. Lorsqu'il revint à Lisbonne, il transmit à celle-ci son adresse. Il n'eut jamais de réponse et dû se contenter du souvenir de sa dernière lettre qu'il détruisit conformément à la volonté d'Aurora. En voix off, celle-ci lit cette lettre où elle exhortait Ventura à quitter le pays et à ne jamais révéler avant sa mort quels plaisirs exquis elle avait prise à leur union coupable.
The artist voulait rendre hommage aux films muets hollywoodiens. Tabou, d'une autre façon, rend hommage aux débuts du cinéma. Miguel Gomes ne pastiche pas. Il se sert avec simplicité de la puissance du cinéma muet pour mettre en scène une tragique histoire d'amour. Celle-ci résonne avec la description d'un Portugal contemporain à la capacité de changement étriquée qui n'a plus ses rêves d'autrefois pour s'enfoncer dans le malheur; qui n'a plus ses désirs d'autrefois pour vivre plus intensément. Seul le cinéma semble en mesure de rendre compte de passions d'un autre temps pour les réintroduire dans la vie.
Deux parties que tout oppose
En s'appropriant le titre du dernier film de Murnau, Tabou, Gomes se place délibérément dans le champ cinéphile. Le Tabou de 1931 décrit l'aventure tragique d'un jeune homme de Tahiti tombant amoureux d'une jeune fille qui sera consacrée aux dieux. Son amante devenue taboue, il n'aura d'autre choix que de l'enlever avant que les dieux et leur prêtre ne se vengent. Huit décennies plus tard, le Tabou de Gomes décale subtilement cette histoire. Il inverse les deux chapitres du film de Murnau et commence par "Le paradis perdu" dont on ne saisit tout l'humour et l'émotion... qu'en ayant vu la seconde partie. Rien de bien affriolant en effet dans cette première partie où c'est Pilar, la fervente catholique solitaire, qui tient le premier rôle. Un peu comme la jeune polonaise qui se fait passer pour une autre afin de ne pas loger chez celle dont elle finira pourtant par admettre qu'elle est quelqu'un de bien, nous nous défilerions bien pour rester lover dans la seconde partie, celle de la jeunesse et des amours passionnées.
Et pourtant, les deux parties s'opposent comme le présent et le passé, la vieillesse et la jeunesse, l'Europe et l'Afrique, la responsabilité politique et son inconscience, le possible et le condamné d'avance. Un peu comme l'écran d'ordinateur de Pilar qui s'éteint sur des revendications politiques, des sites humanitaires... et le jeu du solitaire, notre pouvoir politique actuel se rétrécit pour s'éteindre peut-être tout à fait. Le paradis de Murnau avait une existence certes menacée. Le paradis de Gomes est perdu d'avance, surgit de la mémoire comme un fantôme. Ventura sait qu'il n'y a pas d'issue à aimer une femme enceinte d'un autre homme.
On s'étonne que Gomes nous demande de retrouver l'innocence des premiers spectateurs de cinéma. Son film travaille un jeu d'échos particulièrement sophistiqué qui ne fonctionne qu'après avoir vu le film en entier. Du moins si l'on veut bien faire résonner dans notre imaginaire sa réflexion tragique sur l'histoire. S'entremêlent l'histoire individuelle (Mario ne sera sacrifié que parce qu'autrefois le mari d'Aurora lui sauva la vie) et collective (son meurtre servira de point de départ à la révolte) dans une forme assez proche de celle entreprise par Oliveira dans Non ou la veine gloire de commander. Plus important sans doute encore peut-être le cinéma semble bien être notre seul moyen pour saisir l'intensité de la vie s'il ne nous a pas été donné de vivre une tragique histoire d'amour.
Avec un prologue et un retour au présent pour les relancer sans fin
L'hommage de Gomes ne va pas jusqu'au fétichisme. Film sonore inscrit entre le muet et le parlant, le format du Tabou de Murnau est le 1.20 et non le 1.37 comme le film de Gomes. Murnau n'a pu sonoriser son film qui ne comporte aucun bruitage et n'est accompagné sur la pellicule même que d'une bande musicale supervisée par son metteur en scène. Gomes sonorise son film comme l'aurait souhaité Murnau (bruits de la nature, voix off, musique) tout en gardant muets les dialogues des personnages. La musique pop sucrée, édulcorée et indolente s'accorde avec cette communauté blanche rêveuse qui ne voit pas surgir la révolte des autochtones.
La construction du film prend aussi ses distances avec le Tabou originel. Les deux parties sont non seulement inversées mais complétées, d'une part, d'un prologue et, d'autre part, d'une fin de flash-back qui vient raccorder au temps présent. Le film de Murnau se terminait par la noyade. Celui de Gomes nous ramène à aujourd'hui : Ventura sorti de sa maison de retraite. Il s'agit moins du simple parcours tragique vers la chute que de ne pas oublier qu'elle eut lieu.
Et seul le cinéma permet d'éviter cet oubli pour garder entière la matière romanesque. Pilar ne peut lutter qu'avec nos pauvres armes d'aujourd'hui, raisonnables et, il faut le dire, un peu minables (les toiles peintes de l'ami de Pilar, la prière et, au mieux, l'hospitalité)... L'ombre du passé, la nostalgie du passé sont fascinantes et monstrueuses à l'image de ce couple femme et crocodile qui hante le court film en amorce de Tabou. Or c'est bien cette image qui nous est redonnée à nous aussi, spectateurs, à la toute fin du film. La voix off d'Aurora vieillie lit la lettre qu'elle demanda à Ventura de détruire. Le crocodile, devenu un peu plus gros, rampe vers la droite de l'écran et semble comme amorcer le long mouvement d'appareil latéral sur les paysages d'Afrique que, pas plus que les héros, nous ne reverrons. A ceux, comme Pilar, auxquels il n'est pas donné de vivre la tragédie d'Aurora et Ventura, du moins le cinéma leur permet-il d'appréhender la tragédie.
Jean-Luc Lacuve, le 07/12/2012.