François arrive chez Carole, actrice célèbre, pour une séance de photos. Elle fait partir ses invités. Elle le renvoie bientôt et lui promet un rendez-vous pour le lendemain qu'elle lui donne dans une chambre d'hôtel. Il la photographie sur le lit. Elle lui sourit. Ils deviennent amants. Carole vit loin de son mari, épousé il y a un an mais toujours absorbé par un film à faire à Hollywood.
Elle doit bientôt partir pour un court séjour en Angleterre afin d'obtenir un rôle. Elle y reste toute une semaine et François l'attend sur un banc d'autant plus en colère qu'il n'y a pas de soleil qui lui permettrait de terminer son reportage photos sur elle. Elle lui donne comme excuse de s'être jetée sous le métro avant de lui avouer en riant que c'était il y a deux ans. Lors d'une soirée chez elle où, comme d'habitude, elle boit trop, elle se laisse draguer ostensiblement par l'un des invités. François la prend dans ses bras pour l'amener sur un lit où il lui essuie le visage d'un gant. Un soir, c'est un homme qui cherche à entrer chez elle, un ancien partenaire de cinéma rencontré à Londres qui aurait oublié son numéro. François semble accepter l'explication. Carole lui demande s'il l'aimera toujours même vieillie, même folle.
Un matin, à 4 heures, une sonnerie insistante les dérange chez Carole. C'est son mari de retour de Los Angeles plus tôt que prévu. François se rhabille sur le pas de la porte. Carole le rappelle par courrier dès que son mari est parti. Mais François ne revient pas. Evelyne est revenue dans sa vie pour le reprendre. Carole écrit des lettres de plus en plus désespérées. Elle fantasme sa présence. Un ami apprend à François que Carole a été internée après avoir incendié sans doute volontairement son appartement. Il tarde à venir la voir alors que Carole subit des électrochocs. Un jour, il vient, tente de l'enlever mais est repris par les médecins.
Carole finit par sortir de l'asile. Dans un café, elle annonceà François son départ pour Los Angeles. Il se montre indifférent et lui répond par l'affirmative lorsqu'elle lui demande s'il y a quelqu'un dans sa vie. Dans sa chambre, Carole termine une bouteille de Whisky puis engloutit tous les médicaments de son armoire à pharmacie. Elle appelle François pour le voir une dernière fois. Dans le cimetière où Carole est enterrée, François prend des photos de sa tombe.
Un an plus tard. François vit avec Evelyne et lui écrit son amour. Elle doit partir à New York une semaine. Quand elle revient, elle lui apprend qu'elle est enceinte de lui. Il finit par accepter de garder l'enfant puis se rend dans la demeure familiale d'Evelyne. Là, le père de celle-ci lui fait part de la fragilité de sa fille depuis que sa mère les a quittés. Dans son sommeil, François rêve qu'il emmène Evelyne dans une grange et qu'ils dorment sur le foin.. Et que survient Carole qui lui demande de quitter cette demeure bourgeoise pour la retrouver au pied d'un arbre dans la clairière d'une forêt.
De retour à Paris, c'est dans la glace que, deux fois, Carole apparaît à François lui demandant de quitter ce monde pour la retrouver dans l'au-delà. François s'en ouvre à ses amis qui lui disent qu'il s'agit probablement du remords d'avoir laisser mourir Carole, mort contre laquelle il ne pouvait sans doute rien. Le matin de son mariage, François affronte une nouvelle fois Carole dans la glace ("Carole qu'est-ce que je dois faire maintenant; parce que ça y est, je crois que je t'aime). Elle lui demande de partir avec lui tout de suite ("Rejoins-moi, vite. Rejoins-moi, maintenant"). Il saute par la fenêtre et meurt. C'est le diable et non Carole qui lui a inspiré cet acte irresponsable.
Le noir et blanc, les fermetures à l'iris et la dimension fantastique du film convoquent les fantômes du cinéma muet pour un avertissement à ce qu'a d'anachronique un amour romantique qui empêcherait de franchir la frontière de l'aube.
Savoir passer la frontière de l'adolescence
Les trois derniers films du cinéaste se terminaient par un suicide. Overdose de barbituriques pour Serge dans Le vent de la nuit (1999), overdose d'héroïne pour Lucie dans Sauvage innocence (2001), un mystérieux comprimé pour François dans Les amants réguliers (2005). Ici c'est un double suicide qui est mis en scène, celui aux barbituriques et à l'alcool pour Carole au mi-temps du film et le saut dans le vide pour François à la fin.
Garrel, marqué par le suicide de son amie et actrice, Jean Seberg, en 1979, différencie radicalement ces deux types de suicide : Carole comme Serge dansLe vent de la nuit a été jusqu'au bout d'un parcours et a rencontré les électrochocs de l'hôpital psychiatrique et l'échec de la révolution : :
Nous, on est le peuple qui dort. Le peuple
qui fait l'histoire, ils sont beaucoup plus nombreux. Alors va te coucher
Nous ne ferons pas ça avant l'été : la révolution
sans une goutte de sang. Nous descendrons dans la rue, sans armes... toute
la population. Toute la population, sans arme, sans une goutte de sang. En
appuyant sur la minuterie et non sur la bombe. Nous le ferons sans violence.
Le mur, n'importe lequel d'entre nous a fait ça et même plus
encore. La vérité se lève avec le corps des enfants.
En revanche, pour les jeunes gens comme François, Garrel n'a cessé de répéter que le suicide est une fausse solution, une diablerie même qu'il met ici en scène. L’un des derniers plans du film, suivant immédiatement la mort de François, montre le reflet du diable dans le miroir où Carole se manifestait. On comprend alors que l’image dans la glace n’était pas réellement celle de sa bien-aimée. Au sujet de ce plan, Garrel a déclaré lors de la conférence de Presse à Cannes en mai 2008 :
" À la fin, j’ai montré le diable quand même c’est-à-dire que, dans le mythe moderne, le suicide c’est le diable. C’est le diable qui vous attire, qui vous dit de venir avec lui comme dans le sketch de Fellini avec Terence Stamp. C’est le diable qui vous attire dans le suicide, enfin le diable au sens de la mythologie de l’inconscient ou des images de l’inconscient. Donc, j’ai montré le diable, si on peut montrer le diable. On ne peut pas montrer le diable. Polanski a préféré ne rien montrer du tout parce qu’il a vraiment eu affaire au diable. J’ai préféré dire que ce qui l’avait attiré c’était un délire hallucinatoire et donc c’était le diable. C’est comme ça que je me démarque du mythe romantique. C’est moderne de dire aux jeunes gens que si une jeune femme vous appelle dans un miroir et vous demande de sauter par la fenêtre, ne sautez pas parce que c’est le diable."
C'est le diable, et non Carole, qui
réapparait dans la glace (voir : fin)
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La paternité y est montrée sous un jour aventureux "Avoir des enfants, c'est comme sauter par la fenêtre mais dans le bon sens" dir le premier ami. Aventure certes moins radicale que celle que lui propose l'ami suivant, illuminé, qui croit dans les apparitions et lui déclare qu'il est l'élu. C'est l'ami le plus proche, celui auquel il demande d'être son témoin, qui lui résume l'alternative. Celle de l'adolescence passée et celle, sans doute moins radicale mais à portée de main : "Le bonheur bourgeois, ça fout les jetons non ? !" pas parce qu'il manque de séduction, au contraire, mais qu'il signifie l'abandon de la radicalité à laquelle on a cru.
L'enfant et la mort est toujours l'une des deux finalités chez Garrel comme si les autres choix n'existaient pas. Ces deux possibilités représentent une manière de défier le temps. Faire un enfant c'est s'offrir un peu d'immortalité. Ce n'est pas aussi radical ou romantique que le suicide mais cela demeure tout de même une petite revanche sur le temps.
Ou bien le monde des vivants ou bien celui des fantômes éternels
La radicalité du monde effraie d'autant plus François qu'il est juif (la chambre a été réservée au nom de Wisseman) et comme tel en proie à la haine viscérale immonde et irraisonnée : "La haine, c'est mon truc", dira le client du bar fier d'avoir pu l'incarner si facilement dans l'antisémitisme et François aura beau lui dire "Je vais répéter parce que je crois que vous n'avez pas bien compris : je suis juif." sans doute que rien n'y fera. Si la fraternité des hommes aux bars est impuissante à déverrouiller les conflits alors la phrase de François, "Lorsque le dernier survivant des camps sera mort, alors commencera la troisième guerre mondiale" apparaît bien moins improbable.
Le monde des vivants n'est pas dévalué. Eve est une jeune femme fragile avec laquelle François pourrait entretenir les mêmes rapports que François entretenait avec Lilie dans Les amants réguliers. François dans la séquence du rêve porte les mêmes habits prérévolutionnaires que lors de la séquence finale des Amants réguliers dénommée Le sommeil des justes. Et il n'est tiré de cette torpeur séductrice que par une Carole radicale, revenue d'entre les morts.
Le sommeil des justes dans Les
amants réguliers
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Les ténèbres hantent aussi ce monde notamment dans la scène où le père exprime sa douleur d'avoir vu partir la mère d'Eve devant l'âtre d'une cheminé si noire qu'on n'en voit ni le fond ni les contours.
Tout ce qui pourrait inscrire les personnages dans un monde bourgeois obsédé par la contemporanéité est en revanche évacué, éliminé. Le terme "Internet" qui revient de nombreuses fois dans la conversation des invités de Carole situe le film dans l'époque contemporaine mais les échanges à distance se font par lettres et non par portables et les appareils photos de François ne renvoient pas à la technologie numérique actuelle. Dans les rues, François et Carole ou François et Evelyne sont toujours seuls. Lorsqu'un passant vient demander un autographe, c'est sous forme d'une intrusion violente que pousse François hors champ. Les costumes bohèmes des personnages sont par ailleurs très simples, non datés. Ces personnages hantent la nuit fantomatique des sentiments et la frontière de l'aube leur sera fatale.
Garrel atteint probablement ici la quintessence de son art poétique que Gilles Deleuze rattachait à l'abstraction lyrique. Dans l'abstraction lyrique précisait-il, le monde se déploie ou se reconcentre souvent à partir d'un visage. Le visage réfléchit la lumière, réduction de l'espace par abstraction, compression du lieu par artificialité, qui définit un champ opératoire et nous conduit de l'univers entier à un pur visage de femme. L'affect est fait de deux éléments : la ferme qualification d'un espace blanc mais aussi l'intense potentialité de ce qui va s'y passer. Ici les ténèbres n'existent pas par elles-mêmes : elles marquent seulement l'endroit où la lumière s'arrête. Dans l'abstraction lyrique, il n'y a plus lutte de la lumière avec les ténèbres comme dans l'expressionnisme mais aventure de la lumière avec le blanc. Tout est possible. L'ombre ne s'oppose pas à la lumière mais offre une alternative : un "ou bien ou bien". L'esprit n'est pas pris dans un combat, mais en proie à une alternative. Cette alternative peut se présenter sous une forme tout aussi bien passionnelle (Carole ou Eve) qu'éthique (l'amour passion ou l'amour conjugal).
Jean-Luc Lacuve le 14/10/2008
Editeur : MK2. Juin 2009. Durée du film : 1h43 - Durée
du DVD : 2h35. Son stéréo & 5.1 . 20€
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suppléments :
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