De la fumée sort d'un grand dôme de terre noirâtre. Un vieux berger conduit ses chèvres dans les hautes collines près du paisible village médiéval de Calabre perché au dessus de la mer à l'extrême sud de l'Italie. La pluie et le froid rendent ses déplacements difficiles. Sa toux le fait souffrir. Un soir, il s'aperçoit qu'il a perdu la poussière d'église qui lui sert d'unique médicament. Il frappe vainement à la porte de l'église pour en obtenir. Au matin, les habitants du village jouent le Mystère de la crucifixion de Jésus. Le chien du vieil homme essaie vainement de prévenir les habitants que son maitre est malade. Rien n'y fait et seules ses chèvres assistent à son trépas. Le village porte son cercueil au caveau du cimetière et la pierre tombale se referme.
Un chevreau vient de naître. Il se met sur pied, joue dans l'enclos avec d'autres bébés-chèvres, essaie sa force en tente de se maintenir sur un parpaing convoité par ses congénères. Un jour, le berger lui fixe un anneau sur la mâchoire supérieure pour l'empêcher de téter. Il est assez fort pour accompagner le troupeau au pâturage. Mais il s'égare, erre, et, le soir venu, va se blottir contre un grand sapin majestueux. Au matin la neige est tombée, c'est l'hiver. Le chevreau, probablement, mourra seul dans la montagne.
C'est le printemps, les jonquilles fleurissent. Le grand sapin remue dans la brise de la montagne, mais voilà qu'arrivent des villageois qui l'abattent. Le tronc de l'arbre est transporté dans la joie jusqu'au centre du village. A son sommet est fixé un petit sapin chargé de cadeaux. L'homme le plus agile du village parvient jusqu'à son sommet. Le sapin redescendu sur terre, chacun viendra chercher un cadeau ou un bout de l'arbre pour lui porter bonheur. Le sapin a fait son temps, il est découpé en morceaux. Sur un grand terre-plein, les morceaux de bois sont rangés méthodiquement, les plus gros, ceux du grand sapin au centre, bientôt recouverts de plus petits.
Tout autour de l'axe central constitué des gros morceaux de bois, de plus petits sont assemblés en cercle. L'ensemble constitue un dôme de branchages recouverts de foin et de terre noire. Le dôme du plan initial est reconstitué. Du charbon de bois incandescent est emmené en son centre. L'ensemble brûle et délivre, in fine, du charbon de bois. Le petit camion rouge vient livrer ce charbon de bois aux habitants. Dans le village, les cheminées fument.
Film documentaire sur un village de Calabre, presque muet, millimétré, précis et drôle dans sa mise en scène comme un film de Jacques Tati, lyrique et beau comme un film des Straub, envoutant comme un film d'Apichatpong Weerasethakul, Le quatto volte a nécessité cinq ans d'effort à son metteur en scène qui porte ici très haut les couleurs du cinéma italien.
Un plan séquence d'anthologie
Le vieil homme est allé trois fois en haut du champ. La veille, il y a perdu la poussière d'église qui lui sert de seul remède contre une toux persistante. C'est le matin et, à près d'une demi-heure du film, le village s'apprête à jouer le Mystère de la crucifixion de Jésus-Christ.
Une petite camionnette rouge monte et se gare à l'entrée de la ville, en face de l'enclos dans lequel les chèvres attendent d'être conduites aux champs. En descendent trois "centurions" dont l'un place une pierre sous la roue de la camionnette garée en pente. Un scooter descend avec deux jeunes gens et dépose une spectatrice avant de remonter vers la ville. La procession sort de la ville avec Jésus-Christ en tête surveillé par les romains. La caméra les suit (3') avec un panoramique à 180° pour voir le chien qui ayant dérangé le défilé est chassé par un "romain" vers le bas de la route. Le chien s'enfuit dans les fourrés et la route s'emplit de la procession avec, au loin sur la colline, les croix du calvaire. (4'30). Le chien surgit derrière la procession et remonte la route. La camera le suit dans un panoramique à 180° symétrique du premier jusqu'à la porte de la ville dont surgit un enfant de chur en retard (5') celui-ci essaie de se débarrasser du chien en envoyant plusieurs pierres. La troisième, en direction de la camionnette est la bonne, mais le chien retire celle qui calait la camionnette et celle-ci glisse en direction de la palissade fermant l'enclos des chèvres. Le chien poursuit dans un troisième panoramique à 180° le garçon qui dévale la route pour lui ramener la pierre. Le chien est chassé par la famille qui attend l'enfant et remonte la rue (7') suivi par la caméra pour son quatrième panoramique à 180°. Le chien fait entrer les chèvres sorties de leur enclos dans la ville désertée de ses habitants (7'50).
Mais la séquence continue. Les chèvres libérées de l'enclos par le camion envahissent les maisons environnantes désertées par leurs habitants. Dans la cuisine de la maison du vieil homme, l'une des chèvres fait tomber la marmite aux escargots. Dans la chambre, c'est tout un troupeau qui s'est réuni. Le vieil homme respire difficilement. Il meurt. Ensuite le village l'enterre et le met au caveau.
La virtuosité du plan séquence filmé en légère plongée, selon un angle déjà vu auparavant, époustoufle. On imagine bien le temps de préparation qu'il a fallu pour régler les mouvements de la procession, le minutage des entrées et sorties de champs (les romains au début, l'enfant vers la fin), la fluidité des panoramiques qui vont et viennent le long de la route, le dressage du chien. Mais plus encore que la virtuosité à laquelle on sera surtout sensible à une seconde vision du film, c'est la constante surprise de sens et, corollairement, d'intensité d'émotion à laquelle on ne peut que rendre hommage. Comment mieux rendre hommage à la mort du vieil homme que de la situer avant une telle séquence ? Comment dire son calvaire aussi discrètement que par cet ultime cadrage sur les croix du calvaire.
La mort trois fois pour quatre états de l'homme.
Les quatre fois du film sont celle qui constituent la nature entière de l'homme : homme, animal, végétal et minéral ou vieillard, chèvre, arbre et houille. Si le film est beau, c'est qu'il est aussi cruel. Toutes les renaissances sont permises au prix d'une mort qui les précède, toutes marquées par une fermeture au noir : celle du vieil homme, celle de la petite chèvre, celle du grand arbre.
Pour Michelangelo Frammartino, le plan séquence est le moment où l'on abandonne l'élément humain, où ce qui n'est pas humain et qui constitue le fondement de notre culture devient le cur de cette histoire, tandis que l'élément humain passe à l'arrière-plan.
La vie se poursuit, la mort du vieil homme n'empêche pas la naissance de la petite chèvre, la mort de celle-ci n'empêche par l'arbre de pousser, la transformation de celui-ci en charbon de bois permet au village d'exister et la mort possible de celui-ci n'empêche pas le cinéma puisqu'il en a tiré ce film. Il ne s'agit pas là d'un animisme à bon compte, juste de savoir capter les traces de la vie auxquelles il est donné sens par le montage et la justesse de la répétition des plans. S'y joue là un constant effet de sens à retardement qui constitue poésie du film.
Un film où les plans riment entre eux
Beaucoup de plans du film intriguent par leur léger effet, ou étrange ou esthétisant, qui sert surtout à préparer un plan plus lointain qui viendra leur donner sens. Le plan de la poussière éclairée par le soleil dans l'église semble ainsi convenu avant que l'on comprenne que cette poussière est recueillie par la bonne du curé pour être délivrée comme une potion aux malades. La demi-page de magazine avec laquelle elle l'enferme prépare aussi le plan ou cette potion sera perdue et que l'on verra alors portée par les fourmis. Lorsque le vieil homme ramasse quelque chose dans le caniveau, on ne comprend que par la suite qu'il s'agit d'une pierre destinée à peser sur un couvercle. On ne comprendra qu'encore plus tard que la marmite contient des escargots et que c'était ce que le vieil homme avait ramassé dans le champ. Le plan de la marmite entourée d'un linge plus efficace, prépare celui, d'après la mort du vieil homme, où la chèvre la fera tomber par terre.
Chaque plan intrigue ainsi et ce n'est qu'après en avoir vu un autre que l'on comprend ce en quoi ce plan tout d'abord si bizarre nous avait intrigué. Le plan du pré-générique, la fumée se dégageant d'un dôme de terre, l'une des plus intrigantes trouve ainsi son explication à la toute fin du film. Le dôme noir duquel sortent des filets de fumée blanche n'est pas une uvre de l'Arte povera mais une sorte de tourbière où se consume le bois destiné à devenir charbon de bois. Ce même bois sera ensuite consumé pour que vive le village.
Ce village de Calabre perché au-dessus de la mer, Michelangelo Frammartino en montre ainsi l'économie de subsistance : les éléments s'y échange : poussière contre lait, charbon de bois contre un peu d'argent. Il ne vivait pleinement qu'au moment des grandes fêtes populaires, celle du Mystère et celle de l'arbre. Il vivra désormais éternellement dans l'imaginaire des spectateurs du film.
Jean-Luc Lacuve, le 31/12/2010