Dick Nolan, chroniqueur mondain de San Francisco, nous raconte la scandaleuse histoire vraie de l’une des plus grandes impostures de l’histoire de l’art. Tout commence en 1958 quand Margaret Kean décide de quitter son mari dans une banlieue formatée d'une ville de Californie. Avec sa fille, elle rejoint San Francisco où l'accueille son amie DeeAnn.
Alors qu'elle tente vainement de vendre ses tableaux, Margaret rencontre Walter Keane, un peintre souriant et plein de charmes qui n'a guère plus de succès qu'elle mais reflète la joie de vivre. Elle succombe à son charme enjôleur et comme son mari la menace de lui prendre la garde de sa fille, accepte d'épouser Walter. Celui-ci l'emmène se marier à Honolulu et ils se mettent à travailler et exposer ensemble.
Enrico Banducci, patron d'une boite de jazz accepte d'exposer els tableaux dans le couloir des toilettes. Humilié, Walter lui assène un tableau sur la tête et un photographe passant par là, il fait la une du journal local. La boite affiche bientôt complet tous les soirs et les tableaux commencent à se vendre: exclusivement ceux de Margaret, ses énigmatiques tableaux représentant des enfants malheureux aux yeux immenses.
Pour les défendre face aux acheteurs, Walter se présente comme leur auteur. Margaret découvre la vérité mais lorsque c'est le patron d'Olivetti qui, intéressé, demande des explications, c'est Walter qui le convainc d'acheter la production de Margaret, en se présentant encore une fois comme leur auteur. Margaret ne dit rien et accepte cette répartition des taches. Elle travaille, il vend.
Cependant, elle assume de plus en plus mal ce mensonge qui l'éloigne de son amie et de sa fille. Walter se révèle un génie commercial offrant ses tableaux aux personnalités en visite et se faisant ainsi une publicité gratuite, il expose dans une galerie, passe à la télévision et surtout révolutionne le commerce de l’art avec la multiplication des reproductions quand il s'aperçoit que les clients n'ont pas les moyens d'acheter un tableau.
Le critique d’art du New York Times, John Canaday, dénonce sans relâche l’imposture esthétique des tableaux et finit par gagner en faisant renoncer l'Unicef à exposer un grand tableau de Margaret lors de l'exposition universelle de 1964. Rien ne va plus alors entre Walter, de plus en plus fou et Margaret qui décide de fuir une nouvelle fois en voiture en amenant sa fille à Honolulu. Là garce aux témoins de Jéhovah et leur théorie de la vérité en toute situation, elle trouve le courage de révéler l'imposture de son mari à la radio. Lorsque celui-ci contrattaque elle accepte le procès en diffamation.
Au terme d’un procès qui voit Walter incapable de peindre devant le juge, Margaret Keane récupère ses droits sur son travail et la confiance de sa fille. Carton et photographies des personnages réels nous apprennent que Walter qui s'est convaincu de son génie sombra dans le délire et la déchéance et mourut en 2000. Margaret Keane, heureuse fête ses 88 ans.
Big eyes est l'histoire d'un couple tragique de créateurs qui se disputent la garde d'une œuvre à laquelle ils estiment chacun avoir droit. Le premier artiste est un producteur névropathe et le second une peintre acharnée mais peut-être un peu moins sincère.
Un producteur de peinture
Walter Keane n'est pas même le plus mauvais peintre comme Ed Wood était le plus mauvais cinéaste. Il est le plus inexistant puisqu'il n'a jamais peint une seule toile. Sa joie de jouer au peintre, dut-il pour cela mentir sur sa production, n'en est pas moins sincère. Ainsi de ces ventes sous le soleil du dimanche à des jolies touristes qu'il ne cherche pas vraiment à séduire autrement que par "sa" peinture. L'amie de Margaret la met en garde : Walter aurait eu de nombreuses maitresses. Mais jamais, sa femme ou le spectateur n'en auront le début d'une preuve. D'homme gentil et bon, tout juste un peu névrosé lorsqu'il s'agit de faire croire qu'il est un peintre du dimanche, il devient monstrueux lorsque le succès des tableaux de Margaret le conduit à exiger toujours plus de reconnaissance.
L'équilibre est trouvé un moment lorsque Walter trouve sa véritable fonction en utilisant avec brio les médias et les techniques de duplication ; en se riant de l'opposition entre culture de masse et élitisme des avant-gardes. Ceci lui valut le soutien de Warhol déclarant, comme il est rappelé au début du film : "It has to be good. If it were bad, so many people wouldn’t like it". ("ça doit être bien. Si c’était mauvais, il n’y aurait pas tant de gens pour aimer ça"). Kean invente même un contexte particulier, Berlin en 1949, pour arracher l'assentiment de vieilles rombières sentimentales sur le plateau télé. C'est alors la célébrité que les gens achètent en s'arrachant les posters affichés dans les rues.
Mais Walter Keane est insatiable : le triomphe populaire ne lui suffit pas. Il se croit capable de produire un chef-d'œuvre ainsi demande-t-il a Margaret de peindre le tableau de l'UNICEF pour l'exposition universelle de 1964. A la menace de mort glaciale succède la délirante et chaleureuse demande de réaliser un chef-d'œuvre. Et lorsque le grand tableau n'est pas reconnu comme tel, la folie devient irrémédiable.
Une réalisatrice acharnée, naïve et muette et peut-être pas si sincère
Que ce soient les statues de glace ou végétales d'Edwards aux mains d'argent ou les films de Ed Wood, c'est avant tout la sincérité et la singularité de l'artiste que Tim Burton mettait en avant tout en laissant au spectateur le soin d'apprécier la qualité artistique, déjà souvent kitsch, des œuvres. Ici aussi, Les Big Eyes de Margaret Keane ne sont pas jugés par Tim Burton. Ruben, le galeriste, John Canaday, le critique et surtout les jugements peu amènes des deux jeunes artistes, qui sont éberlués par tant de naïveté et de niaiseries, n'engagent qu'eux.
Pour défendre son œuvre, Margaret dira avoir durant l'enfance été confrontée à la surdité et avoir dû se fier aux seuls yeux de ses interlocuteurs. Ceux-ci, selon elle, reflètent leur âme. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle s'est grossièrement trompée avec ses deux premiers maris. C'est bien plutôt l'impression de misère suscitée par l'arrière-plan que les spectateurs projettent dans les yeux surdimensionnés des enfants vus alors comme des orphelins, des vagabonds, des pauvres abandonnés. Réceptacle de l'imaginaire du spectateur, les tableaux n'ont pas besoin de connaissance ou d'interprétation particulière d'où la possibilité pour ces images d'être vendues dans tous les supermarchés. La vacuité de tels œuvres, Margaret en fait sans doute l'expérience dans le supermarché où elle voit elle-même tous les clients avec de grands yeux.
La métaphore de l’artiste écrasée par son producteur surpuissant de mari est abandonnée au profit de la souffrance à devoir répéter jusqu'à l'épuisement et la solitude extrême les mêmes œuvres. Ce que découvre Margaret en ouvrant la caisse des toiles achetées en gros à un certain Cisco, c'est qu'elle n'a même plus un peintre qui peut la comprendre comme mari mais un névropathe. Comme Will rejetait Walter dans Big Fish qui tenait absolument à tout voir sous les couleurs du merveilleux, elle quitte son mari.
Probablement coincé par l'exigence de respect dû à la personne encore vivante de ce double biopic, Burton ne donne pas toute sa chance au personnage déchu. Le triomphe de Margaret en compagnie de l'actrice qui joue son rôle sonne comme un triomphe de la normalité et met, à vrai dire, un peu mal à l'aise.
Jean-Luc Lacuve, le 28/03/2015.